La Suisse et ses Ballades/01

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La Suisse et ses Ballades
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 76 (p. 791-820).
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LA
SUISSE ET SES BALLADES

I. Liederchronik der Eidgenossenschaft, von Dr Rocholz. — II. Die Urschweiz, Land und Leute, von Qsenbrügg, Berlin 1867. — III. Les Origines de la Confédération suisse, par M. A. Rilliet, Genève, 1868. — IV. Die Sage vom Tell, von Ludwig Häusser. — V. Recherches critiques sur Guillaume Tell, par M. Hîsely. — VI. Die Waldstätte mit einem Anhang über Wilhelm Tell, von Alfons Uber, Inspruck, 1862.

Les pays changent de physionomie ainsi que les hommes. Aujourd’hui la Suisse nous semble une idylle vivante ; il y a trois ou quatre siècles, elle n’était rien moins que bucolique. À ce nom de Suisse, dont les vers et la prose ont abusé sans lui ôter sa poésie, un monde de bergers apparaît à l’imagination. On croit toujours les voir monter avec leurs troupeaux, de saison en saison et d’étage en étage, ces montagnes dont Jean-Jacques Rousseau, Ramond et Töpffer permettent au lecteur de faire l’ascension sans quitter son fauteuil. On croit toujours les entendre, au coucher du soleil, appeler dans le lointain avec des notes gutturales les vaches paresseuses. Le voyage même, au lieu de dissiper l’enchantement, le fortifie : quand on voit ce pays si calme et si riant sillonné d’allées comme une promenade publique, commode et bien tenu à l’égal d’un jardin, le moyen de s’imaginer qu’il n’a pas toujours été ainsi ? Si vous interrogez la littérature, elle affuble les bergers de cette pastorale d’un appareil philosophique. Gessner est à demi oublié ; mais ses églogues ne le sont pas, et quoiqu’elles n’aient plus de lecteurs, ce sont elles qui ont établi la réputation de la Suisse comme terre de l’âge d’or, de ses habitans comme bergers de Théocrite et de Virgile améliorés pour l’esprit et pour le cœur, surtout pour le cœur. Interrogez-vous l’histoire ? L’éloquent Jean de Müller qu’a-t-il écrit, si ce n’est une pastorale politique ? Il semble, à le lire, que les Suisses aient été un peuple de sages, vivant de peu par principes, labourant philosophiquement ses champs suspendus au flanc des montagnes, ne respirant que la paix, et faisant la guerre seulement quand un prince venait troubler sa vertueuse placidité.

Il s’en faut que cette Arcadie fût si heureuse. Au XVe et au XVIe siècle, l’indigence des Suisses avait passé en proverbe. L’état politique et moral des habitans était aussi éloigné d’un âge d’or que la prospérité matérielle de la contrée. Le pillage amenait la guerre, et le partage du butin mettait périodiquement en danger la confédération. Les villes étaient ennemies des barons, les campagnes ennemies des villes. Chaque vallée renfermait un peuple que la défiance ou la difficulté de vivre armait contre ses voisins. Pour être petites, les guerres n’en étaient pas moins atroces. Dans ce pays voué à l’églogue moderne, les hommes ont été ingénieux dans la trahison, dans la vengeance, dans l’invention des supplices. Un maire de Zurich, au XVe siècle, ayant été vaincu par les montagnards confédérés, des hommes de Glaris lui ouvrirent le ventre tandis qu’il respirait encore. Ils frottèrent de sa graisse leurs souliers et leurs piques, et après l’avoir coupé en morceaux le jetèrent dans le Sihl, cette charmante et sournoise rivière qui fait les délices des voyageurs sur la route d’Einsiedeln à Zurich. Il n’y a peut-être pas de peuple qui ait passé par tant de cruautés pour arriver à être libre, ni par tant de misère pour parvenir à l’aisance.

Nous avons sur la Suisse des témoins plus fidèles que la vue même du pays, que sa littérature et son histoire : ce sont les chansons, car les Suisses primitifs, race allemande, ne font pas exception à ce que dit Tacite des Germains ; « ils ont des chants divers qui sont tous leurs mémoires et toutes leurs annales. » Le pays respire le bonheur et même la richesse : les ballades nous le montrent stérile, presque impénétrable, et ses habitans travaillant dans l’extrême détresse. La littérature ne nous parle que de désintéressement et de sagesse : dans les ballades, nous ne voyons que violences.. L’histoire, au moins telle qu’on l’écrivait jusqu’à la fin du siècle dernier, ne se lassait pas de nous faire admirer la concorde et le patriotisme des citoyens : les mêmes ballades nous font apercevoir des peuples divisés à l’infini par leurs intérêts comme par leurs neiges et leurs glaciers. En déchiffrant ces vieux mémoires rimes que des pâtres se sont transmis durant les siècles, on peut reconstruire en imagination le redoutable passé de ces paisibles et riches cantons dont les chemins sont les plus sûrs de l’Europe ; on forme peu à peu la chaîne de cette nationalité mêlée et diverse où la race n’a été pour rien, œuvre lente, mais infaillible de l’intérêt des populations, des lois de la nature et de la géographie.

