La Spéculation et le Calcul des probabilités/Chapitre I

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CHAPITRE I.

LOI DE LA PROBABILITÉ.



1. Dans la théorie de la spéculation on considère les variations du cours d’une valeur donnée, valeur à vaste marché. Pour fixer les idées, nous la nommerons la rente.

On suppose que les variations de ce cours sont dues au hasard, et le problème fondamental consiste à chercher la probabilité pour que, à une époque déterminée, le cours diffère d’une quantité donnée du cours actuel.

En disant que les variations des cours sont dues au hasard, on veut exprimer que, par suite de l’excessive complexité des causes qui produisent ces variations, tout se passe, en réalité, comme si le hasard agissait seul.

Dans la théorie de la spéculation on se garde donc bien d’entreprendre l’analyse des causes qui peuvent agir sur les cours : cette recherche serait vaine et ne pourrait conduire qu’à des erreurs. C’est précisément parce que l’on veut tout ignorer qu’il est possible de savoir, c’est précisément parce que cette étude semble d’une complication inextricable qu’elle est, en réalité, d’une grande simplicité.


2. Variation et instabilité. — Nous considérons donc une certaine valeur que nous nommerons la rente.

Plaçons-nous en un instant déterminé : le cours coté à cet instant est le cours pour lequel il y a autant d’acheteurs que de vendeurs ; les acheteurs croient à la hausse, les vendeurs à la baisse. Le marché, c’est-à-dire l’ensemble des spéculateurs, ne croit ni à la hausse ni à la baisse, puisque, pour le cours coté, il y a autant d’acheteurs que de vendeurs ; il considère donc le cours coté comme représentant la valeur réelle du titre considéré.

Mais si le marché ne croit ni à la hausse ni à la baisse, il peut supposer plus ou moins probables des mouvements d’une certaine amplitude.

L’amplitude des mouvements (telle que l’admet le marché) est mesurée, à chaque instant, pour une valeur déterminée, par une seule quantité, par un seul paramètre que l’on nomme coefficient d’instabilité.

Si ce coefficient est grand, le marché admet que de forts mouvements en hausse ou en baisse sont probables, s’il est petit, le marché admet que les variations seront probablement assez faibles.

Nous nous sommes placés en un certain instant ; une minute après, pour des raisons dont nous devons nous garder d’entreprendre l’analyse, on cote un autre cours et le marché admet un autre coefficient d’instabilité.

Un moment après on cotera un autre cours et le marché admettra un autre coefficient, et ainsi de suite.

À chaque instant il y a donc à considérer le cours actuel et le coefficient d’instabilité qui mesure le plus ou moins d’amplitude des variations futures.

(II s’agit évidemment des cours de la rente à terme, et il faut corriger les cours cotés de l’effet des coupons et des reports. Pour l’étude de ces corrections, je ne peux que renvoyer à mon Ouvrage sur la Théorie de la spéculation.)

La notion d’instabilité sera précisée plus loin : nous verrons comment cette instabilité est caractérisée, à chaque instant, par un coefficient unique.


3. Notions générales sur la probabilité. — Reprenons l’énoncé du problème fondamental qu’il s’agit de résoudre :

Nous cherchons la probabilité pour que, à l’époque (c’est-à-dire au bout du temps ), le cours diffère d’une quantité donnée du cours coté à l’instant actuel ().

Nous prenons pour zéro le cours actuel ; le cours est donc un cours relatif désignant l’écart au cours actuel.

Par exemple, si le cours actuel de la rente est 75fr, le cours 75fr,50 équivaut à un écart de 0fr,50, le cours 74fr,75 équivaut à un écart de −0fr,25.

Dans le premier cas nous disons que le cours est 0fr,50, dans le second cas, le cours est −0fr,25. Le cours est positif quand il correspond à une hausse, il est négatif quand il correspond à une baisse.

La probabilité pour que le cours soit coté à l’époque est, en réalité, la probabilité pour que ce cours soit compris entre et , nous la considérons comme étant une fonction de et de (continue puisque et sont continus), dite probabilité élémentaire.

