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La Sorcière/Livre II/Chapitre VI

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Flammarion (Œuvres complètes de Jules Michelet, tome XXXVIIIp. 523-545).



VI

GAUFFRIDI (1610)


L’ordre des Ursulines semblait le plus calme des ordres, le moins déraisonnable. Elles n’étaient pas oisives, s’occupant un peu à élever des petites filles. La réaction catholique, qui avait commencé avec une haute ambition espagnole d’extase, impossible alors, qui avait follement bâti force couvents de Carmélites, Feuillantines et Capucines, s’était vue bientôt au bout de ses forces. Les filles qu’on murait là si durement pour s’en délivrer mouraient tout de suite, et, par ces morts si promptes, accusaient horriblement l’inhumanité des familles. Ce qui les tuait, ce n’étaient pas les mortifications, mais l’ennui et le désespoir. Après le premier moment de ferveur, la terrible maladie des cloîtres (décrite dès le cinquième siècle par Cassien), l’ennui pesant, l’ennui mélancolique des après-midi, l’ennui tendre qui égare en d’indéfinissables langueurs, les minait rapidement. D’autres étaient comme furieuses ; le sang trop fort les étouffait.

Une religieuse, pour mourir décemment sans laisser trop de remords à ses proches, doit y mettre environ dix ans (c’est la vie moyenne du cloître). Il fallut donc en rabattre, et des hommes de bon sens et d’expérience sentirent que, pour les prolonger, il fallait les occuper quelque peu, ne pas les tenir trop seules. Saint François de Sales fonda les Visitandines, qui devaient, deux à deux, visiter les malades. César de Bus et Romillion, qui avaient créé les Prêtres de la doctrine (en rapport avec l’Oratoire), fondèrent ce qu’on eût pu appeler les filles de la Doctrine, les Ursulines, religieuses enseignantes, que ces prêtres dirigeaient. Le tout sous la haute inspection des évêques, et peu, très peu monastique ; elles n’étaient pas cloîtrées encore. Les Visitandines sortaient ; les Ursulines recevaient (au moins les parents des élèves). Les unes et les autres étaient en rapport avec le monde, sous des directeurs estimés. L’écueil de tout cela, c’était la médiocrité. Quoique les Oratoriens et Doctrinaires aient eu des gens de grand mérite, l’esprit général de l’ordre était systématiquement moyen, modéré, attentif à ne pas prendre un vol trop haut. Le fondateur des Ursulines, Romillion, était un homme d’âge, un protestant converti, qui avait tout traversé, et était revenu de tout. Il croyait ses jeunes Provençales déjà aussi sages, et comptait tenir ses petites ouailles dans les maigres pâturages d’une religion oratorienne, monotone et raisonnable. C’est par là que l’ennui rentrait. Un matin, tout échappa.

Le montagnard provençal, le voyageur, le mystique, l’homme de trouble et de passion, Gauffridi, qui venait là comme directeur de Madeleine, eut une bien autre action. Elles sentirent une puissance, et, sans doute par les échappées de la jeune folle amoureuse, elles surent que ce n’était rien moins qu’une puissance diabolique. Toutes sont saisies de peur, et plus d’une aussi d’amour. Les imaginations s’exaltent ; les têtes tournent. En voilà cinq ou six qui pleurent, qui crient et qui hurlent, qui se sentent saisies du démon.

Si les Ursulines eussent été cloîtrées, murées, Gauffridi, leur seul directeur, eût pu les mettre d’accord de manière ou d’autre. Il aurait pu arriver, comme au cloître du Quesnoy en 1491, que le Diable, qui prend volontiers la figure de celui qu’on aime, se fût constitué, sous la figure de Gauffridi, amant commun des religieuses. Ou bien, comme dans ces cloîtres espagnols dont parle Llorente, il leur eût persuadé que le prêtre sacre de prêtrise celles à qui il fait l’amour, et que le péché avec lui est une sanctification. Opinion répandue en France, et à Paris même, où ces maîtresses de prêtres étaient dites « les consacrées. » (Lestoile, édit. Michaud, p. 561.)

Gauffridi, maître de toutes, s’en tint-il à Madeleine ? Ne passa-t-il pas de l’amour au libertinage ? On ne sait. L’arrêt indique une religieuse qu’on ne montra pas au procès, mais qui reparaît à la fin, comme s’étant donnée au Diable et à lui.

Les Ursulines étaient une maison toute à jour, où chacun venait, voyait. Elles étaient sous la garde de leurs Doctrinaires, honnêtes, et d’ailleurs jaloux. Le fondateur même était là, indigné et désespéré. Quel malheur pour l’ordre naissant, qui, à ce moment même, prospérait, s’étendait partout en France ! Sa prétention était la sagesse, le bon sens, le calme. Et tout à coup, il délire ! Romillion eût voulu étouffer la chose. Il fit secrètement exorciser ces filles par un de ses prêtres. Mais les diables ne tenaient compte d’exorcistes doctrinaires. Celui de la petite blonde, diable noble, qui était Belzébuth, démon de l’orgueil, ne daigna desserrer les dents.

