La Sorcière/Livre II/Chapitre II

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Flammarion (Œuvres complètes de Jules Michelet, tome XXXVIIIp. 481-496).



II

LE MARTEAU DES SORCIÈRES


Les sorcières prenaient peu de peine pour cacher leur jeu. Elles s’en vantaient plutôt, et c’est de leur bouche même que Sprenger a recueilli une grande partie des histoires qui ornent son manuel. C’est un livre pédantesque, calqué ridiculement sur les divisions et subdivisions usitées par les Thomistes, mais naïf, très convaincu, d’un homme vraiment effrayé, qui, dans ce duel terrible entre Dieu et le Diable où Dieu permet généralement que le Diable ait l’avantage, ne voit de remède qu’à poursuivre celui-ci la flamme en main, brûlant au plus vite les corps où il élit domicile.

Sprenger n’a eu que le mérite de faire un livre plus complet, qui couronne un vaste système, toute une littérature. Aux anciens Pénitentiaires, aux manuels des confesseurs pour l’inquisition des péchés, succédèrent les Directoria pour l’inquisition de l’hérésie, qui est le plus grand péché. Mais pour la grande hérésie, qui est la sorcellerie, on fit des directoria ou manuels spéciaux, des Marteaux pour les sorcières. Ces manuels, constamment enrichis par le zèle des dominicains, ont atteint leur perfection dans le Malleus de Sprenger, livre qui le guida lui-même dans sa grande mission d’Allemagne et resta pour un siècle le guide et la lumière des tribunaux d’inquisition.


Comment Sprenger fut-il conduit à étudier ces matières ? Il raconte qu’étant à Rome, au réfectoire où les moines hébergeaient des pèlerins, il en vit deux de Bohême : l’un, jeune prêtre ; l’autre, son père. Le père soupirait et priait pour le succès de son voyage. Sprenger, ému de charité, lui demande d’où vient son chagrin. C’est que son fils est possédé ; avec grande peine et dépense, il l’amène à Rome, au tombeau des saints. « Ce fils, où est-il ? dit le moine. — À côté de vous. À cette réponse, j’eus peur, et me reculai. J’envisageai le jeune prêtre et fus étonné de le voir manger d’un air très modeste et répondre avec douceur. Il m’apprit qu’ayant parlé un peu durement à une vieille, elle lui avait jeté un sort ; ce sort était sous un arbre. Sous lequel ? la sorcière s’obstinait à ne pas le dire. » Sprenger, toujours par charité, se mit à mener le possédé d’église en église et de relique en relique. À chaque station, exorcisme, fureur, cris, contorsions, baragouinage en toute langue et force gambades. Tout cela devant le peuple, qui les suivait, admirait, frissonnait. Les diables, si communs en Allemagne, étaient plus rares en Italie. En quelques jours, Rome ne parlait d’autre chose. Cette affaire, qui fit grand bruit, recommanda sans nul doute le dominicain à l’attention. Il étudia, compila tous les Mallei et autres manuels manuscrits, et devint de première force en procédure démoniaque. Son Malleus dut être fait dans les vingt ans qui séparent cette aventure de la grande mission donnée à Sprenger par le pape Innocent VIII, en 1484.


Il était bien nécessaire de choisir un homme adroit pour cette mission d’Allemagne, un homme d’esprit, d’habileté, qui vainquît la répugnance des loyautés germaniques au ténébreux système qu’il s’agissait d’introduire. Rome avait eu aux Pays-Bas un rude échec qui y mit l’Inquisition en honneur et, par suite, lui ferma la France (Toulouse seule, comme ancien pays albigeois, y subit l’inquisition). Vers l’année 1460, un pénitencier de Rome, devenu doyen d’Arras, imagina de frapper un coup de terreur sur les chambres de rhétorique (ou réunions littéraires), qui commençaient à discuter des matières religieuses. Il brûla comme sorcier un de ces rhétoriciens et, avec lui, des bourgeois riches, des chevaliers même. La noblesse, ainsi touchée, s’irrita ; la voix publique s’éleva avec violence. L’Inquisition fut conspuée, maudite, surtout en France. Le Parlement de Paris lui ferma rudement la porte, et Rome, par sa maladresse, perdit cette occasion d’introduire dans tout le Nord cette domination de terreur.

