La Sorcière/Épilogue
ÉPILOGUE
Une femme de génie, dans un fort bel élan de cœur, croit voir les deux Esprits dont la lutte fit le Moyen-âge, qui se reconnaissent enfin, se rapprochent, se réunissent. En se regardant de plus près, ils découvrent un peu tard qu’ils ont des traits de parenté. Que serait-ce si c’étaient des frères, et si ce vieux combat n’était rien qu’un malentendu ? Le cœur parle et ils s’attendrissent. Le fier proscrit, le doux persécuteur, oublient tout, ils s’élancent, se jettent dans les bras de l’autre. (Consuelo).
Aimable idée de femme. D’autres aussi ont eu le même rêve. Mon suave Montanelli en fit un beau poème. Eh ! qui n’accueillerait la charmante espérance de voir le combat d’ici-bas s’apaiser et finir dans ce touchant embrassement ?
Qu’en pense le sage Merlin ? Au miroir de son lac dont lui seul sait la profondeur, qu’a-t-il vu ? Que dit-il dans la colossale épopée qu’il a donnée en 1860 ? Que Satan, s’il désarme, ne le fera qu’au jour du Jugement. Alors, pacifiés, côte à côte, tous deux dormiront dans la mort commune.
Il n’est pas difficile sans doute, en les faussant, d’arriver à un compromis. L’énervation des longues luttes, en affaiblissant tout, permet certains mélanges. On a vu au dernier chapitre deux ombres pactiser de bon accord dans le mensonge : l’ombre de Satan, l’ombre de Jésus, se rendant de petits services, le Diable ami de Loyola, l’obsession dévote et la possession diabolique allant de front, l’Enfer attendri dans le Sacré-Cœur.
Ce temps est doux, et l’on se hait bien moins. On ne hait guère que ses amis. J’ai vu des méthodistes admirer les Jésuites. J’ai vu ceux que l’Église dans tout le Moyen-âge appelle les fils de Satan, légistes ou médecins, pactiser prudemment avec le vieil esprit vaincu.
Mais laissons ces semblants. Ceux qui sérieusement proposent à Satan de s’arranger, de faire la paix, ont-ils bien réfléchi ?
L’obstacle n’est pas la rancune. Les morts sont morts. Ces millions de victimes, Albigeois, Vaudois, Protestants, Maures, Juifs, Indiens de l’Amérique, dorment en paix. L’universel martyr du Moyen-âge, la Sorcière ne dit rien. Sa cendre est au vent.
Mais savez-vous ce qui proteste, ce qui solidement sépare les deux esprits, les empêche de se rapprocher ? C’est une réalité énorme qui s’est faite depuis cinq cents ans. C’est l’œuvre gigantesque que l’Église a maudite, le prodigieux édifice des sciences et des institutions modernes, qu’elle excommunia pierre par pierre, mais que chaque anathème grandit, augmenta d’un étage. Nommez-moi une science qui n’ait été révolte.
Il n’est qu’un seul moyen de concilier les deux esprits et de mêler les deux Églises. C’est de démolir la nouvelle, celle qui, dès son principe, fut déclarée coupable, condamnée. Détruisons, si nous le pouvons, toutes les sciences de la nature, l’Observatoire, le Muséum et le Jardin des Plantes, l’École de Médecine, toute bibliothèque moderne. Brûlons nos lois, nos codes. Revenons au Droit canonique.
Ces nouveautés, toutes, ont été Satan. Nul progrès qui ne fût son crime.
C’est ce coupable logicien qui, sans respect pour le droit clérical, conserva et refit celui des philosophes et des juristes, fondé sur la croyance impie du Libre arbitre.
C’est ce dangereux magicien qui, pendant qu’on discute sur le sexe des anges et autres sublimes questions, s’acharnait aux réalités, créait la chimie, la physique, les mathématiques. Oui, les mathématiques. Il fallut les reprendre ; ce fut une révolte. Car on était brûlé pour dire que trois font trois.
La médecine, surtout, c’est le vrai satanisme, une révolte contre la maladie, le fléau mérité de Dieu. Manifeste péché d’arrêter l’âme en chemin vers le ciel, de la replonger dans la vie !
Comment expier tout cela ? Comment supprimer, faire crouler cet entassement de révoltes, qui aujourd’hui fait toute la vie moderne ? Pour reprendre le chemin des anges, Satan détruira-t-il cette œuvre ? Elle pose sur trois pierres éternelles : la Raison, le Droit, la Nature.