Vous avez peut-être parcouru ces profondes vallées dont le souvenir seul donne une sensation de fraîcheur. Vous avez traversé ces lacs qui ne diffèrent d’un miroir que par leurs bandes moirées, à moins que le terrible föhn ne les soulève comme une mer tumultueuse, mais une mer sans ports ni anses, et toute murée de rochers infranchissables. Vous avez gravi ces cimes sur lesquelles vous donniez un rendez-vous au soleil, qui n’y était pas toujours fidèle. Il vint enfin, si vous sûtes l’attendre, et vous récompensa d’un seul coup en inondant de ses rayons un vaste panorama de campagnes bleues, de lacs d’argent, de forêts, de montagnes, de neiges éternelles, et surtout, pour le ravissement de vos yeux, d’une couronne de pics glacés, avec leur teinte d’un rose tendre et transparent. Eh bien ! en suivant les mêmes chemins, nous avons eu la pensée d’emporter le recueil du Liederchronik, ou chants historiques de Rocholz. Ce volume a été notre guide. Il nous a fait connaître les lieux où s’étaient jouées les grandes scènes de l’histoire, il nous a dit les sentimens, les passions des hommes qui ont vécu, qui ont souffert sur cette terre où nous promenons aujourd’hui nos loisirs et notre caprice. Ces vers naïfs, souvent grossiers, quelquefois pleins de vie et de mouvement, nous ont expliqué le cadre et le décor du drame, le décor sublime nous a aidé à son tour à interpréter les vers ; mais nous avions un autre but et plus sérieux. La comparaison de ces ballades avec l’histoire nous offre l’occasion d’esquisser quelques études nouvelles sur les origines du peuple suisse, sur ses tardifs accroissemens, et avant tout sur sa laborieuse nationalité. Les montagnes et les lacs du pays montrent assez dans quelles limites devait croître et grandir ce peuple ; les ballades le font voir plus clairement encore. En un mot, c’est la nationalité suisse qui est le sujet de cette étude, composée à la fois de descriptions de la nature, de poésie et d’histoire, comme un dessin rapide à trois crayons.


I. — LES POETES POPULAIRES.

Avant de faire le choix de quelques chansons et de les transporter dans les localités auxquelles elles se rattachent, avant de réveiller les échos endormis des grandes scènes historiques de la Suisse, il est à propos de nous faire une idée de ces poésies, de l’objet qu’elles se proposaient, du rôle qu’elles jouèrent, des chantres populaires qui les ont inventées ou récitées. Qu’on nous permette d’abord de présenter ces vieux poètes tels que nous les pouvons imaginer. En général, ils ne manquent guère de parler d’eux-mêmes. En Angleterre, les ballades sont anonymes ; en Suisse, les poètes mettent leur nom sur leur chanson, comme les propriétaires sur leur chalet. Soit que la poésie passe pour une fonction officielle en ces petites républiques, soit qu’en ce peuple rude la poésie, plus rare, soit un gagne-pain, ils signent leur chanson dans leurs dernières strophes, La Suisse a ressemblé à ces familles nécessiteuses qui vivent à grand peine et ne peuvent songer à chanter. Le pays le plus poétique du monde est pauvre en poètes. L’art des vers est si bien pour eux une industrie, qu’ils le joignent à quelque autre métier. Tantôt ce sont des curés ; ils ont le ton grave, prêchent la morale, et semblent être de l’opinion que les longs sermons sont les meilleurs. Tantôt ce sont d’honnêtes bourgeois, des artisans, des garçons de ferme. Deux d’entre eux mettent leur esprit en commun pour faire sur la mort de Charles le Téméraire une chanson dont le tour ne manque pas de vivacité. « Et qui a chanté cette chanson ? Deux jeunes garçons suisses qui savent de bonne source que le duc Charles ne reviendra pas de Nancy. » Il y a dans ce petit Parnasse de la liberté suisse un maître d’école du pays de Saanen, sur les confins de l’Oberland et du pays de Fribourg. Ce brave instituteur d’un pays où l’on fait aujourd’hui le pacifique commerce des fromages de Gruyère semble avoir pris part à la guerre contre l’empereur Maximilien, vers la fin du XVe siècle. Il réclame la reconnaissance des puissantes villes de Berne et de Fribourg ; pensez-vous que ce soit pour avoir combattu ? Point, c’est pour avoir fait une chanson qui ne manque pas d’une certaine beauté. Je trouve un poète du beau sexe, tout au moins une chanteuse, qui faisait un petit négoce ambulant parmi les soldats, krämerin. Elle chantait une complainte qu’elle avait apprise de son amant, et dont le sujet était la mort d’Hagenbach, ce terrible prévôt de Charles le Téméraire, moins terrible pourtant que ne l’ont fait les poètes, les historiens et les romanciers. Le plus grand nombre de ces rhapsodes montagnards furent soldats dans l’occasion ; ce qui est certain, c’est qu’ils se piquent d’avoir vu les batailles qu’ils mettent en rimes et de se battre aussi bien que de chanter. J’en crois sur parole les plus anciens ; il en faut juger par la strophe simple et fière sur laquelle ils terminent. Halbsutter, de Lucerne, l’auteur du chant de Sempach, se vante d’être bien connu pour avoir joyeusement couru aux armes, et, de retour du combat, joyeusement composé sa chanson, a J’ai vu moi-même, dit Sans Owen le Pindare de la bataille de Ragaz, en 1446, j’ai vu avec admiration, dans ce jour de victoire, seize cents hommes couchés sur le terrain. Ceux qui allèrent dans le Rhin refroidir leur ardeur y tombèrent comme autant de pierres, et furent emportés parle courant. » En terminant, il s’écrie avec un accent lyrique : « Celui qui nous a donné ce chant a dit son nom. Il s’est trouvé à ces rencontres, il s’appelle Hans Ower, et dans le pays de Lucerne il crie à Dieu bien haut : Seigneur, préserve de tout mal et dommage la confédération ! » Avec le temps, les poètes furent dispensés d’être soldats. Quand ils cessèrent de faire autre chose que des couplets, ils gagnèrent peut-être en habileté, non en franchise d’inspiration. Leur talent devint une industrie. Quelques-uns, les plus heureusement doués, savaient demander poétiquement. Ainsi un rimeur célèbre de son temps en Suisse et dans le Brisgau, Weber, qui paraît avoir couru à la suite des camps durant toute la lutte contre Charles le Téméraire, avoue, non sans grâce, qu’il a perdu tout ce qu’il possédait à la guerre, mais que les braves Suisses, à Morat, lui ont regagné une nouvelle fortune. Un autre déclare moins noblement qu’il n’a pas trouvé le secret de beaucoup dépenser et d’être à son aise ; mais voyez la décadence de ces pauvres poètes dès la seconde moitié du XVe siècle, en voici un qui termine en ces mots un chant sur la bataille de Granson : « Celui qui nous a dit cette chanson a bien voyagé, car le bon vin est cher, et la fortune ne loge pas dans sa poche. C’est pourquoi il se plaint de sa mauvaise étoile, et il implore une petite collecte. » Ce rhapsode nécessiteux n’avait pas de métier ; il vivait, comme beaucoup de ses pareils, aux frais du public amassé au bruit de ses chansons. D’autres étaient les chanteurs attitrés des villes, les poètes lauréats de ces petites républiques. Jérôme Muheim, auteur du Tellenlied ou Chant de Guillaume Tell, était préposé aux fêtes du tir de l’arquebuse à Altdorf en 1633. Ses fonctions l’obligeaient à être poète, improvisateur et même acteur. Il débita son liedli, jouant le personnage du fameux arbalétrier. Pauvre Muheim ! il comptait cependant parmi ses ancêtres deux héros qui avaient succombé à Marignan.