Le moment semblait mieux choisi vers 1484. L’Inquisition, qui avait pris en Espagne des proportions si terribles et dominait la royauté, semblait alors devenue une institution conquérante, qui dût marcher d’elle-même, pénétrer partout et envahir tout. Elle trouvait, il est vrai, un obstacle en Allemagne, la jalouse opposition des princes ecclésiastiques, qui, ayant leurs tribunaux, leur inquisition personnelle, ne s’étaient jamais prêtés à recevoir celle de Rome. Mais la situation de ces princes, les très grandes inquiétudes que leur donnaient les mouvements populaires, les rendaient plus maniables. Tout le Rhin et la Souabe, l’orient même vers Salzbourg, semblaient minés en dessous. De moment en moment éclataient des révoltes de paysans. On aurait dit un immense volcan souterrain, un invisible lac de feu, qui, de place en place, se fût révélé par des jets de flamme. L’Inquisition étrangère, plus redoutée que l’allemande, arrivait ici à merveille pour terroriser le pays, briser les esprits rebelles, brûlant comme sorciers aujourd’hui ceux qui, peut-être demain, auraient été insurgés. Excellente arme populaire pour dompter le peuple, admirable dérivatif. On allait détourner l’orage cette fois sur les sorciers, comme, en 1349 et dans tant d’autres occasions, on l’avait lancé sur les juifs.

Seulement il fallait un homme. L’Inquisiteur qui, le premier, devant les cours jalouses de Mayence et de Cologne, devant le peuple moqueur de Francfort ou de Strasbourg, allait dresser son tribunal, devait être un homme d’esprit. Il fallait que sa dextérité personnelle balançât, fît quelquefois oublier l’odieux de son ministère. Rome, du reste, s’est piquée toujours de choisir très bien les hommes. Peu soucieuse des questions, beaucoup des personnes, elle a cru, non sans raison, que le succès des affaires dépendait du caractère tout spécial des agents envoyés dans chaque pays. Sprenger était-il bien l’homme ? D’abord, il était Allemand, dominicain soutenu d’avance par cet ordre redouté, par tous ses couvents, ses écoles. Un digne fils des écoles était nécessaire, un bon scolastique, un homme ferré sur la Somme, ferme sur son saint Thomas, pouvant toujours donner des textes. Sprenger était tout cela. Mais, de plus, c’était un sot.


« On dit, on écrit souvent que dia-bolus vient de dia, deux, et bolus, bol ou pilule, parce qu’avalant à la fois et l’âme et le corps, des deux choses il ne fait qu’une pilule, un même morceau. Mais (dit-il, continuant avec la gravité de Sganarelle), selon l’étymologie grecque, diabolus signifie clausus ergastulo ; ou bien, defluens (Teufeul ?), c’est-à-dire tombant, parce qu’il est tombé du ciel. »

D’où vient maléfice ? « De maleficiendo, qui signifie male de fide sentiendo. » Étrange étymologie, mais d’une portée très-grande. Si le maléfice est assimilé aux mauvaises opinions, tout sorcier est un hérétique, et tout douteur est un sorcier. On peut brûler comme sorciers tous ceux qui penseraient mal. C’est ce qu’on avait fait à Arras, et ce qu’on voulait peu à peu établir partout.

Voilà l’incontestable et solide mérite de Sprenger. Il est sot, mais intrépide ; il pose hardiment les thèses les moins acceptables. Un autre essayerait d’éluder, d’atténuer, d’amoindrir les objections. Lui, non. Dès la première page, il montre de face, expose une à une les raisons naturelles, évidentes, qu’on a de ne pas croire aux miracles diaboliques. Puis il ajoute froidement : Autant d’erreurs hérétiques. Et, sans réfuter les raisons, il copie les textes contraires, saint Thomas, Bible, légendes, canonistes et glossateurs. Il vous montre d’abord le bon sens, puis le pulvérise par l’autorité.

