La Sonate à Kreutzer (trad. Halpérine)/4

La bibliothèque libre.
Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Flammarion (p. 36-40).


IV


— Je vais donc vous conter ma vie et mon histoire. Histoire effroyable, plus effroyable encore que le dénoûment.

Il se tut, se passa sa main sur le front et continua :

— J’ai commencé, il faut tout dire : pourquoi et comment je me suis marié, quelle a été ma vie jusqu’à mon mariage, et d’abord qui je suis. Mon père, riche propriétaire dans les steppes, était maréchal de noblesse. Élève de l’Université, j’ai terminé mes études de droit : je venais d’avoir trente ans quand je me suis marié.

Mais avant d’en arriver à ce point, sachez quelle fut ma vie antérieure et quelles idées j’avais reçues de ma famille. J’ai mené jusqu’à cette époque la vie de tous les gens de mon monde, une vie déréglée, et, à l’exemple de ceux que je voyais autour de moi, je me croyais dans la plus pure moralité.

Je pensais ainsi du bien de moi, parce que au lieu d’avoir en spectacle à la maison les dérèglements si communs parmi nos voisins, j’étais d’une famille dont le père et la mère étaient sévèrement fidèles l’un à l’autre et que je cultivais au fond de mon âme un rêve sublime de vie familiale pleine de grandeur et de poésie. Ma femme devait être la perfection même, notre amour idéal, et notre vie plus pure que celle des tourterelles. Ces belles idées me remplissaient de fierté.

Je passai dix ans ainsi, peu pressé de me marier. Je menais la vie de garçon, vie réglée et raisonnable, à mon avis, et dont je m’enorgueillissais devant mes amis et mes camarades, raffinés de la débauche. Je n’étais pas un Don Juan ; sans goûts contre nature, je ne vivais pas pour les seules jouissances. Je prenais mes plaisirs en temps voulu et je me croyais parfaitement moral. Les femmes que je voyais étaient loin de m’appartenir en propre et je n’exigeais d’elles que les jouissances du moment. Je n’y voyais pas de mal. Au contraire, ce qui, à mes yeux, sauvait ma moralité, c’est que je n’engageais pas mon cœur. J’évitais ces femmes qui, par la naissance d’un enfant ou par simple affection, pouvaient lier mon avenir ; d’ailleurs, y eût-il des enfants ou des attachements, je m’arrangeais de façon à ne pas devoir m’en apercevoir. C’est pour cela que je croyais à ma moralité.

Je ne comprenais pas que la débauche ne consiste pas simplement en des actes physiques, qu’une immoralité physique n’est pas forcément la débauche et qu’à proprement parler, la débauche est cet affranchissement de rapports moraux vis-à-vis de la femme avec laquelle on a des rapports sexuels. Et c’est de cette liberté que j’étais fier !

Je me rappelle ce que j’ai souffert un jour de ne pouvoir payer une femme qui s’était donnée à moi par amour, probablement. Je ne fus tranquille que lorsque, par un envoi d’argent, j’eus coupé tout lien moral avec elle.

Inutile de m’approuver par des signes de tête, s’écria-t-il subitement, je vous comprends. Tous, vous aussi, monsieur, à moins que vous ne soyez un oiseau rare, vous avez les mêmes idées que j’avais. Vous êtes d’accord avec moi, maintenant, mais ce n’est qu’en ce moment que vous pensez ainsi. Ah ! si quelqu’un autrefois m’avait tenu ce langage, je n’aurais pas passé par où j’ai passé… Du reste, qu’importe ? Excusez-moi, continua-t-il, mais croyez-m’en. C’est effroyable, horriblement effroyable ce tourbillon d’erreurs et de débauche qui nous saisit. Quant à la vraie question de la femme…

— Qu’entendez-vous par la vraie question de la femme ?

— La question de bien se rendre compte de ce qu’est cet être organisé si différemment de l’homme, de voir comment il doit s’envisager lui-même et surtout comment l’homme doit l’envisager.