La Sonate à Kreutzer (trad. Halpérine)/12

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Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Flammarion (p. 83-92).


XII


— Étrange théorie ! m’écriai-je.

— Étrange en quoi ? Toutes les religions prévoient une fin de l’humanité et, d’après les données de la science, elle est inévitable. Quoi d’étonnant à ce que la philosophie morale aboutisse aux mêmes conclusions ? « Que celui qui peut comprendre ceci le comprenne », a dit le Christ. Et je vois bien sa pensée. Pour que l’homme ait des rapports sexuels moraux, il faut qu’il ait pris pour but la chasteté complète. L’homme succombe dans cette lutte et c’est de là que provient le mariage moral. Mais si l’homme, et c’est le cas dans la société actuelle, se livre avant ce moment à l’amour sensuel, le mariage ne peut être, malgré ses dehors de moralité, qu’un prétexte à la volupté et la vie qu’une vie parfaitement immorale. C’est dans cette existence que nous avons péri tous deux, ma femme et moi, dans cette existence prétendue morale qu’on appelle la vie de famille.

Vous comprenez à quelles idées on peut en arriver quand on entend traiter de misérable et de ridicule ce que l’homme a de meilleur, sa liberté et son célibat. La situation idéale pour la femme, cet état de pureté et de virginité, le monde en a peur et le raille. Combien de jeunes filles sacrifient leur virginité à ce Moloch qui est l’opinion publique et se marient avec le premier venu pour ne pas rester vierges, c’est-à-dire des êtres supérieurs. Elles s’immolent pour ne point demeurer en cette condition de supériorité.

Je n’avais pas compris jusqu’alors que ces paroles de l’Évangile : « celui qui regarde une femme en la convoitant a déjà commis l’adultère », s’appliquent autant à notre propre femme qu’à celle des autres. Je n’avais pas compris et j’estimais sublimes tous mes actes pendant ma lune de miel, persuadé que la satisfaction de la volupté avec sa propre femme était ce qu’il y a au monde de plus honorable. Vous voyez comme moi que le voyage de noces, la solitude dans laquelle on laisse les nouveaux mariés, avec la permission des parents, ne sont autre chose qu’une excitation à la débauche.

Je ne sentais en cela rien de mauvais ou de honteux et ma lune de miel me semblait promettre le bonheur. Mais cet espoir fut bientôt déçu. J’y croyais cependant et je fis tous mes efforts pour en avoir une. Mes efforts restaient vains ; plus je cherchais le bonheur plus il me fuyait. Je fus en proie durant tout ce temps au malaise, à la honte, à l’ennui. Après vinrent les tristesses et les souffrances.

C’est je crois le troisième ou le quatrième jour que je trouvai ma femme triste ; je lui en demandai la raison en l’embrassant. Pour moi, elle ne pouvait vouloir autre chose. Elle m’écarta d’un geste et fondit en larmes. La raison ? Elle ne la connaissait pas, elle était mal disposée, énervée. La lassitude de ses nerfs lui avait révélé, sans doute, la véritable nature de nos relations, mais elle ne pouvait pas exprimer ses sentiments. Je la pressai de questions, elle me répondit à la fin qu’elle était inquiète au sujet de sa mère. Je n’y crus pas. Je me mis à la consoler, sans lui parler de ses parents. Je ne comprenais pas que les parents n’étaient qu’un prétexte et qu’elle avait le cœur gros. Elle ne m’écoutait pas. Je lui reprochai ses caprices et raillai sa tristesse. Elle cessa de pleurer, m’adressant de durs reproches, me traitant d’égoïste et de cruel. Je la regardai. Tout dans ses traits marquait la fureur, une fureur tournée contre moi.

Pourquoi cette attitude inexplicable ? Était-ce possible ? Ce n’était plus la même femme !

J’avais cherché à la calmer, mais je me butai contre une froideur et une amertume telles qu’en un instant je perdis tout mon sang-froid et que notre conversation devint une dispute.