Tels sont les vieux poètes suisses. Imaginez-les marchant à la tête des petites bandes de leurs compatriotes, portant une épinette garnie de cordes de cuivre ou d’acier avec laquelle ils accompagnaient le rhythme monotone de leurs interminables couplets. On en voit souvent de pareilles dans les montagnes des Vosges. Tantôt ils charmaient par leurs chansons les ennuis de la route, tantôt ils réunissaient autour d’eux dans les haltes les pâtres devenus guerriers, et leur racontaient en rimes les hauts faits des ancêtres. Une bonne place leur était toujours offerte à table et dans la chambrée. Ils avaient une prédilection pour le poêle, le grand poêle qui monte jusqu’aux lambris, et derrière lequel sont disposés des degrés où vont s’asseoir les vieillards et les enfans. Nous trouvons parmi eux un poète du nom d’Isenhofen qui se cacha derrière une de ces vastes étuves, et découvrit ainsi les projets des confédérés tenant conseil. Avant le jour, il s’échappa, fuyant les chemins battus, et courut à perte d’haleine à travers la forêt pour aller rejoindre sur la lande les hommes de Zurich, qui étaient alors en guerre avec les cantons primitifs. Ces poêles jouent un grand rôle dans l’histoire des Suisses comme dans leur vie privée. Un enfant surpris à Lucerne en 1333 dans le cabaret des tailleurs, partisans de l’Autriche, faillit être tué. Il n’échappa qu’à la condition de jurer qu’il ne dévoilerait à âme qui vive le plan des conspirateurs. Il courut à l’auberge des bouchers, où s’assemblaient les partisans de la liberté, et, allant prendre sa petite place derrière le poêle, il ne dit à personne le complot qu’il avait découvert ; mais il le chanta au poêle et en rimes qui sont encore aujourd’hui sur le mur de cette taverne. On affligerait beaucoup les Lucernois en élevant des doutes sur l’authenticité de cette petite pièce.

