La Sorcière/Éclaircissements
ÉCLAIRCISSEMENTS
I
Classification géographique de la Sorcellerie. — Mon ténébreux sujet est comme la mer. Celui qui y plonge souvent, apprend à y voir. Le besoin crée des sens. Témoin le singulier poisson dont parle Forbes (Pertica astrolabus), qui, vivant au plus bas et près du fond, s’est créé un œil admirable pour saisir, concentrer les lueurs qui descendent jusque-là. La sorcellerie, au premier regard, avait pour moi l’unité de la nuit. Peu à peu, je l’ai vue multiple et très diverse. En France, de province à province, grandes sont déjà les différences. En Lorraine, près de l’Allemagne, elle semble plus lourde et plus sombre ; elle n’aime que les bêtes noires. Au pays basque, Satan est vif, espiègle, prestidigitateur. Au centre de la France, il est bon compagnon ; les oiseaux envolés qu’il lâche, semblent l’aimable augure et le vœu de la liberté. — Sortons de la France ; entre les peuples et les races diverses, les variétés, les contrastes sont bien autrement forts.
Personne, que je sache, n’avait bien vu cela. — Pourquoi ? L’imagination, une vaine poésie puérile, brouillait, confondait tout. On s’amusait à ce sujet terrible qui n’est que larmes et sang. Moi, je l’ai pris à cœur. J’ai laissé les mirages, les fumées fantastiques, les vagues brouillards où l’on se complaisait. Le vrai sens de la vie vibre aux diversités vivantes, les rend sensibles et les fait voir. Il distingue, il caractérise. Dès que ce ne sont plus des ombres et des contes, mais des êtres humains, vivants, souffrants, ils diffèrent, ils se classent.
La science peu à peu creusera cela. En voici l’idée générale. Écartons d’abord les extrêmes de l’équateur, du pôle, les nègres, les Lapons. — Écartons les sauvages de l’Amérique, etc. L’Europe seule a eu l’idée nette du Diable, a cherché et voulu, adoré le mal absolu (ou du moins ce qu’on croyait tel).
1° En Allemagne, le Diable est fort. Les mines et les forêts lui vont. Mais, en y regardant, on le voit mêlé, dominé, par les restes et les échos de la mythologie du Nord. Chez les tribus gothiques, par exemple, en opposition à la douce Holda, se crée la farouche Unholda (J. Grimm, 554) ; le Diable est femme. Il a un énorme cortège d’esprits, de gnomes, etc. Il est industriel, travaille, est constructeur, maçon, métallurgiste, alchimiste, etc.
2° En Angleterre, le culte du Diable est secondaire, étant mêlé et dominé par certains esprits du foyer, certaines mauvaises bêtes domestiques par qui la femme aigre et colère fait des malices, des vengeances (Thomas Wright, I, 177). Chose curieuse, chez ce peuple où goddam est le jurement national (au quinzième siècle, Procès de Jeanne d’Arc, et sans doute plus anciennement), on veut bien être damné de Dieu, mais sans se vendre au Diable. L’âme anglaise se garde tant qu’elle peut. Il n’y a guère de pacte exprès, solennel. Point de grand Sabbat (Wright, I, 281). « La vermine des petits esprits », souvent en chiens ou chats, souvent invisibles et blottis dans les paquets de laine, dans certaine bouteille que la femme connaît seule, attendent l’occasion de mal faire. Leur maîtresse les appelle de noms baroques, tyffin, pyggin, calicot, etc. Elle les cède, les vend quelquefois. Ces êtres équivoques, quoiqu’on puisse en penser, lui suffisent, retiennent sa méchanceté dans leur bassesse. Elle a peu affaire du Diable, s’élève moins à cet idéal.
Autre raison qui empêche le Diable de progresser en Angleterre. C’est qu’on fait avec lui peu, très peu de façons. On pend la sorcière, on l’étrangle avant de la brûler. Ainsi expédiée, elle n’a pas l’horrible poésie que le bûcher, que l’exorcisme, que l’anathème des conciles, lui donnent sur le continent. Le Diable n’a pas là sa riche littérature de moines. Il ne prend pas l’essor. Pour grandir, il lui faut la culture ecclésiastique.
3° C’est en France, selon moi, et au quatorzième siècle seulement, que s’est trouvée la pure adoration du Diable. M. Wright s’accorde avec moi pour le temps et le lien. Seulement, il dit « En France et en Italie. » Je ne vois pas pourtant chez les Italiens (Barthole, 1357 ; Spina, 1458 ; Grillandus, 1524, etc.), je ne vois pas le Sabbat dans sa forme la plus terrible, la Messe noire, le défi solennel à Jésus. J’en doute même pour l’Espagne. Sur la frontière, au pays basque, on adorait impartialement Jésus le jour, Satan la nuit. Il y avait plus de liberté folle que de haine et de fureur. Les pays de lumière, l’Espagne et l’Italie, ont été vraisemblablement moins loin dans les religions de ténèbres, moins loin dans le désespoir. Le peuple y vit de peu, est fait à la misère. La nature du Midi aplanit bien des choses. L’imagination prime tout. En Espagne, le mirage singulier des plaines salées, la sauvage poésie du chevrier, du bouc, etc. En Italie, tels désirs hystériques, par exemple, des altérées, qui passent sous la porte ou par la serrure pour boire le sang des petits enfants. Folie et fantasmagorie, tout comme aux rêves sombres du Harz et de la Forêt-Noire.
