La Sonate à Kreutzer (trad. Halpérine)/20

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Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Flammarion (p. 167-175).


XX


Pour que vous compreniez bien, il faut que je vous raconte tous les détails. Nous vivions par moments de la façon la plus paisible. Mais voici qu’un jour, nous causions de l’éducation des enfants. Je ne me rappelle pas les paroles prononcées par l’un et par l’autre, bref, la dispute commença. La conversation sauta d’un sujet à l’autre, les reproches succédaient aux reproches : « Oui, c’est toujours ainsi, constamment la même histoire ; tu as dit que… non, je n’ai pas dit ça… alors, j’ai menti ?… etc. »

La crise épouvantable approche et grandit, me poussant au meurtre et au suicide. La crise est là, je la redoute comme le feu, je voudrais me retenir, la colère m’emporte. Ma femme est dans le même état, dans un état pire sans doute : elle dénature tous ses mots et y glisse comme du venin. Tout ce qui m’est cher, elle le ravale et le traîne dans la boue. La crise augmente d’intensité. Je crie : « Tais-toi », ou quelque chose de semblable. Elle se précipite hors de la chambre et court à la chambre des enfants. Pour finir ce que j’ai à dire, je veux la retenir et la prends par le bras. Je lui fais mal.

— Mes enfants ! s’écrie-t-elle, votre père me bat !

— Ne mens pas ! dis-je.

Elle continue, pour augmenter mon irritation :

— Et ce n’est pas la première fois !

Les enfants s’élancent vers elle et elle cherche à les tranquilliser.

— Ne fais pas l’hypocrite ! lui dis-je.

— Tout est hypocrisie pour toi ! Tu es capable de tuer quelqu’un et de prétendre qu’il fait semblant d’être mort. J’ai compris maintenant, je vois ce que tu veux.

— Oh ! je voudrais te voir crever comme un chien ! m’écriai-je.

Je me rappelle quelle frayeur causa en moi cette parole. Je n’aurais jamais cru pouvoir prononcer des mots aussi effroyables ; j’en suis encore stupéfait aujourd’hui.

J’allai m’asseoir dans mon cabinet et je me mis à fumer. Je l’entendis dans l’antichambre se préparer à sortir :

— Où vas-tu ? lui demandai-je.

Elle ne me répondit pas.

Eh bien ! que le diable t’emporte, pensai-je, et je retournai m’allonger sur le sopha de mon cabinet et me remettre à fumer.

Ma tête est toute bouleversée des milliers de plans que je forme. Comment me venger d’elle ? Comment m’en défaire ? Quel moyen de parer aux éventualités ? Je remue toutes ces idées et je fume toujours, je fume, je fume. Je songe à la quitter, à me cacher, à fuir en Amérique. J’allai jusqu’à penser comme il serait beau d’être débarrassé d’elle, de posséder une autre femme, belle, jeune, nouvelle ! Mais, pour être libre, il faut sa mort ou le divorce ; comment atteindre ce but ?

Mes idées se troublaient, je le sentais, et, pour ne point m’apercevoir que mes pensées s’engageaient dans une mauvaise voie, je me mis à fumer de plus belle. Le train-train de la maison continue. La gouvernante vient demander où est madame, quand elle rentrera ; le domestique, s’il doit servir le thé. J’entre dans la salle à manger ; les enfants y sont déjà. Lisa, l’aînée, darde ses regards sur moi, les yeux pleins de questions.

Elle ne vient pas. La soirée se passe : elle ne rentre toujours pas. Deux sentiments étreignent mon âme : ma haine envers elle pour ce tourment qu’elle nous cause, à mes enfants et à moi, par cette absence sans but, puisqu’il lui faudra bien rentrer, puis la peur qu’elle n’ait attenté à ses jours.

