La Sorcière/Livre II/Chapitre VII

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Flammarion (Œuvres complètes de Jules Michelet, tome XXXVIIIp. 546-564).



VII

LES POSSÉDÉES DE LOUDUN. — URBAIN GRANDIER (1632-1634)


Dans les Mémoires d’État qu’avait écrits le fameux père Joseph, qu’on ne connaît que par extraits, et que l’on a sans doute prudemment supprimés comme trop instructifs, ce bon père expliquait qu’en 1633 il avait eu le bonheur de découvrir une hérésie, une hérésie immense, où trempaient un nombre infini de confesseurs et de directeurs.

Les capucins, légion admirable des gardiens de l’Église, bons chiens du saint troupeau, avaient flairé, surpris non pas dans les déserts, mais en pleine France, au centre, à Chartres, en Picardie, partout, un terrible gibier, les alumbrados de l’Espagne (illuminés ou quiétistes), qui, trop persécutés là-bas, s’étaient réfugiés chez nous, et qui, dans le monde des femmes, surtout dans les couvents, glissaient le doux poison qu’on appela plus tard du nom de Molinos.

La merveille, c’était qu’on n’eût pas su plus tôt la chose. Elle ne pouvait guère être cachée, étant si étendue. Les capucins juraient qu’en la Picardie seule (pays où les filles sont faibles et le sang plus chaud qu’au Midi) cette folie de l’amour mystique avait soixante mille professeurs. Tout le clergé en était-il ? tous les confesseurs, directeurs ? Il faut sans doute entendre qu’aux directeurs officiels nombre de laïques s’adjoignirent, brûlant du même zèle pour le salut des âmes féminines. Un de ceux-ci qui éclata plus tard avec talent, audace, est l’auteur des Délices spirituelles, Desmarets de Saint-Sorlin.


On ne peut comprendre la toute-puissance du directeur sur les religieuses, cent fois plus maître alors qu’il ne le fut dans les temps antérieurs, si l’on ne se rappelle les circonstances nouvelles.

La réforme du concile de Trente pour la clôture des monastères, fort peu suivie sous Henri IV, où les religieuses recevaient le beau monde, donnaient des bals, dansaient, etc., cette réforme commença sérieusement sous Louis XIII. Le cardinal de la Rochefoucauld, ou plutôt les Jésuites qui le menaient, exigèrent une grande décence extérieure. Est-ce à dire que l’on n’entrât plus aux couvents ? Un seul homme y entrait chaque jour, et non seulement dans la maison, mais à volonté dans chaque cellule (on le voit dans plusieurs affaires, surtout par David, à Louviers). Cette réforme, cette clôture, ferma la porte au monde, aux rivaux incommodes, donna le tête-à-tête au directeur, et l’influence unique.

Qu’en résulterait-il ? Les spéculatifs en feront un problème, non les hommes pratiques, non les médecins. Dès le seizième siècle, le médecin Wyer nous l’explique par des histoires fort claires. Il cite dans son livre IV nombre de religieuses qui devinrent furieuses d’amour. Et, dans son livre III, il parle d’un prêtre espagnol estimé qui, à Rome, entré par hasard dans un couvent de nonnes, en sortit fou, disant qu’épouses de Jésus, elles étaient les siennes, celles du prêtre, vicaire de Jésus. Il faisait dire des messes pour que Dieu lui donnât la grâce d’épouser bientôt ce couvent[1].

Si cette visite passagère eut cet effet, on peut comprendre quel dut être l’état du directeur des monastères de femmes quand il fut seul chez elles, et profita de la clôture, put passer le jour avec elles, recevoir à chaque heure la dangereuse confidence de leurs langueurs, de leurs faiblesses.

Les sens ne sont pas tout dans l’état de ces filles. Il faut compter surtout l’ennui, le besoin absolu de varier l’existence, de sortir d’une vie monotone par quelque écart ou quelque rêve. Que de choses nouvelles à cette époque ! Les voyages, les Indes, la découverte de la terre ! l’imprimerie ! les romans surtout !… Quand tout cela roule au dehors, agite les esprits, comment croire qu’on supportera la pesante uniformité de la vie monastique, l’ennui des longs offices, sans assaisonnement que de quelque sermon nasillard ?