La probabilité pour que le cours soit, à l’époque , compris entre deux limites données, et ou probabilité totale dans l’intervalle , s’obtient en intégrant la fonction .

A priori, cette fonction est quelconque sous la condition d’être positive et telle que la somme de ses valeurs pour toutes les valeurs possibles de soit un.

Cette fonction peut être représentée par une courbe à ordonnées positives dont l’aire totale est égale à un puisque cette aire représente la somme des probabilités.

Nous allons voir que cette fonction qui, a priori, est quelconque, a en réalité une forme unique absolument déterminée.


4. Principe de l’indépendance. — Les variations du cours qui peuvent se produire à un instant quelconque sont indépendantes des variations antérieures et du cours coté à cet instant.

Il faut bien comprendre ce que signifie ce principe : il est évident qu’en réalité l’indépendance n’existe pas, mais, par suite de l’excessive complexité des causes qui entrent en jeu, tout se passe comme s’il y avait indépendance.

Si le cours est à l’époque , la probabilité d’un nouvel écart pendant un nouvel intervalle de temps est indépendante de , elle ne dépend que de , de et de .


5. Espérance mathématique. — On appelle espérance mathématique d’un bénéfice éventuel le produit de ce bénéfice par la probabilité de le réaliser.

L’espérance mathématique est donc négative lorsqu’elle correspond à une perte.

L’espérance mathématique totale d’un joueur est la somme des produits des bénéfices éventuels par les probabilités correspondantes.

Il est évident qu’un joueur n’est ni avantagé ni lésé si son espérance mathématique totale est nulle. On dit alors que le jeu est équitable.

Si un jeu se compose de plusieurs parties, l’espérance mathématique totale est la somme des espérances relatives aux diverses parties si celles-ci doivent certainement être jouées.

En particulier, si le jeu est identique à lui-même à chaque partie, l’espérance totale est égale au produit de l’espérance relative à une partie par le nombre des parties qui composent le jeu.

Si un jeu est équitable à chaque partie, il est équitable dans son ensemble. Il n’existe donc aucune combinaison pouvant rendre avantageux ou désavantageux un jeu qui, à chaque partie, est équitable.


6. Principe de l’espérance mathématique. — Les opérations de bourse sont soumises à la loi de l’offre et de la demande et comme tout spéculateur est libre d’entreprendre soit une opération, soit son inverse, on ne peut admettre qu’une opération de spéculation favorise ou défavorise a priori l’un des contractants. Une opération qui favoriserait systématiquement l’un des contractants ne trouverait pas de contre-partie.

Une opération ne peut être, a priori, ni avantageuse ni désavantageuse ; c’est ce que l’on exprime en disant :

L’espérance mathématique de toute opération est nulle.

Il faut bien se rendre compte de la généralité de ce principe, il s’applique non seulement aux opérations à terme fermes et aux opérations à prime devant expirer à une époque déterminée, mais aussi à toute opération, quelle qu’en soit la complexité, qui serait basée sur des mouvements ultérieurs des cours.

Ceci est d’ailleurs évident, car si le spéculateur adopte pour système d’effectuer telles ou telles opérations quand il se produira tels ou tels mouvements du cours, chacune de ces opérations sera équitable au moment où elle sera effectuée, l’ensemble du système est donc équitable.


7. Loi de la probabilité. — Du principe de l’indépendance on déduit qu’il ne peut exister qu’une loi de probabilité que simplifie le principe de l’espérance mathématique.

La probabilité pour que le cours soit coté à l’époque , c’est-à-dire pour qu’il soit compris entre et , est exprimée par la formule

,

est une fonction de qui, a priori, est quelconque sous la condition d’être positive et croissante, nous la nommons fonction d’instabilité pour des raisons qui seront précisées plus loin.

Jusqu’à spécification contraire nos problèmes seront relatifs à une époque unique, .

Pour ces problèmes, peut être considéré comme une simple constante donnée.


8. Ce genre de formule est bien connu depuis Laplace qui, le premier, en a fait usage pour des problèmes analogues.

C’est à Laplace qu’est due l’idée qu’une foule de petites causes agissant indifféremment dans divers sens doit conduire à une loi unique.