Tout est plus clair, ce semble, en France. L’hérésie des sorcières, comme on disait, semble s’y produire normalement, après les grandes persécutions, comme hérésie suprême. Chaque secte persécutée qui tombe à l’état nocturne, à la vie dangereuse de société secrète, gravite vers le culte du Diable, et peu à peu s’approche du terrible idéal (qui n’est atteint qu’en 1300). Déjà après l’an 1000 (Voy. Guérard, Cartul. de Chartres), commence contre les hérétiques d’Orléans l’accusation qu’on renouvellera toujours sur l’orgie de nuit et le reste. Accusation mêlée de faux, de vrai, mais qui produit de plus en plus son effet, en réduisant les proscrits, les suspects, aux assemblées de nuit. Même les Purs (Cathares ou Albigeois), après leur horrible ruine du treizième siècle, tombant au désespoir, passent en foule à la sorcellerie, adorent l’Anti-Jésus. Il en est ainsi des Vaudois. Chrétiens innocents au douzième siècle (comme le reconnaît Walter Mapes), ils finiront par devenir sorciers, à ce point qu’au quinzième vaudoiserie est synonyme de sorcellerie.
En France, la sorcière ne me paraît pas être, autant qu’ailleurs, le fruit de l’imagination, de l’hystérie, etc. Une partie considérable, et la majorité peut-être, de cette classe infortunée est sortie de nos cruelles révolutions religieuses.
L’histoire du culte diabolique et de la sorcellerie tirera de nouvelles lumières de celle de l’hérésie qui l’engendrait. J’attends impatiemment le grand livre des Albigeois qui va paraître. M. Peyrat a retrouvé ce monde perdu dans un dépôt sacré, fidèle et bien gardé, la tradition des familles. Découverte imprévue ! Il est retrouvé l’in-pace où tout un peuple fut scellé, l’immense souterrain dont un homme du treizième siècle disait : « Ils ont fait tant de fosses, de caves, de cachots, d’oubliettes, qu’il n’y eut plus assez de pierres aux Pyrénées. »
II
Page 328 de l’Introduction. — Registres originaux de l’Inquisition. — J’avais l’espoir d’en trouver un à la Bibliothèque impériale. Le no 5954 (lat.) est intitulé en effet Inquisitio. Mais ce n’est qu’une enquête faite par ordre de saint Louis en 1261, lorsqu’il vit que l’horrible régime établi par sa mère et le légat dans sa minorité, faisait du midi un désert. Il le regrette et dit : « Licet in regni nostri primordiis ad terrorem durius scripserimus, etc. » Nul adoucissement pour les hérétiques, mais seulement pour les veuves ou enfants de ceux qui sont bien morts. — On n’a encore publié que deux des vrais registres de l’Inquisition (à la suite de Limburch). Ce sont des registres de Toulouse, qui vont de 1307 à 1326. Magi en a extrait deux autres (Acad. de Toulouse, 1790, in-quarto, t. IV, p. 19). Lamothe-Langon a extrait ceux de Carcassonne (Hist de l’Inquis. en France, t. III), Llorente ceux de l’Espagne. — Ces registres mystérieux étaient à Toulouse (et sans doute partout) enfermés dans des sacs pendus très haut aux murs, de plus cousus des deux côtés, de sorte qu’on ne pouvait rien lire sans découdre tout. Ils nous donnent un spécimen précieux, instructif pour toutes les inquisitions de l’Europe. Car la procédure était partout exactement la même (Voy. Directorium Eymerici, 1358). — Ce qui frappe dans ces registres, ce n’est pas seulement le grand nombre des suppliciés, c’est celui des emmurés, qu’on mettait dans une petite loge de pierre (camerula), ou dans une basse-fosse in-pace, au pain et à l’eau. C’est aussi le nombre infini des crozats, qui portaient la croix rouge devant et derrière. C’étaient les mieux traités ; on les laissait provisoirement chez eux. Seulement, ils devaient le dimanche, après la messe, aller se faire fouetter par leurs curés (Règlement de 1326, Archives de Carcassonne, dans L.-Langon, III, 191). — Le plus cruel, pour les femmes surtout, c’est que le petit peuple, les enfants, s’en moquaient outrageusement. Ils pouvaient, sans cause nouvelle, être repris et emmurés. Leurs fils et petits-fils étaient suspects et très facilement emmurés.
Tout est hérésie au treizième siècle ; tout est magie au quatorzième. Le passage est facile. Dans la grossière théorie du temps, l’hérésie diffère peu de la possession diabolique ; toute croyance mauvaise, comme tout péché, est un démon qu’on chasse par la torture ou le fouet. Car les démons sont fort sensibles (Michel Psellus). On prescrit aux crozats, aux suspects d’hérésie de fuir tout sortilège (D. Vaissette, Lang.). — Ce passage de l’hérésie à la magie est un progrès dans la terreur, où le juge doit trouver son compte. Aux procès d’hérésie (procès d’hommes pour la plupart), il a des assistants. Mais pour ceux de magie, de sorcellerie, presque toujours procès de femmes, il a le droit d’être seul, tête à tête avec l’accusée.
Notez que sous ce titre terrible de sorcellerie, on comprend peu à peu toutes les petites superstitions, vieille poésie du foyer et des champs, le follet, le lutin, la fée. Mais quelle femme sera innocente ? La plus dévote croyait à tout cela. En se couchant, avant sa prière à la Vierge, elle laissait du lait pour son follet. La fillette, la bonne femme donnait le soir aux fées un petit feu de joie, le jour à la sainte un bouquet.
Quoi ! pour cela elle est sorcière ! La voilà devant l’homme noir. Il lui pose les questions (les mêmes, toujours les mêmes, celles qu’on fit à toute société secrète, aux Albigeois, aux templiers, n’importe). Qu’elle y songe, le bourreau est là ; tout prêts, sous la voûte à côté, l’estrapade, le chevalet, les brodequins à vis, les coins de fer. Elle s’évanouit de peur, ne sait plus ce qu’elle dit : « Ce n’est pas moi… Je ne le ferai plus… C’est ma mère, ma sœur, ma cousine qui m’a forcée, traînée… Que faire ? Je la craignais, j’allais malgré moi et tremblante » (Trepidabat ; sororia sua Guilelma trahebat et metu faciebat multa). (Reg. Tolos., 1307, p. 10, ap. Limburch.)