Les laïques même, au milieu de tant de distractions, veulent, exigent de leurs confesseurs l’absolution de l’inconstance.

Le prêtre est entraîné, forcé de proche en proche. Une littérature immense, variée, érudite, se fait de la casuistique, de l’art de tout permettre. Littérature très progressive, où l’indulgence de la veille paraîtrait sévérité le lendemain.

La casuistique fut pour le monde, la mystique pour les couvents.

L’anéantissement de la personne et la mort de la volonté, c’est le grand principe mystique. Desmarets nous en donne très bien la vraie portée morale. Les dévoués, dit-il, immolés en eux et anéantis, n’existent plus qu’en Dieu. Dès lors ils ne peuvent mal faire. La partie supérieure est tellement divine, qu’elle ne sait plus ce que fait l’autre[2].


On devait croire que le zélé Joseph, qui avait poussé si haut le cri d’alarme contre ces corrupteurs, ne s’en tiendrait pas là, qu’il y aurait une grande et lumineuse enquête ; que ce peuple innombrable, qui, dans une seule province, comptait soixante mille docteurs, serait connu, examiné de près. Mais non, ils disparaissent, et l’on n’en a pas de nouvelles. Quelques-uns, dit-on, furent emprisonnés. Mais nul procès, un silence profond. Selon toute apparence, Richelieu se soucia peu d’approfondir la chose. Sa tendresse pour les capucins ne l’aveugla pas au point de les suivre dans une affaire qui eût mis dans leurs mains l’inquisition sur tous les confesseurs.

En général, le moine jalousait, haïssait le clergé séculier. Maître absolu des femmes espagnoles, il était peu goûté de nos Françaises pour sa malpropreté ; elles allaient plutôt au prêtre, ou au jésuite, confesseur amphibie, demi-moine et demi-mondain. Si Richelieu avait lâché la meute des capucins, récollets, carmes, dominicains, etc., qui eût été en sûreté dans le clergé ? Personne. Quel directeur, quel prêtre, même honnête, n’avait usé et abusé du doux langage des quiétistes près de ses pénitentes ?

Richelieu se garda de troubler le clergé lorsque déjà il préparait l’assemblée générale où il demanda un don pour la guerre. Un procès fut permis aux moines, un seul, contre un curé, mais contre un curé magicien, ce qui permettait d’embrouiller les choses (comme en l’affaire de Gauffridi), de sorte qu’aucun confesseur, aucun directeur, ne s’y reconnût, et que chacun, en sécurité pleine, pût toujours dire : « Ce n’est pas moi. »


Grâce à ces soins tout prévoyants, une certaine obscurité reste en effet sur l’affaire de Grandier[3]. Son historien, le capucin Tranquille, prouve à merveille qu’il fut sorcier, bien plus un diable, et il est nommé dans le procès (comme on aurait dit d’Astaroth) Grandier des Dominations. Tout au contraire, Ménage est près de le ranger parmi les grands hommes accusés de magie, dans les martyrs de la libre pensée.

Pour voir un peu plus clair, il ne faut pas prendre Grandier à part, mais lui garder sa place dans la trilogie diabolique du temps, dont il ne fut qu’un second acte, l’éclairer par le premier acte qu’on a vu en Provence dans l’affaire terrible de la Sainte-Baume où périt Gauffridi, l’éclairer par le troisième acte, par l’affaire de Louviers, qui copia Loudun (comme Loudun avait copié), et qui eut à son tour un Gauffridi et un Urbain Grandier.

Les trois affaires sont unes et identiques. Toujours le prêtre libertin, toujours le moine jaloux et la nonne furieuse par qui on fait parler le Diable, et le prêtre brûlé à la fin.

Voilà ce qui fait la lumière dans ces affaires, et qui permet d’y mieux voir que dans la fange obscure des monastères d’Espagne et d’Italie. Les religieuses de ces pays de paresse méridionale étaient étonnamment passives, subissaient la vie de sérail, et pis encore[4].

Nos Françaises, au contraire, d’une personnalité forte, vive, exigeante, furent terribles de jalousie et terribles de haine, vrais diables (et sans figure), partant indiscrètes, bruyantes, accusatrices. Leurs révélations furent très claires, et si claires vers la fin, que tout le monde en eut honte, et qu’en trente ans, en trois affaires, la chose, commencée par l’horreur, s’éteignit dans la platitude, sous les sifflets et le dégoût.