On voit quelle place tenait la chanson dans la vie politique des Suisses. Elle touchait à tout ce qui fait l’objet de l’éloquence populaire. Elle était tour à tour un signe de ralliement, un chant de triomphe, un monument des gloires du pays. L’opinion publique prenait un corps dans ces vers qui se répétaient de proche en proche. De même autrefois, en Irlande et dans les pays gaéliques, les chants remuaient le peuple et décidaient de la guerre ou de la paix ; les bardes y composaient une sorte de parlement poétique. La Suisse républicaine ne vit pas une organisation si régulière ; tout y était plus petit, plus dispersé ; mais de temps en temps, quelque grand intérêt unissant des cantons qui n’étaient que des villes, quelquefois des bourgs, une pensée nationale s’élevait de cette confusion, planait sur ces montagnes, éternelles barrières entre les hommes, et des poètes rustiques, dans une langue rustique comme eux, trouvaient des accens dignes de l’exprimer. Défis, menaces, reproches, cris de vengeance, voilà ce qui remplit la chanson quand elle précède la guerre. Les villes qui embrassent le parti de l’ennemi sont interpellées pour entendre les malédictions et les injures dont on les accable ; les villes fidèles à la confédération reçoivent d’enthousiastes louanges qui retentiront de vallées en vallées. La prière se mêle aux angoisses de la guerre, la douce heilige Maria et le divin enfant sont appelés au secours de la patrie. Les saints particuliers de la Suisse, saint Vincent, saint Hilaire, saint Ursen, saint Fridolin surtout, qui est venu d’Irlande prêcher le christianisme dans ces forêts sauvages, saint Fridolin appelé le fidèle piquier, treuer Lanzenmann, patron sans doute des fantassins, sont invoqués avec des cris de guerre. Ces bienheureux ont toujours fait preuve de leur dévouement aux confédérés. Au contraire, les patrons des villes ennemies ont leur part de l’aversion qu’on porte à leurs protégés, et après le combat il n’est pas rare qu’ils subissent la peine de leur alliance. Quand elle chante la victoire, la chanson fait succéder aux injures le mépris et la dérision. Elle énumère les ennemis qui ont été battus, leurs morts, le butin qui a été fait sur eux ; l’article du butin est des plus importans et caractérise un peuple que sa pauvreté rend cupide. Elle dit les bannières tombées au pouvoir des confédérés, les paroisses où elles sont suspendues ; elle nomme les personnages considérables qui ont mordu la poussière et les grandes dames qui portent leur deuil. Elle élève jusqu’au ciel les cantons vainqueurs, vante les bienfaits de la concorde, et célèbre la glorieuse confédération. On sent combien ces chants sont utiles à l’histoire. Les noms, les chiffres, les dates, trouvent place dans ces vers, que les détails prosaïques n’effarouchent pas aisément. La chanson populaire peut inventer quelquefois, mais elle aime la précision ; les lieux, les hommes qu’elle désigne, elle les a vus. Elle est pour les peuples un aide-mémoire harmonieux.

Certains chants satiriques forment dans cette poésie un genre à part qu’on ne trouverait peut-être pas ailleurs. Les cités suisses, que tant d’occasions mettaient aux prises, s’attaquaient réciproquement dans des chansons virulentes. Avant de se prendre corps à corps, les cantons ennemis se déchiraient dans des diatribes versifiées et chantées. Ces compositions particulières, appelées des Schmählieder, chants diffamatoires, étaient les signes avant-coureurs de la guerre, les articles de journaux incendiaires du temps, les notes violentes de la diplomatie d’alors. Ainsi l’on tâchait de mettre de son côté la justice, de défendre la réputation du canton, de détruire celle des adversaires. D’un autre côté, ces invectives rimées, arme puissante quand on voulait la guerre, devenaient un grand danger quand on voulait la paix. Aussi poètes et chanteurs payaient-ils l’amende quand ils exerçaient mal à propos leur verve malicieuse ; parfois même la chanson était mise absolument en interdit. C’était pour ces époques reculées la suspension de la presse.

La guerre éclatait souvent entre les cantons, surtout lorsque, sortis des murailles d’une ville et devenus de petites puissances, ils achetèrent des villages, conquirent des domaines, et se mirent au lieu et place des anciens seigneurs. La querelle principale et souvent renouvelée était celle des cantons forestiers agricoles avec les cantons riches et patriciens. Les hommes de Zurich n’affectaient pas moins de mépris que les ducs et chevaliers du parti autrichien pour les pâtres et laboureurs de Schwyz, d’Uri, d’Unterwalden ; ils s’allièrent souvent avec les premiers contre les seconds. Le paon, symbole de l’Autriche, fut l’irréconciliable ennemi du taureau, emblème de la région des pâtres, la vue d’une queue de paon, l’imitation seule du mugissement d’un taureau, provoquaient l’effusion du sang ; les paons, victimes de cette fureur, disparurent du pays. Aussi les chants populaires, surtout ceux qui sont destinés à la satire et à l’invective, sont-ils remplis des allégories du brillant oiseau et du laborieux animal. La fière Zurich traduit devant l’empereur et l’église les pauvres riverains du lac des Quatre-Cantons. « Ils ont juré la haine à la queue du paon ; ils nous ont prêté trois sermens et n’en ont pas tenu un seul. Ces misérables, nés pour traire les vaches, dont les genoux regardent à travers leurs chausses, ils ont si bien mugi, si bien frappé sur leurs cuviers et vomi leurs injures, que la révolte maudite s’est répandue par toutes les montagnes ! » Beaux galans des vaches ! telles.sont les aménités dont les riches bourgeois de Zurich gratifient les descendans de Guillaume Tell ; un bel esprit, maître Félix Hemmerlin, démontrait avec beaucoup d’érudition qu’ils ne pouvaient échapper à la damnation éternelle.

Aux cris aigres du paon, le taureau noir d’Uri et la vache brune d’Unterwalden répondaient par des beuglemens formidables. Les paysans ou herren avaient leurs poètes comme les bourgeois seigneurifiés ou herren. Ils en avaient même davantage, car Berne, avec son domaine plus grand à lui seul que les cantons forestiers réunis, mettait ses forces dans la balance et la faisait pencher contre Zurich. La chanson allait chercher jusque dans l’Oberland des ennemis à l’aristocratie. D’ailleurs la poésie populaire est de nécessité démocrate ; les rhapsodes se font gloire comme leurs héros d’être du parti des bauern. Hans Owen débute ainsi dans son chant sur la victoire de Ragaz remportée en 1446 contre Zurich et les Autrichiens : « Mon cœur est bon camarade, et quand je chante un nouveau lied, il est à la louange des nobles Suisses, il retentit au loin et au large, il excite la colère des chevaliers, et cause le déboire des seigneurs. » Ces braves gens se faisaient gloire de leur pauvreté ; mais ne vous y trompez pas, ce n’était pas un mépris philosophique des richesses. Leur pauvreté n’était qu’un grief de plus contre l’orgueil de leurs ennemis. Après la victoire le pillage, mais dans le combat point de quartier :


« Compagnons., leur criaient les gens de l’empereur à Naefels en 1388, nous vous donnerons or, argent et monnaie ! — Or, argent et monnaie, leur répondent les paysans, en eussiez-vous plus haut qu’une maison, ne servent de rien sur le champ de bataille.

