La Sonate à Kreutzer (trad. Halpérine)/7

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Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Flammarion (p. 58-60).


VII


Je n’étais pas, il est vrai, difficile à prendre au piège, car par mon éducation, je me sentais attiré vers l’amour comme se sent attiré vers un mirage le voyageur du désert. La nourriture abondante n’est-elle pas un excitant pour les oisifs ? Les hommes de notre société sont nourris comme des étalons. Si on ferme la soupape de sûreté, c’est-à-dire si on condamne le jeune homme lancé à une vie tranquille, on verra se faire jour une excitation et une inquiétude terribles qui, à travers le prisme de notre vie artificielle, se porteront jusqu’à l’illusion de l’amour. L’amour et le mariage proviennent en grande partie de la nourriture. Cela vous étonne ? Il est bien plus étonnant que cette chose ne soit pas universellement reconnue. Dans ma contrée, ce printemps, les paysans travaillaient à une ligne de chemin de fer. Vous savez de quoi se nourrissent habituellement nos paysans : de pain, de kvass[1] et d’oignons. Cela leur suffit pour travailler convenablement aux champs. Au chemin de fer, on lui donne de la kacha[2], et une livre de viande. Mais cette viande, il en donne l’équivalent pendant seize heures de travail en poussant une brouette de trente poudes. La nourriture et le travail se compensent. Nous qui avalons deux livres de viande, du gibier, toutes sortes de boissons et de mets échauffants, où le dépensons-nous ? En des excès sensuels. Si alors on ouvre la soupape de sûreté, tout va bien. Si on la ferme, comme je l’ai fermée plus d’une fois, il en résulte une excitation qui, dévoyée par les romans, les nouvelles, les vers, la musique, la bonne chère, devient l’amour le plus caractérisé. C’est ainsi que je suis devenu amoureux, comme tout le monde. Rien n’y manquait : délices, attendrissements, poésie. Au fond cet amour était l’œuvre de la mère et du couturier d’une part, et des bons dîners et du manque d’activité de l’autre. Sans promenades en bateau, sans taille svelte, sans robes bien ajustées, sans sorties en commun, je ne serais pas devenu amoureux et je ne serais pas tombé dans le piège.



  1. Kvass. Cidre de blé.
  2. Espèce de gruau mêlé de graisse.