Peu résistaient. En 1329, une Jeanne périt pour avoir refusé de dénoncer son père (Reg. de Carcassonne, L.-Langon, 3, 202). Mais avec ces rebelles on essayait d’autres moyens. Une mère et ses trois filles avaient résisté aux tortures. L’inquisiteur s’empare de la seconde, lui fait l’amour, la rassure tellement qu’elle dit tout, trahit sa mère, ses sœurs (Limburch, Lamothe-Langon). Et toutes à la fois sont brûlées !
Ce qui brisait plus que la torture même, c’était l’horreur de l’in-pace. Les femmes se mouraient de peur d’être scellées dans ce petit trou noir. À Paris, on put voir le spectacle public d’une loge à chien dans la cour des Filles repenties, où l’on tenait la dame d’Escoman, murée (sauf une fente par où on lui jetait du pain), et couchée dans ses excréments. Parfois, on exploitait la peur jusqu’à l’épilepsie. Exemple : cette petite blonde, faible enfant de quinze ans, que Michaëlis dit lui-même avoir forcée de dénoncer, en la mettant dans un vieil ossuaire pour coucher sur les os des morts. En Espagne, le plus souvent l’in-pace, loin d’être un lieu de paix, avait une porte par laquelle on venait tous les jours à heure fixe travailler la victime, pour le bien de son âme, en la flagellant. Un moine condamné à l’in-pace prie et supplie qu’on lui donne plutôt la mort. (Llorente.)
Sur les auto-da-fé, voir dans Limburch ce qu’en disent les témoins occulaires. Voir surtout Dellon, qui lui-même porta le san-benito. (Inquisition de Goa, 1688.)
Dès le treizième, le quatorzième siècle, la terreur était si grande, qu’on voyait les personnes les plus haut placées quitter tout, rang, fortune, dès qu’elles étaient accusées, et s’enfuir. C’est ce que fit la dame Alice Kyteler, mère du sénéchal d’Irlande, poursuivie pour sorcellerie par un moine mendiant qu’on avait fait évêque (1324). Elle échappa. On brûla sa confidente. Le sénéchal fit amende honorable et resta dégradé. (T. Wright, Proceedings against dame Alice,&bsp;etc., in-quarto. London, 1843.)
Tout cela s’organise de 1200 à 1300. C’est en 1233 que la mère de saint Louis fonde la grande prison des Immuratz de Toulouse. Qu’arrive-t-il ? on se donne au Diable. La première mention du Pacte diabolique est de 1222. (César Heisterbach.) On ne reste pas hérétique, ou demi-chrétien. On devient satanique, anti-chrétien. La furieuse Ronde sabbatique apparaît en 1353 (Procès de Toulouse, dans L.-Langon, 3, 360), la veille de la Jacquerie.
III
Les deux premiers chapitres, résumés de mes Cours sur le Moyen-âge, expliquent par l’état général de la Société pourquoi l’humanité désespéra, — et les chapitres III, IV, V, expliquent par l’état moral de l’âme pourquoi la femme spécialement désespéra et fut amenée à se donner au Diable, et à devenir la Sorcière.
C’est seulement en 553 que l’Église a pris l’atroce résolution de damner les esprits ou démons (mots synonymes en grec), sans retour, sans repentir possible. Elle suivit en cela la violence africaine de saint Augustin, contre l’avis plus doux des Grecs, d’Origène et de l’Antiquité. (Haag, Hist. des dogmes, I, 80-83.) — Dès lors on étudie, on fixe le tempérament, la physiologie des Esprits. Ils ont et ils n’ont pas de corps, s’évanouissent en fumée, mais aiment la chaleur, craignent les coups, etc. Tout est parfaitement connu, convenu, en 1050 (Michel Psellus, Énergie des esprits ou démons). Ce byzantin en donne exactement la même idée que celle des légendes occidentales. (Voy. les textes nombreux dans la Mythologie de Grimm, les Fées de Maury, etc., etc.) — Ce n’est qu’au quatorzième siècle qu’on dit nettement que tous ces esprits sont des diables. — Le Trilby de Nodier, et la plupart des contes analogues sont manqués, parce qu’ils ne vont pas jusqu’au moment tragique où la petite femme voit dans le lutin l’infernal amant.
Dans les chapitres V‑XII du livre Ier, et dès la page 379, j’ai essayé de retrouver comment la femme put devenir Sorcière. — Recherche délicate. — Nul de mes prédécesseurs ne s’en est enquis. Ils ne s’informent pas des degrés successifs par lesquels on arrivait à cette chose horrible. Leur Sorcière surgit tout à coup, comme du fond de la terre. Telle n’est pas la nature humaine. Cette recherche m’imposait le travail le plus difficile. Les textes antiques sont rares, et ceux qu’on trouve épars dans les livres bâtards de 1500, 1600, sont difficiles à distinguer. Quand on a retrouvé ces textes, comment les dater, dire : « Ceci est du douzième, ceci du treizième, du quatorzième ? » Je ne m’y serais point hasardé, si je n’avais eu déjà pour moi une longue familiarité avec ces temps, mes études obstinées de Grimm, Ducange, etc., et mes Origines du droit (1837). Rien ne m’a plus servi. Dans ces formules, ces Usages si peu variables, dans la Coutume qu’on dirait éternelle, on prend pourtant le sens du temps. Autres siècles, autres formes. On apprend à les reconnaître, à leur fixer des dates morales. On distingue à merveille la sombre gravité antique du pédantesque bavardage des temps relativement récents. Si l’archéologue décide sur la forme de telle ogive qu’un monument est de tel temps, avec bien plus de certitude la psychologie historique peut montrer que tel fait moral est de tel siècle, et non d’un autre, que telle idée, telle passion, impossible aux temps plus anciens, impossible aux âges récents, fut exactement de tel âge. Critique moins sujette à l’erreur. Car les archéologues se sont parfois trompés sur telle ogive refaite habilement. Dans la chronologie des arts, certaines formes peuvent bien se refaire. Mais dans la vie morale, cela est impossible. La cruelle histoire du passé que je raconte ici, ne reproduira pas ses dogmes monstrueux, ses effroyables rêves. En bronze, en fer, ils sont fixés à leur place éternelle dans la fatalité du temps.