« Nobles seigneurs, vous pratiquez le brigandage et l’incendie. Eh bien ! vous n’avez rien perdus. Nous avons des trésors ; ils s’appellent plaies et bosses, coups et horions…. »


On peut maintenant se faire une idée générale du fond de ces poésies et de la physionomie des auteurs. Ajoutez un certain cadre qui ne varie guère, une entrée en matière et une terminaison toutes personnelles qui sont comme l’enseigne du poète, de brusques mouvemens, des strophes qui jaillissent souvent sans transition et qui n’en sont que plus naturelles, un tour vif qui rappelle souvent les ballades anglaises. non pas toujours, car celles-ci sont les joyaux du genre, enfin certaines formes particulières qui se répètent, comme cet exorde : « voulez-vous entendre un chant nouveau ? » ou cette soudure : et voulez-vous savoir ce qui en advint ? » Les faits sont quelquefois extraordinaires. « Croyez-moi, sur ma parole ! » s’écrient les poètes ; mais leur figure favorite est l’apostrophe. A tout instant, ils s’adressent à la confédération, à ses cantons, à ses villes. Ce qui est forme oratoire ou poétique chez d’autres est naturel dans une nation républicaine et fédérative pour laquelle ces désignations, — canton, ville, — sont non pas des idées collectives et abstraites, mais des êtres réels et vivans, de petits peuples, des familles ayant un caractère et une volonté. Quant au style, il est âpre comme la nature, rude comme les montagnes où ces chants ont résonné pour la première fois ; cependant, adouci par le lointain des âges, il nous rappelle les sons rauques de l’alphorn répercutés par les murailles de granit des Alpes bernoises. Les accords qui sortent de cette corne creusée et emmanchée d’un long tube de bois sont peut-être déplaisans à une oreille délicate ; mais, répétés et heureusement affaiblis par l’écho à travers la solitude silencieuse, ils produisent sur l’âme une profonde impression.


II. — L’EPOPEE DE LA FAIM.

Il est remarquable que le chant qui nous fait remonter aux époques les plus anciennes de la Suisse ait pour sujet les dures privations que souffrirent les premiers aïeux. La famine a donné naissance au peuple qui a le plus fatigué sa terre. Une tribu des froides contrées du nord, chassée de sa patrie par la disette et désignée pour l’exil par la voie du sort, puis traînée par le hasard à travers des régions ennemies qui appartenaient à des émigrations plus heureuses, repoussée de toutes parts au milieu de la prise de possession des terres fertiles, se contente enfin de ce dont nulle autre ne voulait, d’un lot de terre affreux, inabordable, dont les vallées les plus profondes et les mieux abritées étaient à deux mille pieds au-dessus de la mer, désert de neige et de glace en hiver, amas de rochers stériles en été. Telle est la mélancolique histoire des origines du peuple suisse. Les autres peuples de l’Europe datent aussi leurs commencemens de quelque émigration ; mais les émigrans dont ils descendent sont des conquérans qui sont venus les armes à la main prendre les biens de la terre et réduire les hommes en esclavage. Les premiers habitans des hautes contrées de la Suisse firent une invasion aussi modeste que douloureuse et pénible. Étant les derniers venus ou les plus faibles, ils furent les conquérans des forêts, des précipices, des roches dénudées. Ainsi devait commencer cette nation. Quand même la légende de son origine ne serait pas vraie, on ne pourrait imaginer quelque chose de plus juste, de plus profond, de mieux appliqué au génie de ce peuple de travailleurs, démenti vivant de la fausse pastorale de nos romances modernes sur la Suisse.

A vrai dire, ces rudes laboureurs ont tellement transformé leur sauvage patrimoine qu’ils en ont fait un jardin de délices. Au-dessous du glacier de l’Aar s’ouvre une large vallée appelée Hasli. Là s’établit, il y a des siècles, une colonie venue du nord, dont la légende est racontée par l’Ostfriesenlied ou chant de la Frise orientale. Si l’on en jugeait par l’aspect qu’elle présente aujourd’hui, les premiers hommes qui entrèrent dans cette vallée auraient découvert un paradis terrestre. On y arrive par le lac de Thun aux ravissans détours, avec les glaciers pour fond, et par celui de Brienz, plus sévère, plus encaissé, dont une prison de noires montagnes rétrécit l’horizon. En sortant du lac de Brienz, en se dirigeant toujours au sud-est vers les glaciers, on côtoie l’Aar entre deux hautes murailles de rochers. Celle de gauche est un immense bras du majestueux Titlis, le roi des monts qui enferment le lac des Quatre-Cantons. Il semble ne pas vouloir permettre que ses eaux se détournent des immenses forêts qu’il nourrit le long de ses pentes. Le Rothorn, sec et rougeâtre comme son nom l’indique, forme les premiers contreforts de ce gigantesque rempart. Il a des renflemens qui ressemblent à des bastions ; sur leurs flancs sans ombrages, mais parsemés de fleurs alpestres, tourne lentement la route qui escalade la puissante forteresse, Aux fortifications brûlées du Rothorn succèdent, toujours sur la gauche, de sombres parois en retraite qui se prolongent en montant sans cesse jusqu’au Titlis. Les forêts noirâtres de sapins qui en garnissent les redoutables glacis ont fait donner à cette chaîne de monts étages le nom de Brünig. A droite, la muraille qui enferme la vallée de l’Aar est le dernier massif nord-est des Alpes bernoises. Là viennent s’arrêter brusquement en une ligne de précipices de mille pieds de profondeur les assises de cet amoncellement de montagnes qui forment le réservoir des eaux dont s’abreuve une grande partie de l’Europe. De ces eaux qui courent le long des membres de pierre de ces vieux géans ruisselans, deux ou trois filets se perdent vers la droite ; ils dessinent sur quelque énorme croupe noire comme une queue blanche qui s’ouvre et se disperse au vent, ou bien ils se dérobent en écumant dans des gorges étroites, et viennent tomber avec un bruit sourd au milieu d’un bouquet de bois. Une suite de cascades sonores coupant de loin en loin des rochers que des raies de noire verdure sillonnent à peine, voilà de ce côté la disposition de la coulée profonde que remonte le voyageur depuis le lac de Brienz.

