La Sonate à Kreutzer (trad. Halpérine)/18

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Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Flammarion (p. 154-158).


XVIII


Nous nous fixâmes donc en ville. Là, l’existence est plus supportable pour les malheureux. On peut y atteindre l’âge de cent ans, sans s’apercevoir qu’on est pourri et mort depuis longtemps. On n’a pas le temps de songer à soi, on est toujours absorbé : les affaires, les relations, les maladies, les plaisirs de l’art, la santé des enfants, leur éducation. On reçoit des visites, on en fait à droite et à gauche ; on va voir tel acteur, entendre telle chanteuse. Dans toute ville il y a deux ou trois célébrités qu’il faut forcément connaître.

On est pris tantôt par sa propre santé, tantôt par celle de tel ou tel, par les maîtres, les professeurs, les gouvernants… et néanmoins la vie reste vide et sans intérêt.

Nous vivions ainsi et nous souffrions moins de notre vie commune. Au début, d’ailleurs, nous étions absorbés par l’arrangement de notre nouvelle existence ; c’était pour nous une excellente occupation. Puis, nous avions les voyages de la ville à la campagne et de la campagne à la ville.

Un hiver s’écoula ainsi. Dans le second hiver arriva un incident qui passa inaperçu, qui semblait de minime importance mais qui, au fond, fut le point de départ de l’événement final. Ma femme tomba malade : les « canailles » de la Faculté lui prescrivirent et lui enseignèrent les moyens d’éviter toute conception nouvelle. J’en conçus un dégoût profond. Je voulus m’y opposer, mais, avec une légèreté opiniâtre, elle insista, et je dus me rendre. La dernière justification de notre existence immorale, les enfants, nous était défendue. Notre vie n’en devint que plus ignoble.

Le paysan, l’ouvrier, ont besoin d’enfants, bien qu’ils aient de la peine à les élever ; c’est là la justification de leurs relations conjugales. Nous, dès que nous en avons quelques-uns, nous n’en désirons plus : ce ne sont que soucis, dépenses, cohéritiers, une vraie charge. Dès lors, plus d’excuse pour l’impureté de notre existence, pour les moyens artificiels que nous employons. Mais nous sommes tellement dégradés que nous ne jugeons pas cette excuse nécessaire. La plupart des gens bien élevés s’adonnent aujourd’hui à cette débauche sans le moindre remords. Comment pourrait-il y avoir remords puisque nous n’avons plus de conscience, à part la conscience de l’opinion publique, si l’on peut lui donner ce nom, et celle du Code pénal ?

Ici, ni l’une ni l’autre ne sont touchées. L’opinion publique ne saurait nous gêner, puisque tous, M… comme M. Y…, font de même. Et comment feraient-ils autrement, à moins d’augmenter le nombre des mendiants ou de se priver des moyens d’existence ? Le Code pénal ne nous gêne pas davantage et nous n’avons pas à le craindre. Ce sont les filles perdues et les femmes à soldats qui jettent leurs enfants dans un puits ou dans une mare : celles-là, on les met en prison ; mais nous, nous les supprimons en temps opportun et proprement.

Nous passâmes ainsi deux ans. Le moyen conseillé par les canailles avait donné d’excellents résultats. Ma femme se développa et embellit comme une fleur d’automne. Elle le sentait et s’occupait beaucoup de sa personne. Elle en était arrivée à cette beauté provocante qui excite les hommes. Elle était dans tout l’éclat d’une femme de trente ans, débarrassée de tous devoirs maternels, bien nourrie et excitée. Sa vue faisait peur, comme celle d’un cheval oisif et fougueux auquel on vient d’enlever les rênes. Comme pour quatre-vingt-dix-neuf sur cent de nos femmes, il n’y avait plus de frein à sa conduite. Je m’en aperçus et j’en fus épouvanté.