Maintenant voici mon péché où m’attend la critique. Dans cette analyse historique et morale de la création de la Sorcière jusqu’en 1300, plutôt que de traîner dans les explications prolixes, j’ai pris souvent un petit fil biographique et dramatique, la vie d’une même femme pendant trois cents ans. — Et cela (notez bien) dans six ou sept chapitres seulement. — Dans cette partie même, si courte, on sentira aisément combien tout est historique et fondé. Par exemple, si j’ai donné le mot Tolède comme le nom sacré de la capitale des magiciens, j’avais pour moi non seulement l’opinion fort grave de M. Soldan, non seulement le long passage de Lancre, mais des textes fort anciens. Gerbert, au onzième siècle, étudie la magie dans cette ville. Selon César d’Heisterbach, les étudiants de Bavière et de Souabe apprennent aussi la nécromancie à Tolède. C’est un maître de Tolède qui propage les crimes de sorcellerie que poursuit Conrad de Marbourg.
Toutefois les superstitions sarrasines, venues d’Espagne ou d’Orient (comme le dit Jacques de Vitry), n’eurent qu’une influence secondaire, ainsi que le vieux culte romain d’Hécate ou Dianom. Le grand cri de fureur qui est le vrai sens du Sabbat, nous révèle bien autre chose. Il y a là non seulement les souffrances matérielles, l’accent des vieilles misères, mais un abîme de douleur. Le fond de la souffrance morale n’est trouvé que vers saint Louis, Philippe-le-Bel, spécialement en certaines classes qui, plus que l’ancien serf, sentaient, souffraient. Tels durent être surtout les bons paysans, notables vilains, les serfs maires de villages, que j’ai vus déjà au douzième siècle, et qui, au quatorzième, sous la fiscalité nouvelle, responsables (comme les curiales antiques), sont doublement martyrs du roi et des barons, écrasés d’avanies, enfin l’enfer vivant. De là ces désespoirs qui précipitent vers l’Esprit des trésors cachés, le diable de l’argent. Ajoutez la risée, l’outrage, qui plus encore peut-être font la Fiancée de Satan.
Un procès de Toulouse, qui donne en 1353 la première mention de la Ronde du Sabbat, me mettait justement le doigt sur la date précise. Quoi de plus naturel ? La peste noire rase le globe et « tue le tiers du monde ». Le pape est dégradé. Les seigneurs battus, prisonniers, tirent leur rançon du serf et lui prennent jusqu’à la chemise. La grande épilepsie du temps commence, puis la guerre servile, la Jacquerie… On est si furieux qu’on danse.
IV
Chapitres IX et X. — Satan médecin. — Philtres, etc. — En lisant les très beaux ouvrages qu’on a fait de nos jours sur l’histoire des sciences, je suis étonné d’une chose : on semble croire que tout a été trouvé par les docteurs, ces demi-scolastiques, qui à chaque instant étaient arrêtés par leur robe, leurs dogmes, les déplorables habitudes d’esprit que leur donnait l’École. Et celles qui marchaient libres de ces chaînes, les sorcières n’auraient rien trouvé ? Cela serait invraisemblable. Paracelse dit le contraire. Dans le peu qu’on sait de leurs recettes, il y a un bon sens singulier. Aujourd’hui encore, les solanées, tant employées par elles, sont considérées comme le remède spécial de la grande maladie qui menaça le monde au quatorzième siècle. J’ai été surpris de voir dans M. Coste (Hist. du dével. des corps, t. I, p. 53) que l’opinion de M. Paul Dubois sur les effets de l’eau glacée à un certain moment était exactement conforme à la pratique des sorcières au Sabbat. Voyez, au contraire, les sottes recettes des grands docteurs de ces temps-là, les effets merveilleux de l’urine de mule, etc. (Agrippa, De occulta philosophia, t. II, p. 24, éd. Lugduni, in-octavo).
Quant à leur médecine d’amour, leurs philtres, etc., on n’a pas remarqué combien les pactes entre amants ressemblaient aux pactes entre amis et frères d’armes. Les seconds dans Grimm (Rechts Alterthümer) et dans mes Origines ; les premiers dans Calcagnini, Sprenger, Grillandus et tant d’autres auteurs, ont tout à fait le même caractère. C’est toujours ou la nature attestée et prise à témoin, ou l’emploi plus ou moins impie des sacrements, des choses de l’Église, ou le banquet commun, tel breuvage, tel pain ou gâteau qu’on partage. Ajoutez certaines communions, par le sang, par telle ou telle excrétion.
Mais, quelque intimes et personnelles qu’elles puissent paraître, la souveraine communion d’amour est toujours une confarreatio, le partage d’un pain qui a pris la vertu magique. Il devient tel, tantôt par la messe qu’on dit dessus (Grillandus, 316), tantôt par le contact, les émanations de l’objet aimé. Au soir d’une noce, pour éveiller l’amour, on sert le pâté de l’épousée (Thiers, Superstitions, IV, 548), et pour le réveiller chez celui que l’on a noué, elle lui fait manger certaine pâte qu’elle a préparée, etc.