Ce n’était pas à Loudun, en plein Poitou, parmi les huguenots, sous leurs yeux et leurs railleries, dans la ville même où ils tenaient leurs grands synodes nationaux, qu’on eût attendu une affaire scandaleuse pour les catholiques. Mais justement ceux-ci, dans les vieilles villes protestantes, vivaient comme en pays conquis, avec une liberté très grande, pensant non sans raison que des gens souvent massacres, tout récemment vaincus, ne diraient mot. La Loudun catholique (magistrats, prêtres, moines, un peu de noblesse et quelques artisans) vivait à part de l’autre, en vraie colonie conquérante. La colonie se divisa, comme on pouvait le deviner, par l’opposition du prêtre et du moine.


Le moine, nombreux et altier, comme missionnaire convertisseur, tenait le haut du pavé contre les protestants, et confessait les dames catholiques, lorsque, de Bordeaux, arriva un jeune curé, élève des Jésuites, lettré et agréable, écrivant bien et parlant mieux. Il éclata en chaire, et bientôt dans le monde. Il était Manceau de naissance et disputeur, mais méridional d’éducation, de facilité bordelaise, hâbleur, léger comme un Gascon. En peu de temps, il sut brouiller à fond toute la petite ville, ayant les femmes pour lui, les hommes contre (du moins presque tous). Il devint magnifique, insolent et insupportable, ne respectant plus rien. Il criblait de sarcasmes les carmes, déblatérait en chaire contre les moines en général. On s’étouffait à ses sermons. Majestueux et fastueux, ce personnage apparaissait dans les rues de Loudun comme un Père de l’Église, tandis que la nuit, moins bruyant, il glissait aux allées ou par les portes de derrière.

Toutes lui furent à discrétion. La femme de l’avocat du roi fut sensible pour lui, mais plus encore la fille du procureur royal, qui en eut un enfant. Ce n’était pas assez. Ce conquérant, maître des dames, poussant toujours son avantage, en venait aux religieuses.

Il y avait partout alors des Ursulines, sœurs vouées à l’éducation, missionnaires femelles en pays protestant, qui caressaient, charmaient les mères, attiraient les petites filles. Celles de Loudun étaient un petit couvent de demoiselles nobles et pauvres. Pauvre couvent lui-même ; en les fondant, on ne leur donna guère que la maison, ancien collège huguenot. La supérieure, dame de bonne noblesse et bien apparentée, brûlait d’élever son couvent, de l’amplifier, de l’enrichir et de le faire connaître. Elle aurait pris Grandier peut-être, l’homme à la mode, si déjà elle n’eût eu pour directeur un prêtre qui avait de bien autres racines dans le pays, étant proche parent des deux principaux magistrats. Le chanoine Mignon, comme on l’appelait, tenait la supérieure. Elle et lui en confession (les dames supérieures confessaient les religieuses), tous deux apprirent avec fureur que les jeunes nonnes ne rêvaient que de ce Grandier dont on parlait tant.

Donc, le directeur menacé, le mari trompé, le père outragé (trois affronts en même famille), unirent leurs jalousies et jurèrent la perte de Grandier. Pour réussir, il suffisait de le laisser aller. Il se perdait assez lui-même. Une affaire éclata qui fit un bruit à faire presque écrouler la ville.


Les religieuses, en cette vieille maison huguenote où on les avait mises, n’étaient pas rassurées. Leurs pensionnaires, enfants de la ville, et peut-être aussi de jeunes nonnes, avaient trouvé plaisant d’épouvanter les autres en jouant aux revenants, aux fantômes, aux apparitions. Il n’y avait pas trop d’ordre en ce mélange de petites filles riches que l’on gâtait. Elles couraient la nuit les corridors. Si bien qu’elles s’épouvantèrent elles-mêmes. Quelques-unes en étaient malades, ou malades d’esprit. Mais ces peurs, ces illusions, se mêlant aux scandales de ville dont on leur parlait trop le jour, le revenant des nuits, ce fut Grandier. Plusieurs dirent l’avoir vu, senti la nuit près d’elles, audacieux, vainqueur, et s’être réveillées trop tard. Était-ce illusion ? Étaient-ce plaisanteries de novices ? Était-ce Grandier qui avait acheté la portière ou risqué l’escalade ? On n’a jamais pu l’éclaircir.