Satisfait, il se rassoit, serein, vainqueur ; il semble dire : Eh bien ! maintenant, qu’en dites-vous ? Seriez-vous bien assez osé pour user de votre raison ?… Allez donc douter, par exemple, que le Diable ne s’amuse à se mettre entre les époux, lorsque tous les jours l’Église et les canonistes admettent ce motif de séparation !

Cela, certes, est sans réplique. Personne ne soufflera. Sprenger, en tête de ce manuel des juges, déclarant le moindre doute hérétique, le juge est lié ; il sent qu’il ne doit pas broncher ; que, si malheureusement il avait quelque tentation de doute ou d’humanité, il lui faudrait commencer par se condamner et se brûler lui-même.


C’est partout la même méthode.

Le bon sens d’abord ; puis de front, de face et sans précaution, la négation du bon sens. Quelqu’un, par exemple, serait tenté de dire que, puisque l’amour est dans l’âme, il n’est pas bien nécessaire de supposer qu’il y faut l’action mystérieuse du Diable. Cela n’est-il pas spécieux ? « Non pas, dit Sprenger, distinguo. Celui qui fend le bois n’est pas cause de la combustion ; il est seulement cause indirecte. Le fendeur de bois, c’est l’amour (voir Denis l’Aréopagite, Origène, Jean Damascène). Donc l’amour n’est que la cause indirecte de l’amour. »

Voilà ce que c’est que d’étudier. Ce n’est pas une faible école qui pouvait produire un tel homme. Cologne seule, Louvain, Paris, avaient les machines propres à mouler le cerveau humain. L’école de Paris était forte ; pour le latin de cuisine, qu’opposer au Janotus de Gargantua ? Mais plus forte était Cologne, glorieuse reine des ténèbres qui a donné à Hutten le type des Obscuri viri, des obscurantins et ignorantins, race si prospère et si féconde.

Ce solide scolastique, plein de mots, vide de sens, ennemi juré de la nature, autant que de la raison, siège avec une foi superbe dans ses livres et dans sa robe, dans sa crasse et sa poussière. Sur la table de son tribunal, il a la Somme d’un côté, de l’autre le Directorium. Il n’en sort pas. À tout le reste il sourit. Ce n’est pas à un homme comme lui qu’on en fait accroire, ce n’est pas lui qui donnera dans l’astrologie ou dans l’alchimie, sottises pas encore assez sottes, qui mèneraient à l’observation. Que dis-je ? Sprenger est esprit fort, il doute des vieilles recettes. Quoique Albert le Grand assure que la sauge dans une fontaine suffit pour faire un grand orage, il secoue la tête. La sauge ? à d’autres ! je vous prie. Pour peu qu’on ait d’expérience, on reconnaît ici la ruse de Celui qui voudrait faire perdre sa piste et donner le change, l’astucieux Prince de l’air ; mais il y aura du mal, il a affaire à un docteur plus malin que le Malin.

J’aurais voulu voir en face ce type admirable du juge et les gens qu’on lui amenait. Des créatures que Dieu prendrait dans deux globes différents ne seraient pas plus opposées, plus étrangères l’une à l’autre, plus dépourvues de langue commune. La vieille, squelette déguenillé à l’œil flamboyant de malice, trois fois recuite au feu d’enfer ; le sinistre solitaire, berger de la forêt Noire, ou des hauts déserts des Alpes ; voilà les sauvages qu’on présente à l’œil terne du savantasse, au jugement du scolastique.

Ils ne le feront pas, du reste, suer longtemps en son lit de justice. Sans torture, ils diront tout. La torture viendra, mais après, pour complément et ornement du procès-verbal. Ils expliquent et content par ordre tout ce qu’ils ont fait. Le Diable est l’intime ami du berger, et il couche avec la sorcière. Elle en sourit, elle en triomphe. Elle jouit visiblement de la terreur de l’assemblée.