Il y avait, parmi ces possédées, une fille, particulièrement adoptée de Romillion, fille de vingt à vingt-cinq ans, fort cultivée et nourrie dans la controverse, née protestante, mais qui, n’ayant ni père ni mère, était tombée aux mains du Père, comme elle, protestant converti. Son nom de Louise Copeau semble roturier. C’était, comme il parut trop, une fille d’un prodigieux esprit, d’une passion enragée. Ajoutez-y une épouvantable force. Elle soutint trois mois, outre son orage infernal, une lutte désespérée qui eût tué l’homme le plus fort en huit jours.

Elle dit qu’elle avait trois diables : Verrine, bon diable catholique, léger, un des démons de l’air ; Léviathan, mauvais diable, raisonneur et protestant ; enfin un autre qu’elle avoue être celui de l’impureté. Mais elle en oublie un, le démon de la jalousie.

Elle haïssait cruellement la petite, la blonde, la préférée, l’orgueilleuse demoiselle noble. Celle-ci, dans ses accès, avait dit qu’elle avait été au Sabbat, et qu’elle y avait été reine, et qu’on l’y avait adorée, et qu’elle s’y était livrée, mais au Prince… — Quel prince ? — Louis Gauffridi, le Prince des magiciens.

Cette Louise, à qui une telle révélation avait enfoncé un poignard, était trop furieuse pour en douter. Folle, elle crut la folle, afin de la perdre. Son démon fut soutenu de tous les démons des jalouses. Toutes crièrent que Gauffridi était bien le roi des sorciers. Le bruit se répandait partout qu’on avait fait une grande capture, un prêtre, roi des magiciens, le Prince de la magie pour tous les pays. Tel fut l’affreux diadème de fer et de feu que ces démons femelles lui enfoncèrent au front.

Tout le monde perdit la tête, et le vieux Romillion même. Soit haine de Gauffridi, soit peur de l’Inquisition, il sortit l’affaire des mains de l’évêque, et mena ses deux possédées, Louise et Madeleine, au couvent de la Sainte-Baume, dont le prieur dominicain était le Père Michaëlis, inquisiteur du pape en terre papale d’Avignon et qui prétendait l’être pour toute la Provence. Il s’agissait uniquement d’exorcismes. Mais, comme les deux filles devaient accuser Gauffridi, celui-ci allait par là le faire tomber aux mains de l’Inquisition.

Michaëlis devait prêcher l’Avent à Aix, devant le Parlement. Il sentit combien cette affaire dramatique le relèverait. Il la saisit avec l’empressement de nos avocats de Cours d’assises quand il leur vient un meurtre dramatique ou quelque cas curieux de conversation criminelle.

Le beau, dans ce genre d’affaires, c’était de mener le drame pendant l’Avent, Noël et le carême, et de ne brûler qu’à la Semaine-Sainte, la veille du grand moment de Pâques. Michaëlis se réserva pour le dernier acte, et confia le gros de la besogne à un Dominicain flamand qu’il avait, le docteur Dompt, qui venait de Louvain, qui avait déjà exorcisé, était ferré en ces sottises.

Ce que le Flamand d’ailleurs avait à faire de mieux, c’était de ne rien faire. On lui donnait en Louise un auxiliaire terrible, trois fois plus zélé que l’Inquisition, d’une inextinguible fureur, d’une brûlante éloquence, bizarre, baroque parfois, mais à faire frémir, une vraie torche infernale.

La chose fut réduite à un duel entre les deux diables, entre Louise et Madeleine, par-devant le peuple.

Des simples qui venaient là au pèlerinage de la Sainte-Baume, un bon orfèvre par exemple et un drapier, gens de Troyes en Champagne, étaient ravis de voir le démon de Louise battre si cruellement les démons et fustiger les magiciens. Ils en pleuraient de joie, et s’en allaient en remerciant Dieu.

Spectacle bien terrible cependant (même dans la lourde rédaction des procès-verbaux du Flamand) de voir ce combat inégal ; cette fille, plus âgée et si forte, robuste Provençale, vraie race des cailloux de la Crau, chaque jour lapider, assommer, écraser cette victime, jeune et presque enfant, déjà suppliciée par son mal, perdue d’amour et de honte, dans les crises de l’épilepsie…

Le volume du Flamand, avec l’addition de Michaëlis, en tout quatre cents pages, est un court extrait des invectives, injures et menaces que cette fille vomit cinq mois, et de ses sermons aussi, car elle prêchait sur toutes choses, sur les sacrements, sur la venue prochaine de l’Antéchrist, sur la fragilité des femmes, etc., etc. De là, au nom de ses Diables, elle revenait à la fureur, et deux fois par jour reprenait l’exécution de la petite, sans respirer, sans suspendre une minute l’affreux torrent, à moins que l’autre, éperdue, « un pied en enfer », dit-elle elle-même, ne tombât en convulsion, et ne frappât les dalles de ses genoux, de son corps, de sa tête, évanouie.