V
Rapports de Satan avec la Jacquerie. — Le beau symbole des oiseaux envolés, délivrés par Satan, suffirait pour faire deviner que nos paysans de France y voyaient un esprit sauveur, libérateur. Mais tout cela fut étouffé de bonne heure dans des flots de sang. Sur le Rhin, la chose est plus claire. Là, les princes étant évêques, haïs à double titre, virent dans Satan un adversaire personnel. Malgré leur répugnance pour subir le joug de l’Inquisition romaine, ils l’acceptèrent dans l’imminent danger de la grande éruption de sorcellerie qui éclata à la fin du quinzième siècle. Au seizième, le mouvement change de formes et devient la Guerre des paysans. — Une belle tradition, contée par Walter Scott, nous montre qu’en Écosse la magie fut l’auxiliaire des résistances nationales. Une armée enchantée attend dans de vastes cavernes que sonne l’heure du combat. Un de ces gens de basses terres qui font commerce de chevaux, a vendu un cheval noir à un vieillard des montagnes. « Je te payerai, dit-il, mais à minuit sur le Lucken Have » (un pic de la chaîne d’Eildon). Il le paye, en effet, en monnaies fort anciennes ; puis lui dit : « Viens voir ma demeure. » Grand est l’étonnement du marchand quand il aperçoit dans une profondeur infinie des files de chevaux immobiles, près de chacun un guerrier immobile également. Le vieillard lui dit à voix basse : « Tous ils s’éveilleront à la bataille de Sheriffmoor. » Dans la caverne étaient suspendus une épée et un cor. « Avec ce cor, dit le vieillard, tu peux rompre tout l’enchantement. » L’autre, troublé et hors de lui, saisit le cor, en tire des sons… À l’instant, les chevaux hennissent, trépignent, secouent le harnais. Les guerriers se lèvent ; tout retentit d’un bruit de fer, d’armures. Le marchand se meurt de peur, et le cor lui tombe des mains… Tout disparaît… Une voix terrible, comme celle d’un géant, éclate, criant : « Malheur au lâche qui ne tire pas l’épée, avant de donner du cor. » — Grand avis national, et de profonde expérience, fort bon pour ces tribus sauvages qui faisaient toujours grand bruit avant d’être prêtes à agir, avertissaient l’ennemi. — L’indigne marchand fut porté par une trombe hors de la caverne, et quoi qu’il ait pu faire depuis, il n’en a jamais retrouvé l’entrée.
VI
Du dernier acte du Sabbat. — Lorsqu’on reviendra tout à fait de ce prodigieux rêve de presque deux mille ans, et qu’on jugera froidement la société chrétienne du Moyen-âge, on y remarquera une chose énorme, unique dans l’histoire du monde : c’est que 1° l’adultère y est à l’état d’institution régulière, reconnue, estimée, chantée, célébrée dans tous les monuments de la littérature noble et bourgeoise, tous les poèmes, tous les fabliaux, et que, 2° d’autre part l’inceste est l’état général des serfs, état parfaitement manifesté dans le Sabbat, qui est leur unique liberté, leur vraie vie, où ils se montrent ce qu’ils sont.
J’ai douté que l’inceste fût solennel, étalé publiquement, comme dit Lancre. Mais je ne doute pas de la chose même.
Inceste économique surtout, résultat de l’état misérable où l’on tenait les serfs. — Les femmes, travaillant moins, étaient considérées comme des bouches inutiles. Une suffisait à la famille. La naissance d’une fille était pleurée comme un malheur (Voy. mes Origines). On ne la soignait guère. Il devait en survivre peu. L’aîné des frères se mariait seul, et couvrait ce communisme d’un masque chrétien. Entre eux, parfaite entente et conjuration de stérilité. Voilà le fond de ce triste mystère, attesté par tant de témoins qui ne le comprennent pas.
L’un des plus graves, pour moi, c’est Boguet, sérieux, probe, consciencieux, qui, dans son pays écarté du Jura, dans sa montagne de Saint-Claude, a dû trouver les usages antiques, mieux conservés, suivis fidèlement avec la ténacité routinière du paysan. Lui aussi, il affirme les deux grandes choses : 1° l’inceste, même celui de la mère et du fils ; 2° le plaisir stérile et douloureux, la fécondité impossible.
Cela effraye, que des peuples entiers de femmes se soumissent à ce sacrilège. Je dis : des peuples. Ces sabbats étaient d’immenses assemblées (douze mille âmes dans un petit canton basque, voy. Lancre ; six mille pour une bicoque, La Mirandole, voy. Spina).
Grande et terrible révélation du peu d’influence morale qu’avait l’Église. On a cru qu’avec son latin, sa métaphysique byzantine, à peine comprise d’elle-même, elle christianisait le peuple. Et, dans le seul moment où il soit libre, où il puisse montrer ce qu’il est, il apparaît plus que païen. L’intérêt, le calcul, la concentration de famille, y font plus que tous ces vains enseignements. L’inceste du père et de la fille eût peu fait pour cela, et l’on en parle moins. Celui de la mère et du fils est spécialement recommandé par Satan. Pourquoi ? Parce que, dans ces races sauvages, le jeune travailleur, au premier éveil des sens, eût échappé à la famille, eût été perdu pour elle, au moment où il lui devenait précieux. On croyait l’y tenir, l’y fixer, au moins pour longtemps, par ce lien si fort : « Que sa mère se damnait pour lui. »
Mais comment consentait-elle à cela ? Jugeons-en par les cas rares heureusement qui se voient aujourd’hui. Cela ne se trouve guère que dans l’extrême misère. Chose dure à dire : l’excès du malheur déprave. L’âme brisée se défend peu, est faible et molle. Les pauvres sauvages, dans leur vie si dénuée, gâtent extrêmement leurs enfants. Chez la veuve indigente, la femme abandonnée, l’enfant est maître de tout, et elle n’a pas la force, quand il grandit, de s’opposer à lui.
