La Sonate à Kreutzer (trad. Bienstock)/20

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La Sonate à Kreutzer
Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 27p. 329-334).
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XX

— Oui, la chose s’était produite peu de temps avant qu’il parut.

Nous vivions presque bien. Brusquement nous nous mettons à causer de quelque chose, d’un chien quelconque qui a reçu une médaille à l’exposition. Elle corrigea : Pas une médaille, un diplôme d’honneur. La discussion commence, d’un sujet on passe à un autre, et puis les reproches : « Oui, je le sais depuis longtemps, c’est toujours ainsi… Tu as dit que… Non, je ne l’ai pas dit… Alors, je mens ?… »

On sent qu’une crise épouvantable approche. Je voudrais la tuer ou me tuer moi-même. Je sais qu’elle approche, j’en ai peur comme du feu, je voudrais me contenir, mais la rage envahit tout mon être. Elle est dans le même état, pire peut-être ; elle se rend compte qu’elle déforme à dessein toutes mes paroles, et chacun de ses mots à elle est imprégné de venin. Au point qu’elle sait le plus sensible, elle pique. Plus la querelle va, plus la fureur monte. Je crie : « Tais-toi ! » ou quelque chose de semblable.

Elle bondit hors de la chambre, court auprès des enfants. Je cherche à la retenir pour en finir ; je la saisis par le bras. Elle feint que je lui fais mal, elle crie : « Enfants, votre père me bat ! » Je crie : « Ne mens pas ! » Elle crie : « Ah ! ce n’est pas la première fois ! » ou quelque chose dans ce genre. Les enfants s’élancent vers elle. Elle les apaise. Je dis : « Hypocrisie ! » Elle reprend : « Tout est hypocrisie pour toi ; tu tuerais quelqu’un que tu dirais qu’il feint. Maintenant je l’ai compris, c’est là ce que tu veux. » « Oh ! si tu crevais ! » criai-je.

Je me souviens combien cette terrible parole m’épouvanta. Jamais je n’avais pensé que je pouvais prononcer des paroles aussi brutales, aussi effroyables, et je fus stupéfait de celles qui venaient de m’échapper. Je crie ces paroles terribles et m’enfuis dans mon cabinet. Je m’assieds et fume. Je l’entends qui passe dans l’antichambre et s’apprête à partir. Je lui demande : « Où vas-tu ? » Elle ne répond pas. « Bon ! que le diable l’emporte ! » me dis-je à moi-même en revenant dans mon cabinet où je me couche et me remets à fumer. Des milliers de plans de vengeance, de moyens de me débarrasser d’elle ou d’arranger cela et de faire comme si rien n’était arrivé me passent par la tête. Je pense à ces choses et je fume, je fume, je fume. Je songe à fuir, à m’échapper, à partir en Amérique. J’aime à rêver combien ce sera beau quand je me serai débarrassé d’elle, combien j’aimerai une autre femme, belle, toute différente d’elle. J’en serai débarrassé si elle meurt ou si je divorce, et j’invente les moyens d’arriver à cela. Je vois que je m’embrouille, mais, pour ne plus voir que je m’égare, je fume de plus belle.

Et à la maison, la vie suit son train. L’institutrice des enfants vient et demande : « Où est madame ? Quand rentrera-t-elle ? » Les domestiques demandent s’il faut servir le thé. J’entre dans la salle à manger. Les enfants, surtout les aînés, Lise qui comprend déjà, me regardent interrogativement et la mine renfrognée. Nous prenons le thé en silence. Elle ne vient pas ! La soirée se passe. Elle ne vient toujours pas. Deux sentiments alternent dans mon âme : la colère contre elle, qui nous torture, moi et les enfants, par son absence, et qui finira quand même par rentrer, et la crainte qu’elle ne rentre pas et ne tente quelque chose contre elle-même. Mais où la chercher ? Chez sa sœur ? On a l’air bête d’aller demander où est sa femme. D’ailleurs, que Dieu la garde ! Si elle veut tourmenter qu’elle se tourmente d’abord elle-même. Elle n’attend du reste que cela. Et la prochaine fois ce sera pis encore. Et si elle n’est pas chez sa sœur ? Si elle va faire ou a déja fait quelque chose ? Onze heures, minuit… je ne dors pas. Je ne vais pas dans la chambre à coucher. C’est bête d’être étendu tout seul et d’attendre. Je cherche à m’occuper, écrire des lettres, lire. Impossible. Je suis seul, torturé, méchant, et j’écoute. Trois, quatre heures, elle n’est toujours pas là. Vers l’aube je m’endors. Je me réveille : elle n’est pas encore rentrée.

