La Sonate à Kreutzer (trad. Halpérine)/25

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Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Flammarion (p. 214-223).


XXV


J’avais trente-cinq verstes à faire en voiture et huit heures de chemin de fer. Le voyage en voiture fut charmant. On était en automne, il faisait froid, mais le soleil brillait ; les roues traçaient une ornière sur la route bien unie. Le soleil était clair, la brise fraîche. Le tarantass était confortable, et dans ma contemplation des chevaux, des champs et des passants, j’oubliai complètement où j’allais.

Il me semblait parfois que je faisais une promenade sans but, que j’irais ainsi jusqu’au bout du monde, tant que je vivrais. Quelle joie de m’oublier ainsi ! Quand je songeais au but du voyage, je me disais : « Tu sauras à quoi t’en tenir, à quoi bon y penser maintenant ? »

À moitié route, je fus distrait par un incident. Le tarantass tout neuf se brisa ; il fallut le réparer. La recherche d’un abri, les réparations, le paiement, le thé à l’auberge, la causette avec le portier, tout cela fut pour moi une diversion agréable. Le soir, une fois tout terminé, je repris mon voyage, plein de nouveaux attraits.

La lune était à son premier quartier, il gelait un peu, les chemins étaient bons, les chevaux vifs, le postillon bavard. J’allais ainsi, le cœur content, peu préoccupé de ce que j’allais trouver. Peut-être aussi en avais-je l’intuition et ma gaieté venait-elle de ce que j’allais dire adieu aux plaisirs de la vie. Mais ce calme, cette absence de préoccupations, cessèrent dès que je descendis de voiture.

À peine monté en wagon, ce fut tout autre chose. Ces huit heures de chemin de fer furent pour moi vraiment terribles : je ne les oublierai de ma vie. Cela venait-il de la pensée qui me reprit en montant en wagon que je rentrais chez moi, ou de la trépidation excitante du train ? Toujours est-il que, dès que je fus en wagon, il me devint impossible de maîtriser mon imagination. Elle m’emporta à travers des images plus cyniques les unes que les autres, toutes distinctes quoique de même nature, faisant défiler devant ma jalousie portée au comble toutes les scènes qui se passaient là-bas en mon absence. Je brûlais d’indignation à la vue de ces images. La rage et je ne sais quelle ivresse de ma propre indignation m’étreignaient fortement et toujours ces images que je ne pouvais chasser, toujours là, devant moi, me hantant. Plus je les voyais, plus je croyais à leur réalité, oubliant qu’elles étaient sans consistance aucune.

Je ne voulais pour preuve de leur existence que la précision que j’y voyais. On eût dit que, malgré ma volonté, un démon inventait et me soufflait les fictions les plus effrayantes.

Il me revint en mémoire une conversation, depuis longtemps oubliée, que j’avais eue un jour avec un frère de Troukhatchevsky. Je me torturai le cœur avec enivrement en rapportant cette conversation au violoniste et à ma femme. Oui, elle datait de longtemps, mais je m’en souvenais bien. Le frère de Troukhatchevsky, auquel j’avais demandé s’il fréquentait les maisons publiques, me répondit qu’un homme qui se respecte ne va pas dans les endroits sales et vils où on risque d’attraper des maladies, alors qu’il peut trouver une femme honnête.

Et son frère, le musicien, l’avait trouvée la femme honnête : plus de la première jeunesse, il est vrai, avec une dent de moins sur le côté, devenue un peu épaisse, mais, bah ! on prend ce qu’on trouve ! Il lui fait une faveur en la prenant pour maîtresse ; et, du reste, il ne s’expose pas beaucoup.

Mais, c’est impossible ! repris-je avec effroi, rien de tel ne s’est passé. Je n’ai aucun motif pour le supposer. Ne m’a-t-elle pas dit que la seule pensée que je pouvais être jaloux était une honte pour elle ? Elle l’a dit, mais elle mentait, criait une voix intérieure ; et la lutte recommençait.