Voilà une vieille bien folle ; le berger ne l’est pas moins. Sots ? Ni l’un ni l’autre. Loin de là, ils sont affinés, subtils, entendent pousser l’herbe et voient à travers les murs. Ce qu’ils voient le mieux encore, ce sont les monumentales oreilles d’une qui ombragent le bonnet du docteur. C’est surtout la peur qu’il a d’eux. Car il a beau faire le brave, il tremble. Lui-même avoue que le prêtre, s’il n’y prend garde, en conjurant le démon, le décide parfois à changer de gîte, à passer dans le prêtre même, trouvant plus flatteur de loger dans un corps consacré à Dieu. Qui sait si ces simples diables de bergers et de sorcières n’auraient pas l’ambition d’habiter un inquisiteur ? Il n’est nullement rassuré, lorsque, de sa plus grosse voix, il dit à la vieille : « S’il est si puissant, ton maître, comment ne sens-je point ses atteintes ? » — « Et je ne les sentais que trop, dit le pauvre homme dans son livre. Quand j’étais à Ratisbonne, que de fois il venait frapper aux carreaux de ma fenêtre ! Que de fois il enfonçait des épingles à mon bonnet ! Puis c’étaient cent visions, des chiens, des singes, etc. »


La plus grande joie du Diable, ce grand logicien, c’est de pousser au docteur, par la voix de la fausse vieille, des arguments embarrassants, d’insidieuses questions, auxquels il n’échappe guère qu’en faisant comme ce poisson qui s’enfuit en troublant l’eau et la noircissant comme l’encre. Par exemple : « Le Diable n’agit qu’autant que Dieu le permet. Pourquoi punir ses instruments ? » — Ou bien : « Nous ne sommes pas libres. Dieu permet, comme pour Job, que le Diable nous tente et nous pousse, nous violente avec des coups… Doit-on punir qui n’est pas libre ? » — Sprenger s’en tire en disant : « Vous êtes des êtres libres (ici force textes). Vous n’êtes serfs que de votre pacte avec le Malin. » — À quoi la réponse serait trop facile : « Si Dieu permet au Malin de nous tenter de faire un pacte, il rend ce pacte possible, etc. »

« Je suis bien bon, dit-il, d’écouter ces gens-là ! Sot qui dispute avec le Diable. » — Tout le peuple dit comme lui. Tous applaudissent au procès ; tous sont émus, frémissants, impatients de l’exécution. De pendus on en voit assez. Mais le sorcier et la sorcière, ce sera une curieuse fête de voir comment ces deux fagots pétilleront dans la flamme.

Le juge a le peuple pour lui. Il n’est pas embarrassé. Avec le Directorium, il suffirait de trois témoins. Comment n’a-t-on pas trois témoins, surtout pour témoigner le faux ? Dans toute ville médisante, dans tout village envieux, plein de haines de voisins, les témoins abondent. Au reste, le Directorium est un livre suranné, vieux d’un siècle. Au quinzième, siècle de lumière, tout est perfectionné. Si l’on n’a pas de témoins, il suffit de la voix publique, du cri général[1].


Cri sincère, cri de la peur, cri lamentable des victimes, des pauvres ensorcelés. Sprenger en est fort touché. Ne croyez pas que ce soit de ces scolastiques insensibles, hommes de sèche abstraction. Il a un cœur. C’est justement pour cela qu’il tue si facilement. Il est pitoyable, plein de charité. Il a pitié de cette femme éplorée, naguère enceinte, dont la sorcière étouffa l’enfant d’un regard. Il a pitié du pauvre homme dont elle a fait grêler le champ. Il a pitié du mari qui, n’étant nullement sorcier, voit bien que sa femme est sorcière, et la traîne, la corde au cou, à Sprenger, qui la fait brûler.