Tout dans la maison va comme auparavant, mais tous sont étonnés et me regardent, interrogativement. Les enfants m’observent avec reproche. Et toujours le même sentiment d’inquiétude pour elle, et de haine à cause de cette inquiétude.

Vers onze heures du matin arrive sa sœur, son ambassadrice. Alors commencent les phrases habituelles : « Elle est dans un état terrible !… Qu’est-ce donc ?… Mais rien n’est arrivé ! » Je parle de son caractère impossible et j’ajoute que je n’ai rien fait. « Mais cela ne peut pas durer ainsi, dit la sœur ». Je réponds : « — C’est son affaire et non la mienne. Je ne ferai pas le premier pas. Si elle veut divorcer, tant mieux. » La belle-sœur s’en va sans avoir rien obtenu. Je dis bravement, résolument, que je ne ferai pas le premier pas, mais à peine est-elle partie que je vais dans l’autre pièce ; là, je vois les enfants épouvantés, pitoyables… et déjà je suis prêt à faire le premier pas. Je le ferais volontiers, mais je ne sais comment m’y prendre. De nouveau je me promène de long en large ; je fume. Au déjeuner, je bois de l’eau-de-vie et du vin et j’arrive à ce que je désire inconsciemment : ne plus voir la sottise, l’ignominie de ma situation.

Vers trois heures elle arrive. Elle me voit et ne dit rien. Je crois qu’elle vient apaisée. Je commence à lui dire que j’ai été provoqué par ses reproches. Elle me répond avec la même figure sévère et terriblement abattue, qu’elle n’est pas venue pour des explications mais pour prendre les enfants, et que nous ne pouvons plus vivre ensemble. Je lui réponds que ce n’est pas ma faute, qu’elle m’a mis hors de moi. Elle me regarde d’un air sévère et solennel et dit : « N’ajoute plus rien, tu t’en repentirais ! » Je riposte que je ne puis tolérer les comédies. Alors elle crie quelque chose que je ne comprends pas et s’élance vers sa chambre. La clef grince, elle s’enferme. Je pousse la porte ; pas de réponse. Furieux je m’en vais. Une demi-heure après, Lise arrive en courant, tout en larmes : « Quoi ? Est-il arrivé quelque chose ? On n’entend pas maman ! » Nous allons vers la chambre de ma femme. Je pousse la porte de toutes mes forces. Le verrou est mal tiré, les battants s’ouvrent, je m’approche du lit. En jupon, chaussée de hautes bottines, ma femme est couchée de travers sur le lit. Sur la table une fiole d’opium vide. Nous la rappelons à la vie. Des larmes ; enfin la réconciliation. Pas de réconciliation sincère, dans le fond de son âme chacun garde sa haine contre l’autre, mais il faut bien, momentanément, finir la scène d’une façon quelconque, et la vie recommence comme auparavant. Ces scènes-là, et même de pires, arrivaient tantôt une fois par semaine, tantôt chaque mois, tantôt chaque jour. Et toujours la même chose. Une fois j’avais déjà pris mon passeport pour l’étranger. La querelle avait duré deux jours. Après une mi-explication mi-réconciliation, je restai.