L’esprit nouveau est tellement vainqueur, qu’il oublie ses combats, daigne à peine aujourd’hui se souvenir de sa victoire.
Il n’était pas inutile de lui rappeler la misère de ses premiers commencements, les formes humbles et grossières, barbares, cruellement comiques, qu’il eut sous la persécution, quand une femme, l’infortunée Sorcière, lui donna son essor populaire dans la science. Bien plus hardie que l’hérétique, le raisonneur demi-chrétien, le savant qui gardait un pied dans le cercle sacré, elle en échappa vivement, et sur le libre sol, de rudes pierres sauvages tenta de se faire un autel.
Elle a péri, devait périr. Comment ? Surtout par le progrès des sciences mômes qu’elle a commencées, par le médecin, par le naturaliste, pour qui elle avait travaillé.
La Sorcière a péri pour toujours, mais non pas la Fée. Elle reparaîtra sous cette forme qui est immortelle.
La femme, aux derniers siècles occupée d’affaires d’hommes, a perdu en revanche son vrai rôle : celui de la médication, de la consolation, celui de la Fée qui guérit.
C’est son vrai sacerdoce. Et il lui appartient, quoi qu’en ait dit l’Église.
Avec ses délicats organes, son amour du plus fin détail, un sens si tendre de la vie, elle est appelée à en devenir la pénétrante confidente en toute science d’observation. Avec son cœur et sa pitié, sa divination de bonté, elle va d’elle-même à la médication. Entre les malades et l’enfant il est fort peu de différence. À tous les deux il faut la femme.
Elle rentrera dans les sciences et y rapportera la douceur et l’humanité, comme un sourire de la nature.
L’Anti-Nature pâlit, et le jour n’est pas loin où son heureuse éclipse fera pour le monde une aurore.
Les dieux passent, et non Dieu. Au contraire, plus ils passent, et plus il apparaît. Il est comme un phare à éclipse, mais qui à chaque fois revient plus lumineux.
C’est un grand signe de le voir en pleine discussion, et dans les journaux même. On commence à sentir que toutes les questions tiennent à la question fondamentale et souveraine (l’éducation, l’état, l’enfant, la femme). Tel est Dieu, tel le monde.
Cela dit que les temps sont mûrs.
Elle est si près, cette aube religieuse, qu’à chaque instant je croyais la voir poindre dans le désert ou j’ai fini ce livre.
Qu’il était lumineux, âpre et beau mon désert ! J’avais mon nid posé sur un roc de la grande rade de Toulon, dans une humble villa, entre les aloès et les cyprès, les cactus, les roses sauvages. Devant moi ce bassin immense de mer étincelante ; derrière, le chauve amphithéâtre où s’assoiraient à l’aise les États-généraux du monde.
Ce lieu, tout africain, a des éclairs d’acier, qui, le jour, éblouissent. Mais aux matins d’hiver, en décembre surtout, c’était plein d’un mystère divin. Je me levais juste à six heures, quand le coup de canon de l’Arsenal donne le signal du travail. De six à sept, j’avais un moment admirable. La scintillation vive (oserai-je dire acérée ?) des étoiles faisait honte à la lune, et résistait à l’aube. Avant qu’elle parût, puis pendant le combat des deux lumières, la transparence prodigieuse de l’air permettait de voir et d’entendre à des distances incroyables. Je distinguais tout à deux lieues. Les moindres accidents des montagnes lointaines, arbre, rocher, maison, pli de terrain, tout se révélait dans la plus fine précision. J’avais des sens de plus, je me trouvais un autre être, dégagé, ailé, affranchi. Moment limpide, austère, si pur !… Je me disais : « Mais quoi ! Est-ce que je serais homme encore ? »
Un bleuâtre indéfinissable (que l’aube rosée respectait, n’osait teinter), un éther sacré, un esprit, faisait toute nature esprit.
On sentait pourtant un progrès, de lents et de doux changements. Une grande merveille allait venir, éclater et éclipser tout. On la laissait venir, on ne la pressait pas. La transfiguration prochaine, les ravissements espérés de la lumière, n’ôtaient rien au charme profond d’être encore dans la nuit divine, d’être à demi caché, sans se bien démêler du prodigieux enchantement… Viens, Soleil ! On t’adore d’avance, mais tout en profitant de ce dernier moment de rêve…
Il va poindre… Attendons dans l’espoir, le recueillement.