Avec un homme cruel, on s’en tirerait peut-être ; mais avec ce bon Sprenger, il n’y a rien à espérer. Trop forte est son humanité ; on est brûle sans remède, ou bien il faut bien de l’adresse, une grande présence d’esprit. Un jour, on lui porte plainte de la part de trois bonnes dames de Strasbourg qui, au même jour, à la même heure, ont été frappées de coups invisibles. Comment ? Elles ne peuvent accuser qu’un homme de mauvaise mine qui leur aura jeté un sort. Mandé devant l’inquisiteur, l’homme proteste, jure par tous les saints qu’il ne connaît point ces dames, qu’il ne les a jamais vues. Le juge ne veut point le croire. Pleurs, serments, rien ne servait. Sa grande pitié pour les dames le rendait inexorable, indigné des dénégations. Et déjà il se levait. L’homme allait être torturé, et là il eût avoué, comme faisaient les plus innocents. Il obtient de parler et dit : « J’ai mémoire, en effet, qu’hier, à cette heure, j’ai battu… qui ? non des créatures baptisées, mais trois chattes qui furieusement sont venues pour me mordre aux jambes… » — Le juge, en homme pénétrant, vit alors toute l’affaire ; le pauvre homme était innocent, les dames étaient certainement à tels jours transformées en chattes, et le Malin s’amusait à les jeter aux jambes des chrétiens pour perdre ceux-ci et les faire passer pour sorciers.

Avec un juge moins habile, on n’eût pas deviné ceci. Mais on ne pouvait toujours avoir un tel homme. Il était bien nécessaire que, toujours sur la table de l’Inquisition, il y eût un bon guide-âne qui révélât au juge, simple et peu expérimenté, les ruses du vieil Ennemi, les moyens de les déjouer, la tactique habile et profonde dont le grand Sprenger avait si heureusement fait usage dans ses campagnes du Rhin. Dans cette vue, le Malleus, qu’on devait porter dans la poche, fut imprimé généralement dans un format rare alors, le petit in-dix-huit. Il n’eût pas été séant qu’à l’audience, embarrassé, le juge ouvrit sur la table un in-folio. Il pouvait, sans affectation, regarder du coin de l’œil, et, sous la table, fouiller son manuel de sottise.


Le Malleus, comme tous les livres de ce genre, contient un singulier aveu, c’est que le Diable gagne du terrain, c’est-à-dire que Dieu en perd ; que le genre humain, sauvé par Jésus, devient la conquête du Diable. Celui-ci, trop visiblement, avance de légende en légende. Que de chemin il a fait depuis les temps de l’Évangile, où il était trop heureux de se loger dans des pourceaux, jusqu’à l’époque de Dante, où, théologien et juriste, il argumente avec les saints, plaide, et, pour conclusion d’un syllogisme vainqueur, emportant l’âme disputée, dit avec un rire triomphant : « Tu ne savais pas que j’étais logicien ! »

Aux premiers temps du Moyen-âge, il attend encore l’agonie pour prendre l’âme et l’emporter. Sainte Hildegarde (vers 1100) croit qu’il ne peut pas entrer dans le corps d’un homme vivant, autrement les membres se disperseraient ; c’est l’ombre et la fumée du Diable qui y entrent seulement. Cette dernière lueur de bon sens disparaît au douzième siècle. Au treizième, nous voyons un prieur qui craint tellement d’être pris vivant, qu’il se fait garder jour et nuit par deux cents hommes armés.

Là commence une époque de terreurs croissantes, où l’homme se fie de moins en moins à la protection divine. Le Démon n’est plus un esprit furtif, un voleur de nuit qui se glisse dans les ténèbres : c’est l’intrépide adversaire, l’audacieux singe de Dieu, qui, sous son soleil, en plein jour, contrefait sa création. Qui dit cela ? La légende ? Non, mais les plus grands docteurs. Le Diable transforme tous les êtres, dit Albert-le-Grand. Saint Thomas va bien plus loin. « Tous les changements, dit-il, qui peuvent se faire de nature et par les germes, le Diable peut les imiter. » Étonnante concession, qui, dans une bouche si grave, ne va pas à moins qu’à constituer un Créateur en face du Créateur ! « Mais pour ce qui peut se faire sans germer, ajoute-t-il, une métamorphose d’homme en bête, la résurrection d’un mort, le Diable ne peut les faire. » Voilà la part de Dieu petite. En propre, il n’a que le miracle, l’action rare et singulière. Mais le miracle quotidien, la vie, elle n’est plus à lui seul : le Démon, son imitateur, partage avec lui la nature.