Louise est bien au quart folle, il faut l’avouer ; nulle fourberie n’eût suffi à tenir cette longue gageure. Mais sa jalousie lui donne, sur chaque endroit où elle peut crever le cœur à la patiente et y faire entrer l’aiguille, une horrible lucidité.

C’est le renversement de toute chose. Cette Louise, possédée du Diable, communie tant qu’elle veut. Elle gourmande les personnes de la plus haute autorité. La vénérable Catherine de France, la première des Ursulines, vient voir cette merveille, l’interroge, et tout d’abord la surprend en flagrant délit d’erreur, de sottise. L’autre, impudente, en est quitte pour dire, au nom de son Diable : « Le Diable est le père du mensonge. »

Un minime, homme de sens, qui est là, relève ce mot, et lui dit : « Alors lu mens. » Et aux exorcistes : « Que ne faites-vous taire cette femme ? » Il leur cite l’histoire d’une Marthe, une fausse possédée de Paris. — Pour réponse, on la fait communier devant lui. Le Diable communiant, le Diable recevant le corps de Dieu !… Le pauvre homme est stupéfait… Il s’humilie devant l’Inquisition. Il a trop forte partie, ne dit plus un mot.

Un des moyens de Louise, c’est de terrifier l’assistance, disant : « Je vois des magiciens… » Chacun tremble pour soi-même.

Victorieuse, de la Sainte-Baume, elle frappe jusqu’à Marseille. Son exorciste flamand, réduit à l’étrange rôle de secrétaire et confident du Diable, écrit sous sa dictée cinq lettres :

Aux Capucins de Marseille pour qu’ils somment Gauffridi de se convertir ; — aux mêmes Capucins pour qu’ils arrêtent Gauffridi, le garrottent avec une étole et le tiennent prisonnier dans telle maison qu’elle indique ; — plusieurs lettres aux modérés, à Catherine de France, aux Prêtres de la Doctrine, qui eux-mêmes se déclaraient contre elle. — Enfin, cette femme effrénée, débordée, insulte sa propre supérieure : « Vous m’avez dit au départ d’être humble et obéissante… Je vous rends votre conseil. »

Verrine, le Diable de Louise, démon de l’air et du vent, lui soufflait des paroles folles, légères et d’orgueil insensé, blessant amis et ennemis, l’Inquisition même. Un jour elle se mit à rire de Michaëlis, qui se morfondait, à Aix à prêcher dans le désert, tandis que tout le monde venait l’écouter à la Sainte-Baume. « Tu prêches, ô Michaëlis, tu dis vrai, mais avances peu… Et Louise, sans étudier, a atteint, compris le sommaire de la perfection. »

Cette joie sauvage lui venait surtout d’avoir brisé Madeleine. Un mot y avait fait plus que cent sermons. Mot barbare : « Tu seras brûlée ! » (17 décembre.) La petite fille, éperdue, dit dès lors tout ce qu’elle voulait et la soutint bassement.

Elle s’humilia devant tous, demanda pardon à sa mère, à son supérieur Romillion, à l’assistance, à Louise. Si nous en croyons celle-ci, la peureuse la prit à part, la pria d’avoir pitié d’elle, de ne pas trop la châtier.

L’autre, tendre comme un roc, clémente comme un écueil, sentit qu’elle était à elle, pour en faire ce qu’elle voudrait. Elle la prit, l’enveloppa, l’étourdit et lui ôta le peu qui lui restait d’âme. Second ensorcellement, mais à l’envers de Gauffridi, une possession par la terreur. La créature anéantie marchant la sous verge et le fouet, on la poussa jour par jour dans cette voie d’exquise douleur d’accuser, d’assassiner celui qu’elle aimait encore.

Si Madeleine avait résisté, Gauffridi eût échappé. Tout le monde était contre Louise.

Michaëlis même, à Aix, éclipsé par elle dans ses prédications, traité d’elle si légèrement, eût tout arrêté plutôt que d’en laisser l’honneur à cette fille.

Marseille défendait Gauffridi, étant effrayée de voir l’Inquisition d’Avignon pousser jusqu’à elle, et chez elle prendre un Marseillais.

L’évêque surtout et le chapitre défendaient leur prêtre. Ils soutenaient qu’il n’y avait rien en tout cela qu’une jalousie de confesseurs, la haine ordinaire des moines contre les prêtres séculiers.