Telle est l’avenue qui mène au pays d’Hasli. Une des plus ravissantes surprises que puisse éprouver un voyageur avide de beautés naturelles est celle qui s’offre à lui quand au tournant d’un mont il aperçoit cette large vallée. Il sort d’une coulée assez étroite surplombée des deux côtés par des hauteurs menaçantes : au fond, une rivière courait impatiente à travers les obstacles, quelques bourgs industrieux, des chalets. Il avait le sentiment de la peine qu’il lui restait à supporter pour atteindre le but, de celle aussi qui a été nécessaire pour tirer de cet enfoncement les fruits indispensables à la vie de l’homme ; il sentait le poids de ces hautes montagnes au pied desquelles il rampait comme une fourmi, et qui vont toujours en se resserrant davantage. Il était pourtant bien loin encore de la crête de ces monts ; combien ne fallait-il pas qu’ils grandissent et qu’ils se rapprochassent entre eux avant que l’on pût espérer de les franchir ! Et voilà que tout à coup la vallée s’ouvre et s’élargit, un horizon de prairies, de vergers, de cultures, apparaît. Voici des chalets, des troupeaux, de joyeuses maisons blanches, des clochers ; un immense et admirable jardin, un éden au milieu des montagnes, et au centre une ville, Meiringen, dont les habitans semblent ne connaître d’autre fatigue que celle de récolter leurs fruits, de faucher le gazon toujours vert de leurs prés, de traire le lait de leurs vaches luisantes et rebondies, de tailler dans le bois de leurs sapins. ces merveilleux petits ouvrages qui étalent leur délicatesse aux vitrines de nos marchands de bois sculptés ! On dirait que la nature, pour mieux séparer trois régions de glaces, celle du Titlis, celle de la Grimsel ou des glaciers du Rhône, celle des Alpes bernoises ou des glaciers de l’Aar, s’est plu à ménager cette large oasis abritée de toutes parts, à semer et à planter ce jardin qui ne peut porter envie à aucun de ses autres ouvrages, pas même à la délicieuse vallée d’Interlaken.

C’est pourtant dans cet heureux réduit, dans ce plantureux domaine, qu’est la scène du vieux chant de l’Ostfriesenlied, qu’on peut justement appeler l’épopée de la faim. Le titre de cette chanson vient de la quatrième strophe, où il est dit que le pays d’où les aïeux des hommes d’Hasli furent chassés par la famine s’appelait Suède et Frise orientale. Une cruelle disette désolait cette région, il y a bien des siècles, au moins quinze cents ans, s’il en fallait croire le poète. Nous avons vu que ces chantres populaires sont toujours très précis sur la chronologie ; ils n’hésitent pas sur les dates, même quand ils confondent les événemens. Les vivres devenant de plus en plus rares, et beaucoup d’hommes mourant de faim, le roi assembla son conseil, où il fut résolu et voté à main levée qu’un dixième de la population quitterait le sol de la patrie afin de prolonger la vie de ceux qui demeureraient. Cependant tous préféraient mourir dans la patrie. nul ne voulait partir : grand embarras, terrible démêlé, dit le poète. On tira au sort ; après cela, plus de sollicitations ! noble ou paysan, quiconque était désigné devait s’exiler ; larmes et plaintes devenaient inutiles. Au bout d’un mois, il fallait s’en aller avec biens, femmes et enfans ; puis, la famine s’étant accrue encore, le délai fut abrégé ; les malheureux n’eurent plus qu’une semaine ; la désobéissance était punie de mort.


« L’on était riche, l’autre était pauvre, mais tous criaient : Dieu, ait pitié de nous ! Où devons-nous porter nos pas ? Il nous faut vendre nos biens, abandonner notre patrie, afin d’échapper à la famine !

« O Seigneur, protégez-nous ! Quelle douleur ressentit plus d’un cœur de mère ! Bien grande fut leur angoisse ; ils souffrirent la faim, le froid, un, cruel dénûment. Des femmes enceintes prenant Dieu à témoin furent envoyées en exil.

