La Sonate à Kreutzer (trad. Bienstock)/19

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La Sonate à Kreutzer
Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 27p. 323-328).
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XIX

Tout d’un coup, il se leva et s’assit près de la portière.

— Excusez-moi, prononça-t-il, et les yeux fixés sur la vitre, pendant trois minutes il resta assis, silencieux. Ensuite il poussa un soupir profond et de nouveau prit place en face de moi. Son visage s’était transformé, son regard s’était fait suppliant, et une sorte de sourire étrange crispait ses lèvres.

— Je suis un peu fatigué, quand même je continuerai. Nous avons encore beaucoup de temps, le soleil n’est pas levé. Oui, reprit-il, en allumant une cigarette, elle avait engraissé depuis qu’elle cessait de concevoir, et sa maladie, ses inquiétudes pour ses enfants, commençaient à disparaître… non, pas disparaître, on eût dit qu’elle se réveillait d’une longue ivresse et qu’en revenant à elle, elle avait aperçu tout l’univers avec ses joies qu’elle avait oubliées, tout un monde où elle n’avait pas appris à vivre et qu’elle ne comprenait pas. « Pourvu que ce monde ne s’évanouisse pas ! Quand le temps est passé on ne peut plus le faire revenir ! » C’est ainsi, je crois, qu’elle pensait, ou plutôt qu’elle sentait, et elle ne pouvait ni penser ni sentir autrement, ayant été élevée dans cette idée qu’il n’y a dans le monde qu’une chose qui compte — l’amour. En se mariant elle avait connu quelque chose de cet amour, mais c’était encore loin de tout ce qu’elle avait cru lui être réservé, de tout ce qu’elle attendait, que de désillusions, de souffrances, et une torture inattendue, les enfants. Cette torture l’avait exténuée. Or voilà que, grâce aux serviables docteurs, elle avait appris qu’on peut éviter d’avoir des enfants. Cela l’avait rendue joyeuse. Elle avait essayé et elle était ressuscitée pour la seule chose qu’elle admettait, pour l’amour. Mais l’amour avec un mari plein de jalousie et de méchanceté n’était plus ça. Elle se mit à rêver de quelque autre amour pur, nouveau ; du moins le pensais-je ainsi.

Elle se mit à épier autour d’elle comme si elle attendait quelque chose. Je le remarquai et, forcément, en fus inquiet. Maintenant, parlant avec moi par l’intermédiaire de tiers, c’est-à-dire qu’elle causait avec d’autres mais avec l’intention que je l’entende, toujours elle exprimait hardiment et mi-sérieusement, sans penser qu’une heure avant elle disait le contraire, cette idée que les soucis maternels sont une duperie, qu’il ne vaut pas la peine de sacrifier sa vie aux enfants, et qu’il faut jouir de la vie quand on est jeune. Elle s’occupait donc moins des enfants, n’y apportait pas le même acharnement qu’auparavant, et se préoccupait de plus en plus d’elle-même, de sa figure, quoiqu’elle s’en cachât, de ses plaisirs et même de son perfectionnement. Elle se remit avec passion au piano naguère oublié dans un coin. Cela fut le commencement de tout.

Il retourna de nouveau à la portière, mais aussitôt, faisant un effort sur soi, il continua :

— Oui, cet homme parut…

Il sembla embarrassé et, par deux fois émit ce son dont j’ai parlé déjà.

Je pensai qu’il lui était pénible de nommer cet homme et de s’en souvenir. Mais il fit un effort, et, comme s’il avait rompu l’obstacle qui l’embarrassait, il continua résolument :

— C’était un vilain monsieur, à mon avis, à mon point de vue. Et cela non parce qu’il a joué un si grand rôle dans ma vie, mais parce qu’il était réellement tel. Au reste, le fait qu’il était un vilain monsieur n’est qu’une preuve qu’elle était irresponsable. Si ce n’eût été lui, c’eût été un autre. Cela devait être ! Il se tut de nouveau, Oui, c’était un musicien, un violoniste, pas un musicien de profession, il était mi-homme du monde mi-artiste.

Son père, propriétaire terrien, était voisin du mien. Lui, le père, s’était ruiné, et les enfants, trois garçons, s’étaient tous débrouillés. Un seul, celui-ci, le cadet, fut envoyé chez sa marraine, à Paris. Là il entra au Conservatoire, car il montrait des dispositions pour la musique ; il en sortit violoniste et joua dans des concerts. C’était un homme…

Sur le point de dire du mal de lui, il se retint, s’arrêta, et reprit brusquement :

— À vrai dire, je ne sais pas de quoi il vivait, je sais seulement que cette année-là, il vint en Russie et me rendit visite.

Des yeux humides, fendus en amande, des lèvres rouges, souriantes, une petite moustache cosmétiquée, la coiffure à la dernière mode, un visage vulgairement joli, ce que les femmes appellent « pas mal », une constitution faible mais sans difformités, et un derrière très développé, comme chez une hottentote, à ce qu’on dit. On dit aussi qu’elles sont très musiciennes. Il savait s’insinuer aussi avant que possible dans l’intimité des gens, mais possédait ce flair qui prévient les fausses démarches et fait se retirer à temps ; c’était un de ces hommes qui ont de la tenue, avec ce parisianisme particulier qui se révèle dans des bottines à boutons, une cravate aux couleurs voyantes, et ce quelque chose que les étrangers acquièrent à Paris et qui, dans sa particularité, dans sa nouveauté, agit toujours sur les femmes. Dans les manières une gaîté extérieure, factice. Vous savez, cette manière de parler de tout par allusions, par sous-entendus, comme si tout ce qu’on raconte vous le saviez déjà, vous vous le rappeliez et pouviez suppléer aux sous-entendus.

Eh bien, c’est celui-là, avec sa musique, qui fut cause de tout. Au procès l’affaire fut présentée comme si tout était arrivé par jalousie. C’est faux ; c’est-à-dire, non, pas tout à fait faux, mais il y avait encore autre chose. Finalement on décida que j’étais un mari trompé, que j’avais tué pour défendre mon honneur souillé (comme ils disent dans leur jargon). C’est ainsi que je fus acquitté. Je tâchai d’expliquer l’affaire à mon point de vue, mais on en conclut que je voulais réhabiliter la mémoire de ma femme.

Quelles qu’aient été ses relations avec le musicien, elles n’ont eu de sens ni pour moi ni pour elle ; l’important est ce que je vous ai raconté, c’est-à-dire ma turpitude. Tout est arrivé parce qu’entre nous il y avait cet abîme immense dont je vous ai parlé, cette effroyable tension d’une haine réciproque où le moindre motif suffisait pour faire éclater la crise. Nos discussions, dans les derniers temps, c’était quelque chose de terrible et d’autant plus étonnantes qu’elles étaient suivies d’une passion bestiale des plus exacerbées.

Si ce n’eût été lui c’eût été un autre. Si le prétexte n’avait pas été la jalousie, j’en aurais trouvé un autre. J’insiste sur ce point que tous les maris qui vivent comme je vivais doivent ou faire la noce, ou se tuer, ou tuer leur femme, comme je l’ai fait.

Celui à qui cela n’arrive pas est une exception très rare. Moi, avant de finir comme j’ai fini, j’ai été plusieurs fois sur le point de me suicider, et, elle aussi, tenta de s’empoisonner.