Pour l’homme, dont les faibles yeux ne font pas différence de la nature créée de Dieu à la nature créée du Diable, voilà le monde partagé. Une terrible incertitude planera sur toute chose. L’innocence de la nature est perdue. La source pure, la blanche fleur, le petit oiseau, sont-ils bien de Dieu, ou de perfides imitations, des pièges tendus à l’homme ?… Arrière ! tout devient suspect. Des deux créations, la bonne, comme l’autre en suspicion, est obscurcie et envahie. L’ombre du Diable voile le jour, elle s’étend sur toute vie. À juger par l’apparence et par les terreurs humaines, il ne partage pas le monde, il l’a usurpé tout entier.


Les choses en sont là au temps de Sprenger. Son livre est plein des aveux les plus tristes sur l’impuissance de Dieu. Il permet, dit-il, qu’il en soit ainsi. Permettre une illusion si complète, laisser croire que le Diable est tout, Dieu rien, c’est plus que permettre, c’est décider la damnation d’un monde d’âmes infortunées que rien ne défend contre cette erreur. Nulle prière, nulle pénitence, nul pèlerinage ne suffit ; non pas même (il en fait l’aveu) le sacrement de l’autel. Étrange mortification ! Des nonnes, bien confessées, l’hostie dans la bouche, avouent qu’à ce moment même elles ressentent l’infernal amant, qui sans vergogne ni peur, les trouble et ne lâche pas prise. Et, pressées de questions, elles ajoutent, en pleurant, qu’il a le corps, parce qu’il a l’âme.


Les anciens Manichéens, les modernes Albigeois, furent accusés d’avoir cru à la puissance du Mal qui luttait à côté du Bien, et fait le Diable égal de Dieu. Mais ici il est plus qu’égal. Si Dieu, dans l’hostie, ne fait rien, le Diable paraît supérieur.

Je ne m’étonne pas du spectacle étrange qu’offre alors le monde. L’Espagne, avec une sombre fureur, l’Allemagne, avec la colère effrayée et pédantesque dont témoigne le Malleus, poursuivent l’insolent vainqueur dans les misérables où il élit domicile ; on brûle, on détruit les logis vivants où il s’était établi. Le trouvant trop fort dans l’âme, on veut le chasser des corps. À quoi bon ? Brûlez cette vieille, il s’établit chez la voisine ; que dis-je ! il se saisit parfois (si nous en croyons Sprenger) du prêtre qui l’exorcise, triomphant dans son juge même.

Les dominicains, aux expédients, conseillaient pourtant l’intercession de la Vierge, la répétition continuelle de l’Ave Maria. Toutefois Sprenger avoue que ce remède est éphémère. On peut être pris entre deux Ave. De là l’invention du Rosaire, le chapelet des Ave par lequel on peut sans attention marmotter indéfiniment pendant que l’esprit est ailleurs. Des populations entières adoptent ce premier essai de l’art par lequel Loyola essayera de mener le monde, et dont ses Exercitia sont l’ingénieux rudiment.


Tout ceci semble contredire ce que nous avons dit au chapitre précédent sur la décadence de la sorcellerie. Le Diable est maintenant populaire et présent partout. Il semble avoir vaincu. Mais profite-t-il de la victoire ? Gagne-t-il en substance ?

Oui, sous l’aspect nouveau de la Révolte scientifique qui va nous faire la lumineuse Renaissance. Non, sous l’aspect ancien de l’Esprit ténébreux de la sorcellerie. Ses légendes, au seizième siècle, plus nombreuses, plus répandues que jamais, tournent volontiers au grotesque. On tremble, et cependant on rit[2].




  1. Faustin Hélie, dans son savant et lumineux Traité de l’instruction criminelle (t. I, 398), a parfaitement expliqué comment Innocent III, vers 1200, supprime les garanties de l’Accusation, jusque-là nécessaires (surtout la peine de la calomnie que pouvait encourir l’accusateur). On y substitue les procédures ténébreuses, la Dénonciation, l’Inquisition. Voir dans Soldan la légèreté terrible des dernières procédures. On versa le sang comme l’eau.
  2. Voy. mes Mémoires de Luther, pour les Kilcrops, etc.