« D’autres menaient de petits enfans par la main ; ils emportaient leurs minces provisions ; ce spectacle serrait le cœur : les rochers en eussent été touchés de pitié. Point de maisons, point de foyers ; leurs plaintes s’élevaient jusqu’à Dieu !…

« O Dieu fidèle, du haut de ton royaume accorde-nous ta grâce et ta pitié ; nous voici condamnes à errer sur les chemins ! »


Ils partirent au nombre de six mille hommes, accompagnés de leurs femmes et de leurs enfans : les chiffres ne sont pas moins précis que les dates. Un serment les lia tous entre eux ; ils jurèrent de ne jamais s’abandonner. Ce serment fut la première confédération, le premier Bund. C’est déjà la Suisse ; son berceau errant franchit bien des montagnes, bien des rivières. Le Seigneur, dit le chantre d’Hasli, conduisit la nation par la main. Suivant sa remarque naïve, ils souffrirent plus de la faim que de la soif ; mais ils s’exhortaient entre eux comme la colonie exilée dont parle le poète antique : soyons courageux, soyons des hommes, peut-être sommes-nous au plus fort de nos maux, passi graviora. Le pauvre rimeur se rencontre avec Horace, qu’il ne connaît pas même de nom. S’il est illettré, il est pieux, et il prête une large part de sa confiance aux sauvages émigrans dont il est l’arrière-neveu ; il leur met dans la bouche d’ardentes prières, des cris vers le ciel, afin que Dieu les conduise au plus tôt dans une autre patrie où ils trouvent la nourriture. Christ les entend, Christ leur prépare le pain de chaque jour !

Sur sa route, le nouveau peuple de Dieu rencontre de nouveaux Moabites. Ce sont des comtes de l’empire des Francs, Frankenrych ; ils sont battus par la petite armée, et laissent en son pouvoir un gros butin. Encore un trait national, qui se retrouvera plus tard, que ce butin partagé également entre les grands et les petits. Ce n’est pas que la Suisse ait jamais manqué d’hommes de grand appétit disposés à se faire la part du lion. Après la défaite de Charles le Téméraire, l’or du duc de Bourgogne faillit remporter la victoire qui avait échappé à ses armes : les cantons suisses furent sur le point d’en venir aux mains et de se déchirer. Il fallut pour obtenir un juste partage l’intervention d’un saint, Nicolas de Flühe, un saint fort désintéressé dans la question, puisqu’il passait pour avoir vécu vingt ans sans manger ; mais il est permis de croire que le grand nombre des pauvres et des petits y fut pour quelque chose.

Voilà nos pèlerins de la famine devenus riches. À travers mainte ville et mainte campagne, ils parvinrent au Rhin, et remontèrent ce fleuve, car ils firent une station avant de s’établir sous les glaciers de l’Aar, et le peuple d’Hasli ne fut qu’un rameau de la colonie primitive. Pourquoi prirent-ils cette direction ? La raison qu’en donne le poète est ingénieusement touchante : il prétend qu’ils cherchaient un séjour dans le duché d’Autriche à cause de la ressemblance de ce pays avec leur mère-patrie. Jusqu’à quel point longèrent-ils le beau fleuve ? Pour répondre à cette question, il faudrait savoir où placer la contrée qui leur fut donnée à défricher. Elle s’appelait, dit le poète, Brockenbirg, montagne brisée ; mais la chanson n’ajoute pas le nom moderne. Cette montagne brisée est-ce, comme le propose M. Rocholz, le Freckmund, une branche du sombre Pilate qui domine Lucerne ? Freckmund ou Fragaemont, Fractus mons, a tout l’air d’un nom vaudois germanisé. Ne serait-ce pas plutôt le double mont des Mythen, qu’on croirait séparés par le sabre de quelque Titan, et qui s’élèvent au-dessus de Schwyz, en plein cœur de la vieille Suisse ? Quand on vient d’Einsiedeln, dans le pays de Schwyz, les deux Mythen, placés l’un derrière l’autre, ne font qu’un ; à mesure que l’on franchit le Sattel et que l’on descend vers Schwyz, ils se dégagent l’un de l’autre comme les deux pointes de la mitre d’un évêque. De là ce nom de Mythen, qui n’est autre que celui de mitre, et qui s’applique fort bien à une montagne brisée en deux. Peut-être aussi faut-il s’abstenir de toute supposition sur le Brochenbirg de la chanson ; ne le retrouve-t-on pas dans tous les monts fendus et tourmentés qui hérissent le haut pays, et toute la Suisse primitive n’est-elle pas un Brochenbirg ? Soit que la vieille colonie, quittant le Rhin, ait parcouru l’une des vallées du lac des Quatre-Cantons, soit que, remontant le Rhin jusqu’à sa source et passant par les Grisons, elle ait franchi le Saint-Gothard, tant de fois traversé par Charlemagne, elle se fixa dans cette haute contrée où se forme le nœud auquel aboutissent les arêtes de granit qui partent de la France, de l’Italie, de la Hongrie et de l’Allemagne. Quel aspect devaient présenter en ces temps reculés les solitudes où les premiers pionniers du centre des Alpes plantèrent leur tente ? Il y a dans ces régions un nom qui se rencontre à chaque pas, Rüti, Rütlein, Rütli, Grütli ; ce nom est le souvenir partout présent des travaux de ces hommes patiens et durs comme les rochers qu’ils habitaient : il signifie extirper, déraciner. Ils durent en effet défoncer le sol, où une végétation séculaire plongeait profondément et enchevêtrait ses ramifications souterraines ; ils durent disputer la terre à la forêt touffue, qui partout, dans tous les creux, dans toutes les fentes des roches, avait étendu son empire depuis l’origine des temps. Il faudrait la science historique du pinceau de Poussin unie à la sombre énergie de Salvator Rosa pour donner une idée du pays où les pèlerins de la famine venaient chercher une patrie. Telle était la terre promise où la nécessité les conduisit à travers un désert non de sable et d’aridité, mais de villes et de campagnes cultivées qui les repoussaient. « Il n’était pas dans le monde, dit la chanson, un coin de terre si mauvais, si enfoncé, si tortueux. »