Les trois dès lors crurent le tenir. Ils suscitèrent d’abord dans les petites gens qu’ils protégeaient deux bonnes âmes qui déclarèrent ne pouvoir plus garder pour leur curé un débauché, un sorcier, un démon, un esprit fort, qui, à l’église, « pliait un genou et non deux » ; enfin qui se moquait des règles, et donnait des dispenses contre les droits de l’évêque. — Accusation habile qui mettait contre lui l’évêque de Poitiers, défenseur naturel du prêtre, et livrait celui-ci à la rage des moines.

Tout cela monté avec génie, il faut l’avouer. En le faisant accuser par deux pauvres, on trouva très utile de le bâtonner par un noble. En ce temps de duel, l’homme impunément bâtonné perdait dans le public, il baissait chez les femmes. Grandier sentit la profondeur du coup. Comme en tout il aimait l’éclat, il alla au roi même, se jeta à ses genoux, demanda vengeance pour sa robe de prêtre. Il l’aurait eue d’un roi dévot ; mais il se trouva là des gens qui dirent au roi que c’était affaire d’amour et fureur de maris trompés.

Au tribunal ecclésiastique de Poitiers, Grandier fut condamné à pénitence et à être banni de Loudun, donc déshonoré comme prêtre. Mais le tribunal civil reprit la chose et le trouva innocent. Il eut encore pour lui l’autorité ecclésiastique dont relevait Poitiers, l’archevêque de Bordeaux, Sourdis. Ce prélat belliqueux, amiral et brave marin, autant et plus que prêtre, ne fit que hausser les épaules au récit de ces peccadilles. Il innocenta le curé, mais en même temps lui conseilla sagement d’aller vivre partout, excepté à Loudun.

C’est ce que l’orgueilleux n’eut garde de faire. Il voulut jouir du triomphe sur le terrain de la bataille et parader devant les dames. Il rentra dans Loudun au grand jour, à grand bruit ; toutes le regardaient par des fenêtres ; il marchait tenant un laurier.


Non content de cette folie, il menaçait, voulait réparation. Ses adversaires, ainsi poussés, à leur tour en péril, se rappelèrent l’affaire de Gauffridi, où le Diable, le père du mensonge, honorablement réhabilité, avait été accepté en justice comme un bon témoin véridique, croyable pour l’Église et croyable pour les gens du roi. Désespérés, ils invoquèrent un diable et ils l’eurent à commandement. Il parut chez les Ursulines.

Chose hasardeuse. Mais que de gens intéressés au succès ! La supérieure voyait son couvent, pauvre, obscur, attirer bientôt les yeux de la cour, des provinces, de toute la terre. Les moines y voyaient leur victoire sur leurs rivaux, les prêtres. Ils retrouvaient ces combats populaires livrés au Diable en l’autre siècle, souvent (comme à Soissons) devant la porte des églises, la terreur et la joie du peuple à voir triompher le bon Dieu, l’aveu tiré du Diable « que Dieu est dans le Sacrement », l’humiliation des huguenots convaincus par le démon même.

Dans cette comédie tragique, l’exorciste représentait Dieu, ou tout au moins c’était l’archange terrassant le dragon. Il descendait des échafauds, épuisé, ruisselant de sueur, mais triomphant, porté dans les bras de la foule, béni des bonnes femmes qui en pleuraient de joie.

Voilà pourquoi il fallait toujours un peu de sorcellerie dans les procès. On ne s’intéressait qu’au Diable. On ne pouvait pas toujours le voir sortir du corps en crapaud noir (comme à Bordeaux en 1610). Mais on était du moins dédommagé par une grande, une superbe mise en scène. L’âpre désert de Madeleine, l’horreur de la Sainte-Baume, dans l’affaire de Provence, firent une bonne partie du succès. Loudun eut pour lui le tapage et la bacchanale furieuse d’une grande armée d’exorcistes divisés en plusieurs églises. Enfin Louviers, que nous verrons, pour raviver un peu ce genre usé, imagina des scènes de nuit où les diables en religieuses, à la lueur des torches, creusaient, tiraient des fosses les charmes qu’on y avait cachés.


