La Sorcière/Livre II/Chapitre III
III
CENT ANS DE TOLÉRANCE EN FRANCE. — RÉACTION
L’Église donnait au juge et à l’accusateur la confiscation des sorciers. Partout où le droit canonique reste fort, les procès de sorcellerie se multiplient, enrichissent le clergé. Partout où les tribunaux laïques revendiquent ces affaires, elles deviennent rares et disparaissent, du moins pour cent années chez nous, 1450-1550.
Un premier coup de lumière se fait déjà au milieu du quinzième siècle, et il part de la France. L’examen du procès de Jeanne d’Arc par le Parlement, sa réhabilitation, font réfléchir sur le commerce des esprits, bons ou mauvais, sur les erreurs des tribunaux ecclésiastiques. Sorcière pour les Anglais, pour les plus grands docteurs du Concile de Bâle, elle est pour les Français une sainte, une sibylle. Sa réhabilitation inaugure chez nous une ère de tolérance. Le Parlement de Paris réhabilite aussi les prétendus Vaudois d’Arras. — En 1498, il renvoie comme fou un sorcier qu’on lui présente. Nulle condamnation sous Charles VIII, Louis XII, François Ier.
Tout au contraire, l’Espagne, sous la pieuse Isabelle (1506), sous le cardinal Ximénès, commence à brider les sorcières. Genève, alors sous son évêque (1515), en brûla cinq cents en trois mois. L’empereur Charles-Quint, dans ses constitutions allemandes, veut en vain établir que « la sorcellerie, causant dommage aux biens et aux personnes, est une affaire civile (non ecclésiastique). » En vain il supprime la confiscation (sauf le cas de lèse-majesté). Les petits princes-évêques, dont la sorcellerie fait un des meilleurs revenus, continuent de brûler en furieux. L’imperceptible évêché de Bamberg, en un moment, brûle six cents personnes, et celui de Wurtzbourg neuf cents ! Le procédé est simple. Employer tout d’abord la torture contre les témoins, créer des témoins à charge par la douleur, l’effroi. Tirer de l’accusé, par l’excès des souffrances, un aveu, et croire cet aveu contre l’évidence des faits. Exemple : Une sorcière avoue avoir tiré du cimetière le corps d’un enfant mort récemment, pour user de ce corps dans ses compositions magiques. Son mari dit : « Allez au cimetière. L’enfant y est. » On le déterre, on le retrouve justement dans sa bière. Mais le juge décide, contre le témoignage de ses yeux, que c’est une apparence, une illusion du diable. Il préfère l’aveu de la femme au fait lui-même. Elle est brûlée[1].
Les choses allèrent si loin, chez ces bons princes-évêques, que plus tard l’empereur le plus bigot qui fut jamais, l’empereur de la guerre de Trente-Ans, Ferdinand II, est obligé d’intervenir, d’établir à Bamberg un commissaire impérial pour qu’on suive le droit de l’Empire, et que le juge épiscopal ne commence pas ces procès par la torture qui les tranchait d’avance, menait droit au bûcher.
On prenait les sorcières fort aisément par leurs aveux, et parfois sans tortures. Beaucoup étaient de demi-folles. Elles avouaient se transformer en bêtes. Souvent les Italiennes se faisaient chattes, et, glissant sous les portes, suçaient, disaient-elles, le sang des enfants. Au pays des grandes forêts, en Lorraine et au Jura, les femmes volontiers devenaient louves, dévoraient les passants, à les en croire (même quand il ne passait personne). On les brûlait. Des filles assuraient s’être livrées au Diable, et on les trouvait vierges encore. On les brûlait. Plusieurs semblaient avoir hâte, besoin d’être brûlées. Parfois folie, fureur. Et parfois désespoir. Une Anglaise, menée au bûcher, dit au peuple : « N’accusez pas mes juges. J’ai voulu me perdre moi-même. Mes parents s’étaient éloignés avec horreur. Mon mari m’avait reniée. Je ne serais rentrée dans la vie que déshonorée… J’ai voulu mourir… J’ai menti. »
Le premier mot exprès de tolérance, contre le sot Sprenger, son affreux Manuel et ses dominicains, fut dit par un légiste de Constance, Molitor. Il dit cette chose de bon sens, qu’on ne pouvait prendre au sérieux les aveux des sorcières, puisqu’en elles, celui qui parlait, c’était justement le père du mensonge. Il se moqua des miracles du Diable, soutint qu’ils étaient illusoires. Indirectement les rieurs, Hutten, Érasme, dans les satires qu’ils firent des idiots dominicains, portèrent un coup violent à l’Inquisition. Cardan dit sans détour : « Pour avoir la confiscation, les mêmes accusaient, condamnaient, et à l’appui inventaient mille histoires. »
L’apôtre de la tolérance, Chatillon, qui soutint, contre les catholiques et les protestants à la fois, qu’on ne devait point brûler les hérétiques, sans parler des sorciers, mit les esprits dans une meilleure direction. Agrippa, Lavatier, Wyer surtout, l’illustre médecin de Clèves, dirent justement que, si ces misérables sorcières sont le jouet du Diable, il faut s’en prendre au Diable plus qu’à elles, les guérir et non les brûler. Quelques médecins de Paris poussent bientôt l’incrédulité jusqu’à prétendre que les possédées, les sorcières, ne sont que des fourbes. C’était aller trop loin. La plupart étaient des malades sous l’empire d’une illusion.