Les Doctrinaires auraient voulu tout finir. Ils étaient désolés du bruit. Plusieurs en eurent tant de chagrin qu’ils étaient près de tout laisser et de quitter leur maison.

Les dames étaient indignées, surtout Mme Libertat, la dame du chef des royalistes, qui avait rendu Marseille au roi. Toutes pleuraient pour Gauffridi et disaient que le démon seul pouvait attaquer cet agneau de Dieu.

Les Capucins, à qui Louise si impérieusement ordonnait de le prendre au corps, étaient (comme tous les ordres de Saint François) ennemis des Dominicains. Ils furent jaloux du relief que ceux-ci tiraient de leur possédée. La vie errante d’ailleurs qui mettait les Capucins en rapport continuel avec les femmes leur faisait souvent des affaires de mœurs. Ils n’aimaient pas qu’on se mit à regarder de si près la vie des ecclésiastiques. Ils prirent parti pour Gauffridi. Les possédés n’étaient pas chose si rare qu’on ne pût s’en procurer ; ils en eurent un à point nommé. Son diable, sous l’influence du cordon de Saint-François, dit tout le contraire du diable de Saint-Dominique, il dit, et ils écrivirent en son nom : « Que Gauffridi n’était nullement magicien, qu’on ne pouvait l’arrêter. »

On ne s’attendait pas à cela, à la Sainte-Baume. Louise parut interdite. Elle trouva à dire seulement qu’apparemment les Capucins n’avaient pas fait jurer à leur diable de dire vrai. Pauvre réponse qui fut pourtant appuyée par la tremblante Madeleine.

Celle-ci, comme un chien battu et qui craint de l’être encore, était capable de tout, même de mordre et de déchirer. C’est par elle qu’en cette crise Louise horriblement mordit.

Elle-même dit seulement que l’évêque, sans le savoir, offensait Dieu. Elle cria « contre les sorciers de Marseille », sans nommer personne. Mais le mot cruel et fatal, elle le fit dire par Madeleine. Une femme qui depuis deux ans avait perdu son enfant fut désignée par celle-ci comme l’ayant étranglé. La femme, craignant les tortures, s’enfuit ou se tint cachée. Son mari, son père en larmes, vinrent à la Sainte-Baume, sans doute pour fléchir les inquisiteurs. Mais Madeleine n’eût jamais osé se dédire ; elle répéta l’accusation.

Qui était en sûreté ? Personne. Du moment que le Diable était pris pour vengeur de Dieu, du moment qu’on écrivait sous sa dictée les noms de ceux qui pouvaient passer par les flammes, chacun eut de nuit et de jour le cauchemar affreux du bûcher.

Marseille, contre une telle audace de l’Inquisition papale, eût dû s’appuyer du Parlement d’Aix. Malheureusement elle savait qu’elle n’était pas aimée à Aix. Celle-ci, la petite ville officielle de magistrature et de noblesse, a toujours été jalouse de l’opulente splendeur de Marseille, cette reine du Midi. Ce fut tout au contraire l’adversaire de Marseille, l’inquisiteur papal, qui, pour prévenir l’appel de Gauffridi au Parlement, y eut recours le premier. C’était un corps très fanatique dont les grosses têtes étaient des nobles enrichis dans l’autre siècle au massacre des Vaudois. Comme juges laïques, d’ailleurs, ils furent ravis de voir un inquisiteur du pape créer un tel précédent, avouer que, dans l’affaire d’un prêtre, dans une affaire de sortilège, l’Inquisition ne pouvait procéder que pour l’instruction préparatoire. C’était comme une démission que donnaient les inquisiteurs de toutes leurs vieilles prétentions. Un côté flatteur aussi où mordirent ceux d’Aix, comme avaient fait ceux de Bordeaux, c’était qu’eux laïques, ils fussent érigés par l’Église elle-même en censeurs et réformateurs des mœurs ecclésiastiques.

Dans cette affaire, où tout devait être étrange et miraculeux, ce ne fut pas la moindre merveille de voir un démon si furieux devenir tout à coup flatteur pour le Parlement, politique et diplomate. Louise charma les gens du roi par un éloge du feu roi. Henri IV (qui l’aurait cru ?) fut canonisé par le Diable. Un matin, sans à-propos, il éclata en éloges « de ce pieux et saint roi qui venait de monter au ciel ».

Un tel accord des deux anciens ennemis, le Parlement et l’Inquisition, celle-ci désormais sûre du bras séculier, des soldats et du bourreau, une commission parlementaire envoyée à la Sainte-Baume pour examiner les possédées, écouter leurs dépositions, leurs accusations, et dresser des listes, c’était chose vraiment effrayante. Louise, sans ménagement, désigna les Capucins, défenseurs de Gauffridi, et annonça « qu’ils seraient punis temporellement » dans leur corps et dans leur chair.