L’affaire de Loudun commença par la supérieure et par une sœur converse à elle. Elles eurent des convulsions, jargonnèrent diaboliquement. D’autres nonnes les imitèrent, une surtout, hardie, reprit le rôle de la Louise de Marseille, le même diable Léviathan, le démon supérieur de chicane et d’accusation.

Toute la petite ville entre en branle. Les moines de toutes couleurs s’emparent des nonnes, les divisent, les exorcisent par trois, par quatre. Ils se partagent les églises. Les capucins à eux seuls en occupent deux. La foule y court, toutes les femmes, et, dans cet auditoire effrayé, palpitant, plus d’une crie qu’elle sent aussi des diables. Six filles de la ville sont possédées. Et le simple récit de ces choses effroyables fait deux possédées à Chinon.

On en parla partout, à Paris, à la cour. Notre reine espagnole, imaginative et dévote, envoie son aumônier ; bien plus, lord Montaigu, l’ancien papiste, son fidèle serviteur, qui vit tout et crut tout, rapporta tout au pape. Miracle constaté. Il avait vu les plaies d’une nonne, les stigmates marqués par le Diable sur les mains de la supérieure.

Qu’en dit le roi de France ? Toute sa dévotion était tournée au diable, à l’enfer, à la crainte. On dit que Richelieu fut charmé de l’y entretenir. J’en douté ; les diables étaient essentiellement espagnols et du parti d’Espagne ; s’ils parlaient politique, c’eût été contre Richelieu. Peut-être en eut-il peur. Il leur rendit hommage, et envoya sa nièce pour témoigner intérêt à la chose.


La cour croyait. Mais Loudun même ne croyait pas. Ses diables, pauvres imitateurs des démons de Marseille, répétaient le matin ce qu’on leur apprenait le soir d’après le manuel connu du père Michaëlis. Ils n’auraient su que dire si des exorcismes secrets, répétition soignée de la farce du jour, ne les eussent chaque nuit préparés et stylés à figurer devant le peuple.

Un ferme magistrat, le bailli de la ville, éclata, vint lui-même trouver les fourbes, les menaça, les dénonça. Ce fut aussi le jugement tacite de l’archevêque de Bordeaux, auquel Grandier en appelait. Il envoya un règlement pour diriger du moins les exorcistes, finir leur arbitraire ; de plus, son chirurgien, qui visita les filles, ne les trouva point possédées, ni folles, ni malades. Qu’étaient-elles ? Fourbes à coup sûr.

Ainsi continue dans le siècle ce beau duel du médecin contre le Diable, de la science et de la lumière contre le ténébreux mensonge. Nous l’avons vu commencer par Agrippa, Wyer. Certain docteur Duncan continua bravement à Loudun, et sans crainte imprima que cette affaire n’était que ridicule.

Le Démon, qu’on dit si rebelle, eut peur, se tut, perdit la voix. Mais les passions étaient trop animées pour que la chose en restât là. Le flot remonta pour Grandier avec une telle force, que les assaillis devinrent assaillants. Un parent des accusateurs, un apothicaire, fut pris à partie par une riche demoiselle de la ville qu’il disait être maîtresse du curé. Comme calomniateur, il fut condamné à l’amende honorable.

La supérieure était perdue. On eût aisément constaté ce que vit plus tard un témoin, que ses stigmates étaient une peinture, rafraîchie tous les jours. Mais elle était parente d’un conseiller du roi, Laubardemont, qui la sauva. Il était justement chargé de raser les forts de Loudun. Il se fit donner une commission pour faire juger Grandier. On fit entendre au cardinal que l’accusé était curé et ami de la Cordonnière de Loudun, un des nombreux agents de Marie de Médicis, qu’il s’était fait le secrétaire de sa paroissienne, et, sous son nom, avait écrit un ignoble pamphlet.

Du reste, Richelieu eût voulu être magnanime et mépriser la chose, qu’il l’eût pu difficilement. Les capucins, le Père Joseph, spéculaient là dessus. Richelieu lui aurait donné une belle prise contre lui près du roi s’il n’eût montré du zèle. Certain M. Quillet, qui avait observé sérieusement, alla voir Richelieu et l’avertit. Mais celui-ci craignit de l’écouter, et le regarda de si mauvais œil que le donneur d’avis jugea prudent de se sauver en Italie.