Le sombre règne d’Henri II et de Diane de Poitiers finit les temps de tolérance. On bride, sous Diane, les hérétiques et les sorciers. Catherine de Médicis, au contraire, entourée d’astrologues et de magiciens, eût voulu protéger ceux-ci. Ils multipliaient fort. Le sorcier Trois-Échelles, jugé sous Charles IX, les compte par cent mille et dit que la France est sorcière.
Agrippa et d’autres soutiennent que toute science est dans la Magie. Magie blanche, il est vrai. Mais la terreur des sots, la fureur fanatique, en font fort peu de différence. Contre Wyer, contre les vraies savants, la lumière et la tolérance, une violente réaction de ténèbres se fait d’où on l’eût attendue le moins. Nos magistrats, qui, depuis près d’un siècle, s’étaient montrés éclairés, équitables, maintenant lancés en grand nombre dans le Catholicon d’Espagne et la furie ligueuse, se montrent plus prêtres que les prêtres. En repoussant l’inquisition de France, ils l’égalent, voudraient l’effacer. À ce point qu’en une fois le seul Parlement de Toulouse met au bûcher quatre cents corps humains. Qu’on juge de l’horreur, de la noire fumée de tant de chair, de graisse, qui, sous les cris perçants, les hurlements, fond horriblement, bouillonne ! Exécrable et nauséabond spectacle qu’on n’avait pas vu depuis les grillades et les rôtissades albigeoises !
Mais cela, c’est trop peu encore pour Bodin, le légiste d’Angers, l’adversaire violent de Wyer. Il commence par dire que les sorciers sont si nombreux, qu’ils pourraient en Europe refaire une armée de Xerxès, de dix-huit cent mille hommes. Puis il exprime (à la Caligula) le vœu que ces deux millions d’hommes soient réunis pour qu’il puisse, lui, Bodin, les juger, les brûler d’un seul coup.
La concurrence s’en mêle. Les gens de loi commencent à dire que le prêtre, souvent trop lié avec la sorcière, n’est plus un juge sûr. Les juristes, en effet, paraissent un moment plus sûrs encore. L’avocat jésuite Del Rio en Espagne, Remy (1596) en Lorraine, Boguet (1602) au Jura, Leloyer (1605) dans l’Anjou, sont gens incomparables, à faire mourir d’envie Torquemada.
En Lorraine, ce fut comme une contagion terrible de sorciers, de visionnaires. La foule, désespérée par le passage continuel des troupes et des bandits, ne priait plus que le Diable. Les sorciers entraînaient le peuple. Maints villages, effrayés, entre deux terreurs, celle des sorciers et celle des juges, avaient envie de laisser là leurs terres et de s’enfuir, si l’on en croit Remy, le juge de Nancy. Dans son livre dédié au cardinal de Lorraine (1596), il assure avoir brûlé en seize années huit cents sorcières. « Ma justice est si bonne, dit-il, que, l’an dernier, il y en a eu seize qui se sont tuées pour ne pas passer par mes mains. »
Les prêtres étaient humiliés. Auraient-ils pu faire mieux que ce laïque ? Aussi les moines seigneurs de Saint-Claude, contre leurs sujets, adonnés à la sorcellerie, prirent pour juge un laïque, l’honnête Boguet. Dans ce triste Jura, pays pauvre de maigres pâturages et de sapins, le serf sans espoir se donnait au Diable. Toits adoraient le chat noir.
Le livre de Boguet (1602) eut une autorité immense. Messieurs des Parlements étudièrent, comme un manuel, ce livre d’or du petit juge de Saint-Claude. Boguet, en réalité, est un vrai légiste, scrupuleux même, à sa manière. Il blâme la perfidie dont on usait dans ces procès ; il ne veut pas que l’avocat trahisse son client ni que le juge promette grâce à l’accusé pour le faire mourir. Il blâme les épreuves si peu sûres auxquelles on soumettait encore les sorcières. « La torture, dit-il, est superflue ; elles n’y cèdent jamais. » Enfin il a l’humanité de les faire étrangler avant qu’on les jette au feu, sauf toutefois les loups-garous, « qu’il faut avoir bien soin de brûler vifs. » Il ne croit pas que Satan veuille faire pacte avec les enfants : « Satan est fin ; il sait trop bien qu’au-dessous de quatorze ans ce marché avec un mineur pourrait être cassé pour défaut d’âge et de discrétion. » Voilà donc les enfants sauvés ? Point du tout ; il se contredit ; ailleurs, il croit qu’on ne purgera cette lèpre qu’en brûlant tout, jusqu’aux berceaux. Il en fût venu là s’il eût vécu. Il fit du pays un désert. Il n’y eut jamais un juge plus consciencieusement exterminateur.
Mais c’est au Parlement de Bordeaux qu’est poussé le cri de victoire de la juridiction laïque dans le livre de Lancre : Inconstance des démons (1612). L’auteur, homme d’esprit, conseiller de ce Parlement, raconte en triomphateur sa bataille contre le Diable au pays basque, où, en moins de trois mois, il a expédié je ne sais combien de sorcières, et, ce qui est plus fort, trois prêtres. Il regarde en pitié l’Inquisition d’Espagne, qui, près de là, à Logroño (frontière de Navarre et de Castille), a traîné deux ans un procès et fini maigrement par un petit auto-da-fé, en relâchant tout un peuple de femmes.
- ↑ Voy. Soldan pour ce fait et pour tout ce qui regarde l’Allemagne.