Combien plus dans le Moyen-âge ! La femme y est écrasée de trois côtés. L’Église la tient au plus bas (elle est Ève et le péché même). À la maison, elle est battue ; au sabbat, immolée ; on sait comment. Au fond, elle n’est ni de Satan, ni de Jésus. Elle n’est rien, n’a rien. Elle mourrait sans son enfant. Mais il faut prendre garde de faire une créature si malheureuse ; car, sous cette grêle de douleurs, ce qui n’est pas douleur, ce qui est douceur et tendresse, peut en revanche tourner en frénésie. Voilà l’horreur du Moyen-âge. Avec son air tout spirituel, il soulève des bas-fonds des choses incroyables qui y seraient restées : il va draguant, creusant les fangeux souterrains de l’âme.
Du reste, la pauvre créature étoufferait tout cela. Bien différente de la haute dame, elle ne peut pécher que par obéissance. Son mari le veut, et Satan le veut. Elle a peur, elle en pleure ; on ne la consulte guère. Mais, si peu libre qu’elle soit, l’effet n’en est pas moins terrible pour la perversion des sens et de l’esprit. C’est l’enfer ici-bas. Elle reste effarée, demi-folle de remords et de passion. Le fils, si l’on a réussi, voit dans son père un ennemi. Un souffle parricide plane sur cette maison. On est épouvanté de ce que pouvait être une telle société, où la famille, tellement impure et déchirée, marchait morne et muette, avec un lourd masque de plomb, sous la verge d’une autorité imbécile qui se croyait maîtresse. Quel troupeau ! Quelles brebis ! Quels pasteurs idiots !… Ils avaient sous les yeux un monstre de malheur, de douleur, de péché. Spectacle inouï avant et après. Mais ils regardaient dans leurs livres, apprenaient, répétaient des mots ! Des mots ! des mots ! c’est toute leur histoire. Ils furent au total une langue. Verbe et verbalité, c’est tout. Un nom leur restera : Parole.
VII
Littérature de sorcellerie. — C’est vers 1400 qu’elle commence. Ses livres sont de deux classes et de deux époques : 1o ceux des moines inquisiteurs du quinzième siècle ; 2o ceux des juges laïques du temps d’Henri IV et de Louis XIII.
La grosse compilation de Lyon qu’on a faite et dédiée à l’inquisiteur Nitard, reproduit une foule de ces traités de moines. Je les ai comparés entre eux, et parfois aux anciennes éditions. Au fond, il y a très peu de chose. Ils se répètent fastidieusement. Le premier en date (d’environ 1440) est le pire des sots, un bel esprit allemand, le dominicain Nider. Dans son Formicarius, chaque chapitre commence par poser une ressemblance entre les fourmis et les hérétiques ou sorciers, les péchés capitaux, etc. Cela touche à l’idiotisme. Il explique parfaitement qu’on devait brûler Jeanne d’Arc. — Ce livre parut si joli que la plupart le copièrent ; Sprenger surtout, le grand Sprenger, dont j’ai fait valoir les mérites. Mais qui pourrait tout dire ? Quelle fécondité d’âneries ! « Femina vient de fe et de minus. La femme a moins de foi que l’homme. » Et à deux pas de là : « Elle est en effet légère et crédule ; elle incline toujours à croire. » — Salomon eut raison de dire : « La femme belle et folle est un anneau d’or au grouin d’un porc. Sa langue est douce comme l’huile, mais par en bas ce n’est qu’absinthe. » Au reste, comment s’étonner de tout cela ? N’a-t-elle pas été faite d’une côte recourbée, c’est-à-dire « d’une côte qui est tortue, dirigée contre l’homme ? »
Le Marteau de Sprenger est l’ouvrage capital, le type, que suivent généralement les autres manuels, les Marteaux, Fouets, Fustigations, que donnent ensuite les Spina, les Jacquier, les Castro, les Grillandus, etc. Celui-ci, Florentin, inquisiteur à Arezzo (1520), a des choses curieuses, sur les philtres, quelques histoires intéressantes. On y voit parfaitement qu’il y avait, outre le Sabbat réel, un Sabbat imaginaire où beaucoup de personnes effrayées croyaient assister, surtout des femmes somnambules qui se levaient la nuit, couraient les champs. Un jeune homme traversant la campagne à la première lueur de l’aube, et suivant un ruisseau, s’entend appeler d’une voix très douce, mais craintive et tremblante. Et il voit là un objet de pitié, une blanche figure de femme à peu près nue, sauf un petit caleçon. Honteuse, frissonnante, elle était blottie dans les ronces. Il reconnaît une voisine ; elle le prie de la tirer de là. « Qu’y faisiez-vous ? — Je cherchais mon âne. » — Il n’en croit rien, et alors elle fond en larmes. La pauvre femme, qui bien probablement dans son somnambulisme sortait du lit de son mari, se met à s’accuser. Le diable l’a menée au Sabbat ; en la ramenant, il a entendu une cloche et l’a laissée tomber. Elle tâcha d’assurer sa discrétion en lui donnant un bonnet, des bottes et trois fromages. Malheureusement le sot ne put tenir sa langue ; il se vanta de ce qu’il avait vu. Elle fut saisie. Grillandus, alors absent, ne put faire son procès, mais elle n’en fut pas moins brûlée. Il en parle avec complaisance et dit (le sensuel boucher) : « Elle était belle et assez grasse » (pulchra et satis pinguis).