Il n’y avait avec moi que deux voyageurs dans mon compartiment : une vieille dame et son mari, tous deux peu causeurs. Ils descendirent bientôt d’ailleurs et me laissèrent seul. J’étais comme une bête fauve en cage. Tantôt je me levais brusquement, je m’approchais de la portière, tantôt je marchais d’un pas incertain comme si j’avais espéré augmenter par mes efforts la vitesse du train. Ce wagon, avec ses banquettes et ses vitres, tremblait sans cesse, tout comme celui-ci.

À ces mots, Pozdnychev se dressa, parcourut fiévreusement le wagon et, de nouveau, se rassit.

— Oh ! j’avais peur dans ce wagon ! L’épouvante me saisit, je me rassis. Je voulais songer à autre chose, au maître de l’auberge où j’avais pris le thé, par exemple, mais à mes yeux apparaissait le portier, avec sa grande barbe et son petit-fils qui était de l’âge de mon petit Vassïa. Mon petit Vassïa ! mon petit Vassïa ! Il verra le violoniste embrasser sa mère ! Que pensera sa pauvre petite âme ? Et, que lui importe à elle ! Elle aime !…

Et je voyais repasser toutes ces images.

Je souffrais à ce point que, finalement, je ne savais plus que faire. Une idée me vint qui me plut : me jeter sous les roues du train et en finir une bonne fois. Une seule chose arrêta l’exécution de mon plan, ce fut la pitié que l’éprouvai pour moi-même, pitié qui fit naître une haine acharnée contre elle et contre lui, contre elle surtout. Je n’avais envers lui qu’un sentiment étrange de mon humiliation et de sa victoire ; mais, elle, je la haïssais.

Non ! je ne la laisserai pas, par ma disparition, libre d’elle-même. Il faut qu’elle souffre, qu’elle se rende compte des souffrances que j’ai endurées.

À une gare, comme je vis qu’on buvait au buffet, j’allai absorber un verre de vodka. À côté de moi un juif buvait. Il se mit à me parler, et, pour ne pas remonter seul dans mon compartiment, je le suivis dans sa troisième classe, pleine de fumée, sale, le plancher jonché de pépins d’hélianthe.

Je pris place à ses côtés et il me raconta des anecdotes.

D’abord j’écoutai, mais je ne le compris pas. Il s’en aperçut et voulut de nouveau attirer mon attention. Je me levai alors et retournai à mon wagon.

Je voulais bien réfléchir et voir si vraiment j’avais raison de me tourmenter. Je m’assis, pour être plus calme, mais immédiatement mon raisonnement s’envola et les mêmes images se succédèrent devant mes yeux. Combien de fois je m’étais déjà mis à la torture dans mes accès antérieurs de jalousie, et toujours sans le moindre motif, pour rien !

Sans doute il en est de même aujourd’hui, sûrement ; je vais la trouver endormie, elle se réveillera et sera heureuse, et par ses paroles, par ses regards, je me convaincrai qu’il n’est rien arrivé, que mes inquiétudes étaient vaines. Non, ce serait trop beau ! « Il en a été trop souvent ainsi, insinue une voix, aujourd’hui c’en est fait »… et mon supplice recommençait.

Ah ! quel martyre ! Ce n’est pas dans un hôpital que je conduirais un jeune homme pour le dégoûter des femmes, mais dans une âme troublée comme la mienne, pour qu’il voie quels démons la déchirent. La chose horrible, C’était que je me reconnaissais sur son corps un droit indiscutable, comme si elle eût été la chair de ma chair, et cependant je sentais que je ne le tenais pas entièrement en mon pouvoir, qu’il ne m’appartenait point, qu’elle en pouvait disposer à sa volonté et que sa volonté n’était pas conforme à mes désirs.

J’étais désarmé envers lui et plus encore envers elle.

Si elle n’a pas failli, mais si elle en a eu le désir et que je sois au courant de ce désir ? C’est bien pire !… Mieux vaudrait que la faute fût commise et que je sorte enfin de ce doute affreux.

Je ne pouvais pas formuler ce que je souhaitais ; j’aurais désiré qu’elle ne voulût point ce qu’elle devait forcément vouloir. C’était pure folie !