Laubardemont arrive le 6 décembre 1633. Avec lui la terreur. Pouvoir illimité. C’est le roi en personne. Toute la force du royaume, une horrible massue, pour écraser une mouche.

Les magistrats furent indignés, le lieutenant civil avertit Grandier qu’il l’arrêterait le lendemain. Il n’en tint compte et se fit arrêter. Enlevé à l’instant, sans forme de procès, mis aux cachots d’Angers. Puis ramené, jeté où ? dans la maison et la chambre d’un de ses ennemis qui en fait murer les fenêtres pour qu’il étouffe. L’exécrable examen qu’on fait sur le corps du sorcier en lui enfonçant des aiguilles pour trouver la marque du Diable est fait par les mains mêmes de ses accusateurs, qui prennent sur lui d’avance leur vengeance préalable, l’avant-goût du supplice !

On le traîne aux églises en face de ces filles, à qui Laubardemont a rendu la parole. Il trouve des bacchantes que l’apothicaire condamné saoulait de ses breuvages, les jetant en de telles furies, qu’un jour Grandier fut près de périr sous leurs ongles.

Ne pouvant imiter l’éloquence de la possédée de Marseille, elles y suppléaient par le cynisme. Spectacle hideux ! des filles, abusant des prétendus diables pour lâcher devant le public la bonde à la furie des sens ! C’est justement ce qui grossissait l’auditoire. On venait ouïr là, de la bouche des femmes, ce qu’aucune n’osa dire jamais.

Le ridicule, ainsi que l’odieux, allaient croissant. Le peu qu’on leur soufflait de latin, elles le disaient tout de travers. Le public trouvait que les diables n’avaient pas fait leur quatrième. Les capucins, sans se déconcerter, dirent que, si ces démons étaient faibles en latin, ils parlaient à merveille l’iroquois, le topinambour.


La farce ignoble, vue de soixante lieues, de Saint-Germain, du Louvre, apparaissait miraculeuse, effrayante et terrible. La cour admirait et tremblait. Richelieu (sans doute pour plaire) fit une chose lâche. Il fit payer les exorcistes, payer les religieuses.

Une si haute faveur exalta la cabale et la rendit tout à fait folle. Après les paroles insensées vinrent les actes honteux. Les exorcistes, sous prétexte de la fatigue des nonnes, les firent promener hors de la ville, les promenèrent eux-mêmes. Et l’une d’elles en revint enceinte. L’apparence du moins était telle. Au cinquième ou sixième mois, tout disparut, et le démon qui était en elle avoua la malice qu’il avait eue de calomnier la pauvre religieuse par cette illusion de grossesse. C’est l’historien de Louviers qui nous apprend cette histoire de Loudun[5].

On assure que le Père Joseph vint secrètement, mais vit l’affaire perdue, et s’en tira sans bruit. Les Jésuites vinrent aussi, exorcisèrent, firent peu de chose, flairèrent l’opinion, se dérobèrent aussi.

Mais les moines, les capucins, étaient si engagés, qu’il ne leur restait plus qu’à se sauver par la terreur. Ils tendirent des pièges perfides au courageux bailli, à la baillive, voulant les faire périr, éteindre la future réaction de la justice. Enfin ils pressèrent la commission d’expédier Grandier. Les choses ne pouvaient plus aller. Les nonnes même leur échappaient. Après cette terrible orgie de fureurs sensuelles et de cris impudiques pour faire couler le sang humain, deux ou trois défaillirent, se prirent en dégoût, en horreur ; elles se vomissaient elles-mêmes. Malgré le sort affreux qu’elles avaient à attendre, si elles parlaient, malgré la certitude de finir dans une basse-fosse[6], elles dirent dans l’église qu’elles étaient damnées, qu’elles avaient joué le Diable, que Grandier était innocent.


Elles se perdirent, mais n’arrêtèrent rien. Une réclamation générale de la ville au roi n’arrêta rien. On condamna Grandier à être brûlé (18 août 1634). Telle était la rage de ses ennemis, qu’avant le bûcher ils exigèrent, pour la seconde fois, qu’on lui plantât partout l’aiguille pour chercher la marque du Diable. Un des juges eût voulu qu’on lui arrachât même les ongles, mais le chirurgien refusa.