L’impression de ce premier dissentiment fut terrible. C’était la révélation de l’abîme qui nous séparait. La satisfaction des désirs des sens avait tué nos illusions, nous nous retrouvions face à face l’un de l’autre, dans notre expression vraie, en égoïstes essayant d’obtenir le plus possible l’un de l’autre, comme deux personnes qui ne voyaient réciproquement dans l’autre qu’une source de jouissances. Ce dissentiment était notre situation constante qui s’était fait jour dès l’apaisement de nos sens. Je ne compris pas tout de suite que cette froideur, cette hostilité étaient notre état normal, car elles ne tardèrent pas à s’endormir au réveil de notre volupté. Je crus à une dispute qui, une fois apaisée, ne recommencerait plus. Mais, durant cette lune de miel, arriva une nouvelle période de satiété et avec elle, comme nous n’étions plus nécessaires l’un à l’autre, une seconde dispute. Je fus encore plus stupéfait de cette seconde dispute que de la première. La première n’était donc pas un hasard, un malentendu ? Était-ce forcé, fatal ?

Je fus d’autant plus étonné en présence de la futilité de la cause. Ce fut, je crois, une question d’argent ; certes, je n’étais pas avare, encore moins l’aurais-je été pour ma femme. Je me souviens seulement qu’elle prit si mal une de mes observations qu’elle voulut y voir mon intention bien avouée de la dominer par l’argent, le seul côté d’où je pouvais tenir des droits. C’était stupide et ridicule, étant donnés son caractère et le mien. Je me fâchai, l’accusant d’un manque de tact ; elle me fit des reproches… et la dispute recommença. Sur son visage, dans son regard, dans son langage je revis cette même haine qui m’avait tant surpris. Je m’étais autrefois disputé avec mon frère, mes amis, mon père même : jamais je n’avais remarqué cette fureur. Bientôt cette haine se dissimula de nouveau dans les caprices de notre volupté, et je me consolai en me disant que ces querelles étaient des malentendus réparables.

Une troisième, une quatrième survinrent ; je reconnus bien que ce n’était pas un simple malentendu, que c’était une situation fatale, permanente. Je m’habituai à ces scènes, et je me demandai seulement pourquoi j’avais, moi, et non pas tout autre, moi si plein d’espérances, une existence à ce point déplorable avec ma femme. J’ignorais, à ce moment-là, qu’il en était de même dans tous les ménages, que tous pensaient, comme moi, que ce malheur n’arrivait qu’à eux et que tous le cachaient aux autres comme ils se le dissimulaient à eux-mêmes.

Après avoir ainsi commencé, cette situation empira, de jour en jour plus accentuée.

Dans le courant des premières semaines déjà, je sentais en mon âme dans quel malheur j’étais tombé. Ce n’était point là ce que j’attendais. Je compris que le mariage, loin d’être un bonheur, est un lourd fardeau ; mais, comme tout le monde, je me le cachais à moi-même et aux autres, et, sans ce dénoûment, je ne me l’avouerais pas encore aujourd’hui. Maintenant, je m’étonne que la vérité de cette situation m’ait échappé si longtemps. J’aurais pu cependant le comprendre à la futilité des motifs qui faisaient naître nos disputes, futilité telle qu’une fois la querelle apaisée, nous ne pouvions en retrouver la cause.

Il nous était impossible de recouvrir d’une apparence de raison cette hostilité latente qui existait entre nous. Comme les jeunes gens qui, à défaut de sujet joyeux, rient de leur propre rire, n’ayant plus de raisons pour notre haine, nous nous haïssions pour satisfaire à la haine que renfermait notre âme. Mais ce qu’il y avait de plus extraordinaire encore, c’est que nous manquions de motifs pour nous réconcilier. Quelquefois c’étaient des paroles, des explications, des larmes ; parfois, j’y songe avec dégoût, après les propos les plus amers, c’étaient des regards, des sourires et des baisers. Horreur ! comment ai-je pu ne pas m’apercevoir de ces hontes ?