La Spéculation et le Calcul des probabilités/Préface

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PRÉFACE


Au point de vue mathématique, la théorie de la spéculation est une science exacte, très supérieure au calcul des probabilités classique dont les problèmes fondamentaux, entachés d’approximations et d’asymptotismes, ont été, pendant si longtemps, rebelles à tout progrès.

La théorie de la spéculation a donné à ces problèmes une forme claire et précise, rigoureuse et imagée, elle a fait naître des conceptions qui ont permis de traiter des questions paraissant inaccessibles par leur difficulté, comme par exemple celle de la loi des grands nombres dans le cas général.

Introduisant d’une façon nécessaire la notion de temps et de continuité absolue, elle a donné l’idée du mouvement des probabilités, de leur rayonnement, de leur réflexion, de leur réfraction, non seulement elle a étendu le domaine de nos connaissances, mais encore elle a rendu possibles d’extrêmes simplifications comme dans le cas de la célèbre analyse d’Ampère sur la théorie mathématique du jeu.

Les avantages auxquels je fais allusion n’ont pas échappé à mon illustre maître Henri Poincaré, c’est lui qui s’est intéressé à mes études et qui les a fait publier, c’est grâce à lui que je les ai exposées pendant des années à la Faculté des Sciences de Paris.

On conçoit d’ailleurs le parti que l’on peut tirer de l’emploi du calcul infinitésimal, beaucoup plus simple et plus maniable que le calcul des quantités finies. La possibilité de faire usage de ce calcul suffirait pour faire comprendre l’intérêt de la théorie de la spéculation au point de vue de la science mathématique.

Au point de vue des applications, cette théorie est très utile puisque les résultats que fournit l’examen des cotes sont en parfait accord avec ceux que fournit le calcul.

Cette concordance entre la théorie et l’observation est également intéressante si l’on envisage son côté philosophique : elle prouve en effet que le marché obéit à la loi du hasard.

Ce résultat était du reste à prévoir, un tel marché, soumis constamment à une infinité d’influences variables et qui agissent dans divers sens, doit finalement se comporter comme si aucune cause n’était en jeu et comme si le hasard agissait seul.

Les résultats de la théorie ne pourraient être mis en défaut que si une cause agissait constamment dans le même sens ; en général, la diversité des causes permet leur élimination, l’incohérence même du marché est sa méthode, et c’est parce qu’il n’obéit à aucune loi qu’il suit fatalement la loi du hasard.

La théorie de la spéculation a d’abord été exposée dans ma thèse de Doctorat ès sciences mathématiques dont il a été fait un tirage à part sous forme d’ouvrage. Des compléments ont paru l’année suivante dans les Annales scientifiques de l’École Normale Supérieure.

Cette théorie a été présentée sous sa forme définitive, mathématiquement rigoureuse, dans mon Traité du Calcul des probabilités, puis elle a été vulgarisée par l’ouvrage que j’ai publié dans la Bibliothèque de Philosophie scientifique intitulé le Jeu, la chance et le hasard, dont il a été tiré plus de sept mille exemplaires.

Le présent Livre expose le sujet d’une façon complète, mais il est rédigé sous une forme descriptive ; il n’y figure aucune démonstration ni aucun développement d’analyse mathématique.

À la fin de cet ouvrage j’ai écrit quelques lignes sur l’étude, en grande vogue aujourd’hui, que l’on nomme parfois théorie des probabilités en chaîne et que j’ai appelée antérieurement théorie des probabilités connexes.

Qu’il me soit permis de faire remarquer qu’en dehors de cas particuliers envisagés par Laplace, c’est moi qui en ai été l’initiateur. Pour s’en convaincre, il suffit de lire le Chapitre IX de mon Traité et en particulier le paragraphe 314. Cette même étude avait paru six années auparavant dans un mémoire du Journal de Mathématiques.

Pour en revenir à la théorie de la spéculation, point initial de si nombreux progrès, on peut dire que sa connaissance est indispensable si l’on veut réellement comprendre sous son aspect le plus vivant le calcul des probabilités.