On craignait l’échafaud, les dernières paroles du patient. Comme on avait trouvé dans ses papiers un écrit contre le célibat des prêtres, ceux qui le disaient sorcier le croyaient eux-mêmes esprit fort. On se souvenait des paroles hardies que les martyrs de la libre pensée avaient lancées contre leurs juges, on se rappelait le mot suprême de Jordano Bruno, la bravade de Vanini. On composa avec Grandier. On lui dit que, s’il était sage, on lui sauverait la flamme, qu’on l’étranglerait préalablement. Le faible prêtre, homme de chair, donna encore ceci à la chair, et promit de ne point parler. Il ne dit rien sur le chemin et rien sur l’échafaud. Quand on le vit bien lié au poteau, toute chose prête, et le feu disposé pour l’envelopper brusquement de flamme et de fumée, un moine, son propre confesseur, sans attendre le bourreau, mit le feu au bûcher. Le patient, engagé, n’eut que le temps de dire : « Ah ! vous m’avez trompé ! » Mais les tourbillons s’élevèrent et la fournaise de douleurs… On n’entendit plus que des cris.

Richelieu, dans ses Mémoires, parle peu de cette affaire et avec une honte visible. Il fait entendre qu’il suivit les rapports qui lui vinrent, la voix de l’opinion. Il n’en avait pas moins, en soudoyant les exorcistes, en lâchant la bride aux capucins, en les laissant triompher par la France, encouragé, tenté la fourberie. Gauffridi, renouvelé par Grandier, va reparaître encore plus sale, dans l’affaire de Louviers.

C’est justement en 1634 que les diables, chassés de Poitou, passent en Normandie, copiant, recopiant leurs sottises de la Sainte-Baume, sans invention et sans talent, sans imagination. Le furieux Léviathan de Provence, contrefait à Loudun, perd son aiguillon du Midi, et ne se tire d’affaire qu’en faisant parler couramment aux vierges les langues de Sodome. Hélas ! tout à l’heure, à Louviers, il perd son audace même ; il prend la pesanteur du Nord, et devient un pauvre d’esprit.




  1. Wyer, liv. III, ch. VII, d’après Grillandus.
  2. Doctrine très ancienne qui reparaît souvent dans le Moyen-âge. Au dix-septième siècle, elle est commune dans les couvents de France et d’Espagne, nulle part plus claire et plus naïve que dans les leçons d’un ange normand à une religieuse (affaire de Louviers). — L’ange enseigne à la nonne premièrement « le mépris du corps et l’indifférence à la chair. Jésus l’a tellement méprisée, qu’il l’a exposée nue à la flagellation, et laissé voir à tous… » — Il lui enseigne « l’abandon de l’âme et de la volonté, la sainte, la docile, la toute passive obéissance. Exemple : la Sainte Vierge, qui ne se défia pas de Gabriel, mais obéit, conçut. — Courait-elle un risque ? Non. Car un esprit ne peut causer aucune impureté, Tout au contraire, il purifie. » — À Louviers, cette belle doctrine fleurit dès 1623, professée par un directeur âgé, autorisé, David. Le fond de son enseignement était « de faire mourir le péché par le péché », pour mieux rentrer en innocence. Ainsi firent nos premiers parents. Esprit de Bosroger (capucin), La Piété affligée, 1645 ; p. 167, 171, 173, 174, 181, 189, 190, 196.
  3. L’Histoire des diables de Loudun, du protestant Aubin, est un livre sérieux, solide, et confirmé par les Procès-verbaux mêmes de Laubardemont. Celui du capucin Tranquille est une pièce grotesque. La Procédure est à notre grande Bibliothèque de Paris. M. Figuier a donné de toute l’affaire un long et excellent récit (Histoire du merveilleux). — Je suis, comme on va voir, contre les brûleurs, mais nullement pour le brûlé. Il est ridicule d’en faire un martyr, en haine de Richelieu. C’était un fat, vaniteux, libertin, qui méritait non le bûcher, mais la prison perpétuelle.
  4. Voy. Del Rio, Llorente, Ricci, etc.
  5. Esprit de Bosroger, p. 135.
  6. C’était l’usage encore ; voir Mabillon.