De moine en moine, la boule de neige va toujours grossissant. Vers 1600, les compilateurs étant eux-mêmes compilés, augmentés par les derniers venus, on arrive à un livre énorme, les Disquisitiones magicæ, de l’Espagnol Del Rio. Dans son Auto-da-fé de Logroño (réimprimé par Lancre), il donne un Sabbat détaillé, curieux, mais l’un des plus fous que l’on puisse lire. Au banquet pour premier service, on mange des enfants en hachis. Au second, de la chair d’un sorcier déterré. Satan, qui sait son monde, reconduit les convives, tenant en guise de flambeau le bras d’un enfant mort sans baptême, etc.
Est-ce assez de sottises ? Non. Le prix et la couronne appartient au dominicain Michaëlis (affaire Gauffridi, 1610). Son Sabbat est certainement de tous le plus invraisemblable. D’abord on se rassemble « au son du cor ». (Un bon moyen de se faire prendre.) Le Sabbat a lieu « tous les jours ». Chaque jour a son crime spécial, et aussi chaque classe de la hiérarchie. Ceux de la dernière classe, novices et pauvres diables, se font la main pour commencer, en tuant des petits enfants. Ceux de la haute classe, les gentilshommes magiciens, ont pour fonction de blasphémer, défier et injurier Dieu. Ils ne prennent pas la fatigue des maléfices et ensorcellements ; ils les font par leurs valets et femmes de chambre, qui forment la classe intermédiaire entre les sorciers comme il faut et les sorciers manants, etc.
Dans d’autres descriptions du même temps, Satan observe les us des Universités et fait subir aux aspirants des examens sévères, s’assure de leur capacité, les inscrit sur ses registres, donne diplôme et patente. Parfois il exige une longue initiation préalable, un noviciat quasi monastique. Ou bien encore, conformément aux règles du compagnonnage et des corporations de métier, il impose l’apprentissage, la présentation du chef-d’œuvre.
VIII
Décadence, etc. — Une chose bien digne d’attention, c’est que l’Église, l’ennemie de Satan, loin de le vaincre, fait deux fois sa victoire. Après l’extermination des Albigeois au treizième siècle, a-t-elle triomphé ? Au contraire. Satan règne au quatorzième. — Après la Saint-Barthélemy et pendant les massacres de la Guerre de Trente-Ans, l’Église triomphe-t-elle ? Au contraire. Satan règne sous Louis XIII.
Tout l’objet de mon livre était de donner, non une histoire de la sorcellerie, mais une formule simple et forte de la vie de la sorcière, que mes savants devanciers obscurcissent par la science même et l’excès des détails. Ma force est de partir, non du Diable, d’une creuse entité, mais d’une réalité vivante, la Sorcière, réalité chaude et féconde. L’Église n’avait que les démons. Elle n’arrivait pas à Satan. C’est le rêve de la Sorcière.
J’ai essayé de résumer sa biographie de mille ans, ses âges successifs, sa chronologie. J’ai dit : 1° comment elle se fait par l’excès des misères ; comment la simple femme, servie par l’Esprit familier, transforme cet Esprit dans le progrès du désespoir, est obsédée, possédée, endiablée, l’enfante incessamment, se l’incorpore, enfin est une avec Satan. J’ai dit : 2° comment la sorcière règne, mais se défait, se détruit elle-même. La sorcière furieuse d’orgueil, de haine, devient, dans le succès, la sorcière fangeuse et maligne, qui guérit, mais salit, de plus en plus industrielle, factotum empirique, agent d’amour, d’avortement ; 3° elle disparaît de la scène, mais subsiste dans les campagnes. Ce qui reste en lumière par des procès célèbres, ce n’est plus la sorcière, mais l’ensorcelée (Aix, Loudun, Louviers, affaire de la Cadière, etc.).
Cette chronologie n’était pas encore bien arrêtée pour moi, quand j’essayai, dans mon Histoire, de restituer le Sabbat, en ses actes. Je me trompai sur le cinquième. La vraie sorcière originaire est un être isolé, une religieuse du diable, qui n’a ni amour ni famille. Même celles de la décadence n’aiment pas les hommes. Elles subissent le libertinage stérile, et en portent la trace (Lancre), mais elles n’ont de goûts personnels que ceux des religieuses et des prisonnières. Elles attirent des femmes faibles, crédules, qui se laissent mener à leurs petits repas secrets (Wyer, ch. 27). Les maris de ces femmes en sont jaloux, troublent ce beau mystère, battent les sorcières et leur infligent la punition qu’elles craignent le plus, qui est de devenir enceintes. — La sorcière ne conçoit guère que malgré elle, de l’outrage et de la risée. Mais si elle a un fils, c’est le point essentiel, dit-on, de la religion satanique qu’il devienne son mari. De là (dans les derniers temps) de hideuses familles et des générations de petits sorciers et sorcières, tous malins et méchants, sujets à battre ou dénoncer leur mère. Il y a dans Boguet une scène horrible de ce genre.
Ce qui est moins connu, mais bien infâme, c’est que les grands qui employaient ces races perverses pour leurs crimes personnels, les tenant toujours dépendantes, par la peur d’être livrées aux prêtres, en tiraient de gros revenus. (Sprenger, p. 174, éd. de Lyon.)
Pour la décadence de la sorcellerie et les dernières persécutions dont elle fut l’objet, je renvoie à deux livres excellents qu’on devrait traduire, ceux de MM. Soldan et Wright. — Pour ses rapports avec le magnétisme, le spiritisme, les tables tournantes, etc., on trouvera de riches détails dans la curieuse Histoire du merveilleux, par M. Figuier.
IX
J’ai parlé deux fois de Toulon. Jamais assez. Il m’a porté bonheur. Ce fut beaucoup pour moi d’achever cette sombre histoire dans le pays de la lumière. Nos travaux se ressentent de la contrée où ils furent accomplis. La nature travaille avec nous. C’est un devoir de rendre grâce à ce mystérieux compagnon, de remercier le Genius loci.