Mais, où la chercher ? Chez sa sœur ? Ça a l’air bête d’aller s’enquérir de sa femme. À la garde de Dieu ! Et si elle a décidément besoin de tourmenter quelqu’un, qu’elle se tourmente elle-même. Mais, si elle n’est pas chez sa sœur ? Si elle se faisait, si elle s’est déjà fait quelque mal ?

Onze heures sonnent, puis minuit, une heure… Je ne dors pas. Je ne vais pas dans la chambre à coucher. Ça paraît bête d’attendre seul. Je ne repose pas non plus dans mon cabinet. Je veux m’occuper, lire, écrire. Rien. Je suis là, seul, tourmenté, enrage, et j’écoute. Elle ne vient toujours pas. Vers le jour, je m’endors. Je me réveille : elle n’est pas rentrée. Dans la maison le train a repris. Tous me regardent d’un air étonné et interrogateur ; les enfants, d’un air de reproche. Je suis toujours inquiet et cette inquiétude ravive ma haine envers elle.

Vers onze heures du matin arrive sa sœur, son ambassadrice. Alors commence le défilé des clichés : « Elle est dans un état terrible ! — Que signifie cela ? — Mais il n’est rien arrivé, etc. »

Je lui dépeins son caractère insupportable, je lui déclare que je ne suis pas coupable et que je ne ferai certainement pas le premier pas. Si elle veut divorcer, qu’elle divorce ! Ma belle-sœur repousse cette idée et s’en va sans avoir rien obtenu.

Je suis parfois entêté et j’avais déclaré sèchement que je ne ferais pas le premier pas. À peine ma belle-sœur partie, j’entre dans la chambre des enfants, je les vois complètement abattus… Ah ! je l’aurais fait ce premier pas ! mais j’étais lié par mes propres paroles. Je vais, je viens, je fume. Au déjeuner, je bois en quantité de l’eau-de-vie et du vin et j’arrive à l’état que je désirais inconsciemment : ne plus me rendre compte de la sottise et de l’ignominie de ma situation.

Vers trois heures elle rentre et passe devant moi sans me parler. Je la crois apaisée et je commence à lui dire que ses reproches excessifs m’avaient fait sortir de mes gonds. Elle me répond froidement, le visage sévère mais abattu, qu’elle ne vient pas pour entendre mes explications, mais pour prendre les enfants, que nous ne pouvons désormais vivre ensemble. Je lui réponds que ce n’est pas ma faute, qu’elle m’a mis hors de moi. Elle me dit alors d’un air sérieux et solennel :

— Plus un mot, tu t’en repentirais !

Je réplique que la comédie doit avoir un terme, voilà assez de comédie comme ça. Elle me crie quelques mots que je ne comprends pas et se précipite vers sa chambre. J’entends la clef grincer : elle s’est enfermée. Je frappe, pas de réponse. Je m’en vais, furieux.

Une demi-heure après, Lisa vient en courant dans ma chambre, les yeux inondés de larmes…

— Qu’y a-t-il ? Est-il arrivé quelque chose ? Tout est tranquille dans la chambre de petite mère, on n’entend pas le moindre bruit.

Nous y allons ensemble ; je secoue fortement la porte. Le verrou résiste à peine, les battants s’ouvrent. Je m’approche. Elle est étendue sur le lit dans une position incommode, en jupon, avec ses souliers lacés, sans connaissance. Sur la table, un verre vide avec quelques gouttes d’opium. Nous la rappelons à la vie. Un flot de larmes, puis la réconciliation.

Mais point une réconciliation franche ; chacun gardait en son cœur sa haine envers l’autre ; mais, il fallait en finir, et notre vie reprit comme auparavant.

Des scènes pareilles, pires encore, se répétaient tous les mois, toutes les semaines, parfois même tous les jours. Et toujours les mêmes incidents. Une fois, j’avais résolu de m’enfuir, de tout abandonner : j’avais déjà même pris mon passeport pour l’étranger ; ma faiblesse extrême me retint.

Voilà de quelle nature étaient nos rapports quand cet homme survint. C’était un vaurien et, en somme, il nous valait bien.