Ce principe est ce que l’on nomme dans d’autres théories, l’hypothèse des erreurs infinitésimales.

Mais si la formule elle-même est bien connue, elle a ici une propriété spéciale :

Elle est exacte.

Alors que dans les autres applications elle est approchée et asymptotique. Étant exacte et rigoureusement continue pour les deux variables et , elle a servi de point de départ pour une étude très étendue, alors que précédemment elle était une fin.


9. Les cours et ont même probabilité, c’est une conséquence de ce fait que le principe de l’espérance mathématique ne doit pas seulement être vérifié pour l’époque , mais d’une façon générale pour toutes les époques et tous les intervalles de temps.


10. Courbe de probabilité. — La fonction

peut se représenter par une courbe dont l’ordonnée est maxima à l’origine et qui présente deux points d’inflexion pour

.

La probabilité du cours est une fonction de qui croît jusqu’à une certaine époque et décroît ensuite ; cette fonction est maxima quand le cours correspond au point d’inflexion de la courbe de probabilité.


11. Espérance mathématique. — Il s’agit de l’espérance mathématique positive d’un spéculateur qui achèterait de la rente au cours actuel pour la revendre à l’époque .

Cette espérance a pour valeur

 ;

elle est proportionnelle à la racine carrée de la fonction d’instabilité.

Nous désignerons la quantité par la lettre , et, dans bien des questions, nous exprimerons les variations de cours en prenant pour unité.

Dans ces conditions, la probabilité du cours est exprimée par la formule

.


12. Probabilité dans un intervalle donné. — La formule qui précède exprime la probabilité élémentaire.

La probabilité pour que le cours soit compris entre zéro et a pour expression

ou, en posant ,

,

en désignant par la quantité

.

Il existe des tables de cette fonction , dites tables de Kramp. Celles qui sont reproduites à la fin de mon Ouvrage sont à sept décimales.


13. La probabilité pour que le cours soit compris dans l’intervalle a pour valeur

.

Lorsque tend vers l’infini, cette probabilité tend vers zéro.

La probabilité dans l’intervalle est

.

Cette expression tend vers zéro lorsque augmente indéfiniment.


14. La probabilité

.

pour que le cours soit supérieur à à l’époque est dite probabilité totale du premier genre, elle croit constamment avec le temps. Si était infini, elle serait égale à 1/2, résultat évident.


15. Au lieu d’avoir recours aux tables de la fonction , il est généralement beaucoup plus simple de faire usage de la table suivante, qui donne directement la probabilité correspondant au cours exprimé en prenant pour unité.

Écart. Probabilité .
0,0 . ........ 0,500
0,1 . ........ 0,484
0,2 . ........ 0,469
0,3 . ........ 0,453
0,4 . ........ 0,437
0,5 . ........ 0,422
0,6 . ........ 0,404
0,7 . ........ 0,390
0,8 . ........ 0,374
0,9 . ........ 0,360
1,0 . ........ 0,345
1,1 . ........ 0,331
1,2 . ........ 0,316
1,3 . ........ 0,302
1,4 . ........ 0,289
1,5 . ........ 0,275
1,6 . ........ 0,262
1,7 . ........ 0,249
1,8 . ........ 0,237
1,9 . ........ 0,225
2,0 . ........ 0,213
2,1 . ........ 0,202

2,2 . ........ 0,190
2,3 . ........ 0,179
2,4 . ........ 0,169
2,5 . ........ 0,159
2,6 . ........ 0,150
2,7 . ........ 0,141
2,8 . ........ 0,132
2,9 . ........ 0,124
3,0 . ........ 0,116
3,1 . ........ 0,108
3,2 . ........ 0,101
3,3 . ........ 0,094
3,4 . ........ 0,087
3,5 . ........ 0,087
3,6 . ........ 0,075
3,7 . ........ 0,070
3,8 . ........ 0,065
3,9 . ........ 0,060
4,0 . ........ 0,055
4,5 . ........ 0,037
,0. ........ 0,023
5,5 . ........ 0,015
,0. ........ 0,009
,0. ........ 0,003

Les diverses probabilités s’expriment facilement par la fonction  ; par exemple, la probabilité pour que le cours soit compris dans l’intervalle , a pour valeur .