Les pauvres Pères furent brisés. Leur diable ne souffla plus mot. Ils allèrent trouver l’évêque et lui dirent qu’en effet on ne pouvait guère refuser de représenter Gauffridi à la Sainte-Baume, et de faire acte d’obéissance ; mais qu’après cela l’évêque et le chapitre le réclameraient, le replaceraient sous la protection de la justice épiscopale.

On avait calculé aussi sans doute que la vue de cet homme aimé allait fort troubler les deux filles, que la terrible Louise elle-même serait ébranlée des réclamations de son cœur.

Ce cœur, en effet, s’éveilla à l’approche du coupable ; la furieuse semble avoir eu un moment d’attendrissement. Je ne connais rien de plus brûlant que sa prière pour que Dieu sauve celui qu’elle a poussé à la mort : « Grand Dieu, je vous offre tous les sacrifices qui ont été offerts depuis l’origine du monde et le seront jusqu’à la fin… le tout pour Louis !… Je vous offre tous les pleurs des saints, toutes les extases des anges… le tout pour Louis ! Je voudrais qu’il y eût plus d’âmes encore pour que l’oblation fût plus grande… le tout pour Louis ! Pater de cœlis Deus, miserere Ludovici ! Fili redemptor mundi Deus, miserere Ludovici !… » etc.

Vaine pitié ! funeste d’ailleurs !… Ce qu’elle eût voulu, c’était que l’accusé ne s’endurcît pas, qu’il s’avouât coupable. Auquel cas il était sûr d’être brûlé, dans notre jurisprudence.

Elle-même, du reste, était finie, elle ne pouvait plus rien. L’inquisiteur Michaëlis, humilié de n’avoir vaincu que par elle, irrité contre son exorciste flamand, qui s’était tellement subordonné à elle et avait laissé voir à tous les secrets ressorts de la tragédie, Michaëlis venait justement pour briser Louise, sauver Madeleine et la lui substituer, s’il se pouvait, dans ce drame populaire. Ceci n’était pas maladroit et témoigne d’une certaine entente de la scène. L’hiver et l’Avent avaient été remplis par la terrible sibylle, la bacchante furieuse. Dans une saison plus douce, dans un printemps de Provence, au Carême, aurait figuré un personnage plus touchant, un démon tout féminin dans une enfant malade et dans une blonde timide. La petite demoiselle appartenant à une famille distinguée, la noblesse s’y intéressait, et le Parlement de Provence.

Michaëlis, loin d’écouter son Flamand, l’homme de Louise, lorsqu’il voulut entrer au petit conseil des parlementaires, lui ferma la porte. Un Capucin, venu aussi, au premier mot de Louise, cria : « Silence, diable maudit ! »

Gauffridi cependant était arrivé à la Sainte-Baume, où il faisait triste figure. Homme d’esprit, mais faible et coupable, il ne pressentait que trop la fin d’une pareille tragédie populaire, et, dans sa cruelle catastrophe, il se voyait abandonné, trahi de l’enfant qu’il aimait. Il s’abandonna lui-même, et, quand on le mit en face de Louise, elle apparut comme un juge, un de ces vieux juges d’Église, cruels et subtils scolastiques. Elle lui posa les questions de doctrine, et à tout il répondait oui, lui accordant même les choses les plus contestables, par exemple, « que le Diable peut être cru en justice sur sa parole et son serment ».

Cela ne dura que huit jours (du 1er au 8 janvier). Le clergé de Marseille le réclama. Ses amis les Capucins dirent avoir visité sa chambre et n’avoir rien trouvé de magique. Quatre chanoines de Marseille vinrent d’autorité le prendre et le ramenèrent chez lui.

Gauffridi était bien bas. Mais ses adversaires n’étaient pas bien haut. Même les deux inquisiteurs, Michaëlis et le Flamand, étaient honteusement en discorde. La partialité du second pour Louise, du premier pour Madeleine, dépassa les paroles même, et l’on en vint aux voies de fait. Ce chaos d’accusations, de sermons, de révélations, que le Diable avait dictées par la bouche de Louise, le Flamand, qui l’avait écrit, soutenait que tout cela était parole de Dieu, et craignait qu’on n’y touchât. Il avouait une grande défiance de son chef Michaëlis, craignant que, dans l’intérêt de Madeleine, il n’altérât ces papiers de manière à perdre Louise. Il les défendit tant qu’il put, s’enferma dans sa chambre, et soutint un siège. Michaëlis, qui avait les parlementaires pour lui, ne put prendre le manuscrit qu’au nom du roi et en enfonçant la porte.