Au pied du fort Lamalgue qui domine invisible, j’occupais sur une pente assez âpre de lande et de roc une petite maison fort recueillie. Celui qui se bâtit cet ermitage, un médecin, y a écrit un livre original, l’Agonie et la Mort. Lui-même y est mort récemment. Tête ardente et cœur volcanique, il venait chaque jour de Toulon verser là ses troubles pensées. Elles y sont fortement marquées. Dans l’enclos, assez grand, de vignes et d’oliviers pour se fermer, s’isoler doublement, il a inscrit un jardin fort étroit, serré de murs, à l’africaine, avec un tout petit bassin. Il reste là présent par les plantes étrangères qu’il aimait, les marbres blancs chargés de caractères arabes qu’il sauva des tombeaux démolis à Alger. Ses cyprès de trente ans sont devenus géants, ses aloès, ses cactus énormes et redoutables. Le tout fort solitaire, point mou, mais très charmant. En hiver, partout l’églantier en fleur, partout le thym et les parfums amers.
Cette rade, on le sait, est la merveille du monde. Il y en a de plus grandes encore, mais aucune si belle, aucune si fièrement dessinée. Elle s’ouvre à la mer par une bouche de deux lieues, la resserrant par deux presqu’îles recourbées en pattes de crabe. Tout l’intérieur varié, accidenté de caps, de pics rocheux, de promontoires aigus, landes, vignes, bouquets de pins. Un charme, une noblesse, une sévérité singulières.
Je ne découvrais pas le fond même de la rade, mais ses deux bras immenses : à droite, Tamaris (désormais immortel) ; à gauche, l’horizon fantastique de Gien, des Îles d’or, où le grand Rabelais aurait voulu mourir.
Derrière, sous le haut cirque des monts chauves, la gaieté et l’éclat du port, de ses eaux bleues, de ses vaisseaux qui vont, viennent, ce mouvement éternel, fait un piquant contraste. Les pavillons flottants, les banderoles, les rapides chaloupes, qui emmènent, ramènent les officiers, les amiraux, tout anime, intéresse. Chaque jour, à midi, allant à la ville, je montais de la mer au plus haut de mon fort, d’où l’immense panorama se développe, les montagnes depuis Hyères, la mer, la rade et, au milieu de la ville qui de là est charmante. Quelqu’un qui vit cela la première fois, disait : « La jolie femme que Toulon ! »
Quel aimable accueil j’y trouvai ! Quels amis empressés ! Les établissements publics, les trois bibliothèques, les cours qu’on fait sur les sciences, offrent des ressources nombreuses que ne soupçonne point le voyageur rapide, le passant qui vient s’embarquer. Pour moi, établi pour longtemps, et devenu vrai Toulonnais, ce qui m’était d’un intérêt constant c’était de comparer l’ancien et le nouveau Toulon. Heureux progrès des temps que nulle part je n’ai senti mieux. La triste affaire de la Cadière, dont le savant bibliothécaire de la ville me communiqua les monuments, mettait pour moi ce contraste en vive saillie.
Un bâtiment surtout, chaque jour, arrêtait mes regards : l’Hôpital de la marine, ancien séminaire des Jésuites, fondé par Colbert pour les aumôniers de vaisseaux, et qui, dans la décadence de la marine, occupa de façon si odieuse l’attention publique.
On a bien fait de conserver un monument si instructif sur l’opposition des deux âges. Ce temps-là, d’ennui et de vide, d’immonde hypocrisie. Ce temps-ci, lumineux de vérité, ardent de travail, de recherche, de science, et de science ici toute charitable, tournée tout entière vers le soulagement, la consolation de la vie humaine !
Entrons-y maintenant : nous trouverons que la maison est quelque peu changée. Si les adversaires du présent disent que ses progrès sont du Diable, ils avoueront qu’apparemment le Diable a changé de moyens.
Son grimoire aujourd’hui est, au premier étage, une belle et respectable bibliothèque médicale, que ces jeunes chirurgiens, de leur argent et aux dépens de leurs plaisirs, augmentent incessamment. Moins de bals et moins de maîtresses. Plus de science, de fraternité.
Destructeur autrefois, créateur aujourd’hui, au laboratoire de chimie, le Diable travaille et prépare ce qui doit relever demain, guérir le pauvre matelot. Si le fer devient nécessaire, l’insensibilité que cherchaient les sorcières, et dont leurs narcotiques furent le premier essai, est donnée par la diablerie que Jackson a trouvée (1847).
Ces temps rêvèrent, voulurent. Celui-ci réalise. Son démon est un Prométhée. Au grand arsenal satanique, je veux dire au riche cabinet de physique qu’offre cet hôpital, je trouve effectués les songes, les vœux du Moyen-âge, ses délires les plus chimériques. — Pour traverser l’espace, il dit : « Je veux la force… » Et voici la vapeur, qui tantôt est une aile, et tantôt le bras des Titans. — « Je veux la foudre… » On la met dans ta main, et docile, maniable. On la met en bouteille ; on l’augmente, on la diminue ; on lui soutire des étincelles ; on l’appelle, on la renvoie. — On ne chevauche plus, il est vrai, par les airs, au moyen d’un balai ; le démon Montgolfier a créé le ballon. — Enfin, le vœu sublime, le souverain désir de communiquer à distance, d’unir d’un pôle à l’autre les pensées et les cœurs, ce miracle se fait. Et plus encore, l’unité de la terre par un grand réseau électrique. L’humanité entière a, pour la première fois, de minute en minute, la conscience d’elle-même, une communion d’âme !… Ô divine magie !… Si Satan fait cela, il faut lui rendre hommage, dire qu’il pourrait bien être un des aspects de Dieu.