Il ne faut pas oublier que les cours sont exprimés en prenant pour unité.


16. Écart moyen. — L’écart moyen est, par définition, l’espérance mathématique d’un spéculateur qui devrait recevoir une somme égale à la valeur absolue de l’écart à l’époque . C’est donc la quantité

.

L’écart moyen est proportionnel à la racine carrée de la fonction d’instabilité.

La probabilité pour que l’écart moyen soit dépassé dans un seul sens est donc 0,214 d’après la table du paragraphe 15, la probabilité pour que l’écart moyen soit dépassé dans un sens ou dans l’autre est 0,428.


17. Écart probable. — Nous appelons ainsi l’écart tel que, à l’époque , le cours ait une chance sur deux d’être compris dans cet intervalle.

La quantité se détermine par l’équation . On en déduit

1,688… 1,688….

L’écart probable est proportionnel à la racine carrée de la fonction d’instabilité.

Il est égal à l’écart moyen multiplié par le nombre 0,844…


18. Écarts isoprobables. — Plus généralement, considérons l’écart tel que la probabilité pour que, à l’époque , le cours soit compris dans cet intervalle soit égale à une quantité donnée,  ; nous aurons

ou

.

Cet intervalle , si est constant, varie proportionnellement à .

Les écarts croissent proportionnellement à la racine carrée de la fonction d’instabilité.

C’est à cette propriété que la fonction d’instabilité doit son nom.


19. Principe de l’uniformité. — Jusqu’ici nous n’avons fait aucune hypothèse sur la forme de la fonction assujettie seulement à cette condition d’être positive et croissante : nous pouvons même remarquer que certains résultats sont indépendants de cette fonction ; c’est ainsi que le rapport de l’écart probable à l’écart moyen est 0,844, quel que soit . La probabilité pour que l’un de ces écarts soit dépassé est de même indépendante de .

Il est évident que dans la plupart des cas le marché n’a aucune raison pour supposer que la probabilité d’un écart dans l’intervalle zéro, , est différente de la probabilité de ce même écart dans l’intervalle ou , …. Le marché suppose donc généralement qu’il y a uniformité, c’est-à-dire que l’instabilité est la même pour tous les éléments de temps ; en d’autres termes il suppose que est proportionnel au temps et que l’on a par conséquent

.

Nous avons désigné la constante par afin que l’espérance mathématique (no 11)

,

qui est proportionnelle à la racine carrée du temps, se réduise à un coefficient lorsque . est le coefficient d’instabilité.

Si l’on suppose l’uniformité, la probabilité du cours à l’époque est

.


20. L’expression d’uniformité que l’on emploie dans la théorie des jeux pourrait faire naître une idée fausse. Lorsqu’on dit qu’un jeu est uniforme, on suppose généralement qu’il le sera dans la réalité ; lorsqu’il s’agit de la spéculation, l’uniformité, au contraire, ne peut être réelle ; le marché à l’époque actuelle considère les probabilités relatives aux époques futures comme uniformes et caractérisées par le coefficient d’instabilité  ; à l’époque il admet une uniformité caractérisée par un autre coefficient , à l’époque il admet une uniformité caractérisée par un autre coefficient , etc.

Comme on calcule les valeurs des probabilités à l’époque , les formules sont les mêmes, que l’uniformité soit supposée ou réelle.

Le marché s’écarte fort peu de la loi de l’uniformité même dans la spéculation sur les marchandises, où cependant, à certaines époques, les cours doivent a priori être instables.

Si, ordinairement, nous ne supposons pas l’uniformité, c’est pour conserver à notre étude son maximum de généralité, et cela est surtout intéressant au point de vue théorique.


21. Pour obtenir les formules relatives au cas où il y a uniformité, il suffit de remplacer dans la théorie qui précède la fonction par son expression particulière .

Certains résultats sont alors intéressants par leur simplicité.

L’écart moyen est proportionnel à la racine carrée du temps, de même que l’écart probable 1,688….

La considération des écarts isoprobables conduit à cette proposition générale :

Les écarts croissent proportionnellement à la racine carrée du temps.