Louise, qui n’avait peur de rien, voulait au roi opposer le pape. Le Flamand porta appel contre son chef Michaëlis à Avignon, au légat. Mais la prudente cour papale fut effrayée du scandale de voir un inquisiteur accuser un inquisiteur. Elle n’appuya pas le Flamand, qui n’eut plus qu’à se soumettre. Michaëlis, pour le faire taire, lui restitua les papiers.

Ceux de Michaëlis, qui forment un second procès-verbal assez plat et nullement comparable à l’autre, ne sont remplis que de Madeleine. On lui fait de la musique pour essayer de la calmer. On note très soigneusement si elle mange ou ne mange pas. On s’occupe trop d’elle en vérité, et souvent de façon peu édifiante. On lui adresse des questions étranges sur le magicien, sur les places de son corps qui pouvaient avoir la marque du Diable. Elle-même fut examinée. Quoiqu’elle dût l’être à Aix par les médecins et chirurgiens du Parlement (p. 70), Michaëlis, par excès de zèle, la visita à la Sainte-Baume, et il spécifie ses observations (p. 69). Point de matrone appelée. Les juges, laïques et moines, ici réconciliés et n’ayant pas à craindre leur surveillance mutuelle, se passèrent apparemment ce mépris des formalités.

Ils avaient un juge en Louise. Cette fille hardie stigmatisa ces indécences au fer chaud : « Ceux qu’engloutit le Déluge n’avaient pas tant fait que ceux-ci !… Sodome, rien de pareil n’a jamais été dit de toi !… »

Elle dit aussi : « Madeleine est livrée à l’impureté ! » C’était, en effet, le plus triste. La pauvre folle, par une joie aveugle de vivre, de n’être pas brûlée, ou par un sentiment confus que c’était elle maintenant qui avait action sur les juges, chanta, dansa par moments avec une liberté honteuse, impudique et provocante. Le prêtre de la Doctrine, le vieux Romillion, en rougit pour son Ursuline. Choqué de voir ces hommes admirer ses longs cheveux, il dit qu’il fallait les couper, lui ôter cette vanité.

Elle était obéissante et douce dans ses bons moments, et on aurait bien voulu en faire une Louise. Mais ses diables étaient vaniteux, amoureux, non éloquents et furieux, comme ceux de l’autre. Quand on voulut les faire prêcher, ils ne dirent que des pauvretés. Michaëlis fut obligé de jouer la pièce tout seul. Comme inquisiteur en chef, tenant à dépasser de loin son subordonné Flamand, il assura avoir déjà tiré de ce petit corps une armée de six mille six cent soixante diables ; il n’en restait qu’une centaine. Pour mieux convaincre le public, il lui fit rejeter le charme ou sortilège qu’elle avait avalé, disait-il, et le lui tira de la bouche dans une matière gluante. Qui eût refusé de se rendre à cela ? L’assistance demeura stupéfaite et convaincue.

Madeleine était en bonne voie de salut. L’obstacle était elle-même. Elle disait à chaque instant des choses imprudentes qui pouvaient irriter la jalousie de ses juges et leur faire perdre patience. Elle avouait que tout objet lui représentait Gauffridi, qu’elle le voyait toujours. Elle ne cachait pas ses songes érotiques. « Cette nuit, disait-elle, j’étais au Sabbat. Les magiciens adoraient ma statue toute dorée. Chacun d’eux, pour l’honorer, lui offrait du sang, qu’ils tiraient de leurs mains avec des lancettes. Lui, il était là, à genoux, la corde au cou, me priant de revenir à lui et de ne pas le trahir… Je résistais… Alors il dit : « Y a-t-il quelqu’un ici qui veuille mourir pour elle ? — Moi, dit un jeune homme, » et le magicien l’immola. »

Dans un autre moment, elle le voyait qui lui demandait seulement un seul de ses beaux cheveux blonds. « Et, comme je refusais, il dit : « La moitié au moins d’un cheveu. »

Elle assurait cependant qu’elle résistait toujours. Mais un jour, la porte se trouvant ouverte, voilà notre convertie qui courait à toutes jambes pour rejoindre Gauffridi.

On la reprit, au moins le corps. Mais l’âme ? Michaëlis ne savait comment la reprendre. Il avisa heureusement son anneau magique. Il le tira, le coupa, le détruisit, le brûla. Supposant aussi que l’obstination de cette personne si douce venait des sorciers invisibles qui s’introduisaient dans la chambre, il y mit un homme d’armes, bien solide, avec une épée, qui frappait de tous les côtés, et taillait les invisibles en pièces.

Mais la meilleure médecine pour convertir Madeleine, ce fut la mort de Gauffridi. Le 5 février, l’inquisiteur alla prêcher le Carême à Aix, vit les juges et les anima. Le Parlement, docile à son impulsion, envoya prendre à Marseille l’imprudent, qui, se voyant si bien appuyé de l’évêque, du chapitre, des Capucins, de tout le monde, avait cru qu’on n’oserait.

Madeleine d’un côté, Gauffridi de l’autre, arrivèrent à Aix. Elle était si agitée, qu’on fut contraint de la lier. Son trouble était épouvantable, et l’on n’était plus sur de rien. On avisa un moyen bien hardi avec cette enfant si malade, une de ces peurs qui jettent une femme dans les convulsions et parfois donnent la mort. Un vicaire général de l’archevêché dit qu’il y avait en ce palais un noir et étroit charnier, ce qu’on appelle en Espagne un pourrissoir (comme on en voit à l’Escurial). Anciennement on y avait mis se consommer d’anciens ossements de morts inconnus. Dans cet antre sépulcral, on introduisit la fille tremblante. On l’exorcisa en lui appliquant au visage ces froids ossements. Elle ne mourut pas d’horreur, mais elle fut dès lors à discrétion, et l’on eut ce qu’on voulait, la mort de la conscience, l’extermination de ce qui restait de sens moral et de volonté.

Elle devint un instrument souple, à faire tout ce qu’on voulait, flatteuse, cherchant à deviner ce qui plairait à ses maîtres. On lui montra des huguenots, et elle les injuria. On la mit devant Gauffridi, et elle lui dit par cœur les griefs d’accusation, mieux que n’eussent fait les gens du roi. Cela ne l’empêchait pas de japper en furieuse quand on la menait à l’église, d’ameuter le peuple contre Gauffridi en faisant blasphémer son diable au nom du magicien. Belzébuth disait par sa bouche : « Je renonce à Dieu, au nom de Gauffridi, je renonce à Dieu, » etc. Et au moment de l’élévation : « Retombe sur moi le sang du Juste, de la part de Gauffridi ! »

Horrible communauté. Ce diable à deux damnait l’un par les paroles de l’autre ; tout ce qu’il disait par Madeleine, on l’imputait à Gauffridi. Et la foule épouvantée avait hâte de voir brûler le blasphémateur muet dont l’impiété rugissait par la voix de cette fille.

Les exorcistes lui firent cette cruelle question, à laquelle ils eussent eux-mêmes pu répondre bien mieux qu’elle : « Pourquoi, Belzébuth, parles-tu si mal de ton grand ami ? » — Elle répondit ces mots affreux : « S’il y a des traîtres entre les hommes, pourquoi pas entre les démons ? Quand je me sens avec Gauffridi, je suis à lui pour faire tout ce qu’il voudra. Et quand vous me contraignez, je le trahis et m’en moque. »

Elle ne soutint pas pourtant cette exécrable risée. Quoique le démon de la peur et de la servilité semblât l’avoir toute envahie, il y eut place encore pour le désespoir. Elle ne pouvait plus prendre le moindre aliment. Et ces gens qui depuis cinq mois l’exterminaient d’exorcismes et prétendaient l’avoir allégée de six mille ou sept mille diables, sont obligés de convenir qu’elle ne voulait plus que mourir et cherchait avidement tous les moyens de suicide. Le courage seul lui manquait. Une fois, elle se piqua avec une lancette, mais n’eut pas la force d’appuyer. Une fois, elle saisit un couteau, et, quand on le lui ôta, elle tâcha de s’étrangler. Elle s’enfonçait des aiguilles, enfin essaya follement de se faire entrer dans la tête une longue épingle par l’oreille.

Que devenait Gauffridi ? L’inquisiteur, si long sur les deux filles, n’en dit presque rien. Il passe comme sur le feu. Le peu qu’il dit est bien étrange. Il conte qu’on lui banda les yeux, pendant qu’avec des aiguilles on cherchait sur tout son corps la place insensible qui devait être la marque du Diable. Quand on lui ôta le bandeau, il apprit avec étonnement et horreur que, par trois fois, on avait enfoncé l’aiguille sans qu’il la sentît ; donc il était trois fois marqué du signe de l’Enfer. Et l’inquisiteur ajouta : « Si nous étions en Avignon, cet homme serait brûlé demain. »

Il se sentit perdu, et ne se défendit plus. Il regarda seulement si quelques ennemis des Dominicains ne pourraient lui sauver la vie. Il dit vouloir se confesser aux Oratoriens. Mais ce nouvel ordre, qu’on aurait pu appeler le juste milieu du catholicisme, était trop froid et trop sage pour prendre en main une telle affaire, si avancée d’ailleurs et désespérée.

Alors il se retourna vers les moines Mendiants, se confessa aux Capucins, avoua tout et plus que la vérité, pour acheter la vie par la honte. En Espagne, il aurait été relaxé certainement, sauf une pénitence dans quelque couvent. Mais nos parlements étaient plus sévères ; ils tenaient à constater la pureté supérieure de la juridiction laïque. Les Capucins, eux-mêmes peu rassurés sur l’article des mœurs, n’étaient pas gens à attirer la foudre sur eux. Ils enveloppaient Gauffridi, le gardaient, le consolaient jour et nuit, mais seulement pour qu’il s’avouât magicien, et que, la magie restant le grand chef d’accusation, on pût laisser au second plan la séduction d’un directeur, qui compromettait le clergé.

Donc ses amis, les Capucins, par obsession, caresses et tendresses, tirent de lui l’aveu mortel, qui, disaient-ils, sauvait son âme, mais qui bien certainement livrait son corps au bûcher.

L’homme étant perdu, fini, on en finit avec les filles, qu’on ne devait pas brûler. Ce fut une facétie. Dans une grande assemblée du clergé et du Parlement, on fit venir Madeleine, et, parlant à elle, on somma son diable, Belzébuth, de vider les lieux, sinon de donner ses oppositions. Il n’eut garde de le faire, et partit honteusement.

Puis on fit venir Louise, avec son diable Verrine. Mais avant de chasser un esprit si ami de l’Église, les moines régalèrent les parlementaires, novices en ces choses, du savoir-faire de ce diable, en lui faisant exécuter une curieuse pantomime. « Comment font les Séraphins, les Chérubins, les Trônes, devant Dieu ? — Chose difficile, dit Louise, ils n’ont pas de corps. » Mais, comme on répéta l’ordre, elle fit effort pour obéir, imitant le vol des uns, le brûlant désir des autres, et enfin l’adoration, en se courbant devant les juges, prosternée et la tête en bas. On vit cette fameuse Louise, si fière et si indomptée, s’humilier, baiser le pavé, et, les bras étendus, s’y appliquer de tout son long.

Singulière exhibition, frivole, indécente, par laquelle on lui fit expier son terrible succès populaire. Elle gagna encore l’assemblée par un cruel coup de poignard qu’elle frappa sur Gauffridi, qui était là garrotté : « Maintenant, lui dit-on, où est Belzébuth, le diable sorti de Madeleine ? — Je le vois distinctement à l’oreille de Gauffridi. »

Est-ce assez de honte et d’horreurs ? Resterait à savoir ce que cet infortuné dit à la question. On lui donna l’ordinaire et l’extraordinaire. Tout ce qu’il y dut révéler éclairerait sans nul doute la curieuse histoire des couvents de femmes. Les parlementaires recueillaient avidement ces choses-là, comme armes qui pouvaient servir, mais ils les tenaient « sous le secret de la cour ».

L’inquisiteur Michaëlis, fort attaqué dans le public pour tant d’animosité qui ressemblait fort à de la jalousie, fut appelé par son ordre, qui s’assemblait à Paris, et ne vit pas le supplice de Gauffridi, brûlé vif à Aix quatre jours après (30 avril 1611).

La réputation des Dominicains, entamée par ce procès, ne fut pas fort relevée par une autre affaire de possession qu’ils arrangèrent à Beauvais (novembre) de manière à se donner tous les honneurs de la guerre, et qu’ils imprimèrent à Paris. Comme on avait reproché surtout au diable de Louise de ne pas parler latin, la nouvelle possédée, Denise Lacaille, en jargonnait quelques mots. Ils en firent grand bruit, la montrèrent souvent en procession, la promenèrent même de Beauvais à Notre-Dame de Liesse. Mais l’affaire resta assez froide. Ce pèlerinage picard n’eut pas l’effet dramatique, les terreurs de la Sainte-Baume. Cette Lacaille, avec son latin, n’eut pas la brûlante éloquence de la Provençale, ni sa fougue, ni sa fureur. Le tout n’aboutit à rien qu’à amuser les huguenots.

Qu’advint-il des deux rivales, de Madeleine et de Louise ? La première, du moins son ombre, fut tenue en terre papale, de peur qu’on ne la fît parler sur cette funèbre affaire. On ne la montrait en public que comme exemple de pénitence. On la menait couper avec de pauvres femmes du bois qu’on vendait pour aumônes. Ses parents, humiliés d’elle, l’avaient répudiée et abandonnée.

Pour Louise, elle avait dit pendant le procès : « Je ne m’en glorifierai pas… Le procès fini, j’en mourrai ! » Mais cela n’arriva point. Elle ne mourut pas ; elle tua encore. Le diable meurtrier qui était en elle était plus furieux que jamais. Elle se mit à déclarer aux inquisiteurs par noms, prénoms et surnoms, tous ceux qu’elle imaginait affiliés à la magie, entre autres une pauvre fille, nommée Honorée, « aveugle des deux yeux, » qui fut brûlée vive.

« Prions Dieu, dit en finissant le Père Michaëlis, que le tout soit à sa gloire et à celle de son Église. »