Schweizerus fut leur premier chef ; il portait le nom de la nation même : c’est dans l’ordre. Dans les chroniques, les peuples ont toujours pour parrain leur fondateur. Ainsi les Germains du temps de Tacite se donnaient pour père le dieu Tuisto, dont le nom est le mot de deutsch ou teutsch latinisé. C’est encore ainsi que la France voulait être redevable de son nom à Francus, fils de Priam, et que le premier roi de Rome s’appela Romulus. Schweizerus, comme tous les parrains, ne donna pas seulement son nom à son peuple, il lui transmit encore quelques-unes de ses qualités. Peu de temps après, le pays était découvert, défriché de toutes parts, la petite nation grossie, les familles nombreuses. Le travail ne féconde pas seulement la terre, il multiplie les hommes ; bientôt la seconde patrie ne put contenir sa population ; une nouvelle colonie dut chercher son pain dans un nouveau désert. Ce fut là enfin l’origine du peuple d’Hasli.

Le voyageur qui, après avoir traversé le lac des Quatre-Cantons de Brunnen à Buochs, veut remonter le pays d’Unterwalden, voit s’ouvrir devant lui deux grandes vallées séparées par le Kernwald ou forêt du centre. Celle de gauche, plus étroite, le conduit par des gorges étranglées de loin en loin jusqu’au Titlis. Celle de droite le mène le long des lacs de Sarnen et de Lungern au sommet du Brünig. Quand il approche de cette chaîne, il contemple émerveillé les plus riches plantations qu’ait jetées la nature sur ce pays de forêts. Arbres géans, feuillages variés, disposés avec magnificence le long des rampes largement ouvertes, répandent sur ce versant une sorte de noble beauté. Tout cela s’arrête brusquement à la cime, et sans transition l’on entre de l’autre côté sous les noirs sapins qui ont fait donner son nom à la montagne (Brünig). C’est là le chemin que suivit la colonie nouvelle.


« Une partie d’entre eux se dirigea vers la montagne noire qu’on appelle aujourd’hui le Brünig…

« Ils la traversèrent avec la même confiance en Dieu qu’ils avaient déjà montrée, et descendirent dans la vallée du haut de laquelle s’échappe une eau qu’on appelle l’Aar. Là ils se mirent à labourer de toutes leurs forces.

« Là ils travaillèrent jour et nuit, jusqu’à ce qu’ils eussent construit des cabanes. Ils eurent bien de rudes journées avant que la terre leur rapportât des fruits, ils endurèrent bien des privations. »


Enfin leur seconde épreuve fut couronnée d’un second succès, et l’histoire d’Hasli devint une leçon de courage bien utile à mettre, dit le poète, en langue welche comme en langue allemande.

Le chant de l’Ostfriesenlied est une sorte de grossière Enéide des Suisses. Il raconte, l’histoire de leurs misères, il rapporte aussi leur origine, celle du moins qu’ils se donnent depuis des siècles. Au milieu de cette vallée de l’Hasli, à quelques pas du Handeck, d’où l’Aar se jette furieux et bouillonnant dans la vallée, tout près des glaciers, nous assistons en quelque manière, le chant populaire à la main, à la naissance de cet énergique petit peuple, le premier en date par la liberté. Sans doute l’Ostfriesenlied n’est pas bien ancien, mais la tradition d’où il est né l’est beaucoup plus. De très bonne heure, les cantons primitifs se sont fait de cette origine septentrionale un titre d’honneur et des lettres de noblesse. C’était leur réponse à ceux qui les traitaient de misérables paysans nés dans le servage, échappés à la glèbe par la révolte. Le livre que Johann Fründ, notaire public de Schwyz, écrivait en 1440 sur la provenance du peuple suisse, n’avait pas d’autre but. Les habitans de Frütigen, ville jumelle d’Hasli et née comme elle à un détour du Kanderthal, au sud du lac de Thun, avaient l’habitude de visiter tous les ans leurs amis d’Hasli. Le registre public de Frütigen porte, à la date du mois de mai 1595, que leurs hôtes leur ont lu la chronique de leur ville, et l’extrait qu’il fait de cette lecture confirme le récit de la ballade. Il est vrai que les vieux historiens de la Suède ne parlent d’aucune colonie qui ait pris ce chemin. Quel serait donc ce peuple dont le voyage à travers l’Europe serait resté ignoré ? Les uns veulent que des hommes d’HasIi soient une colonie normande égarée, refoulée par le hasard et la nécessité jusqu’aux glaciers de l’Aar et du Rhône ; les autres, avec plus d’apparence, supposent que le dernier torrent des Goths repoussé d’Italie par nos rois francs, et remontant la Rhétie au pays des Grisons et le haut Rhin, a débordé par le Saint-Gothard sur les pentes sauvages et encore inhabitées du lac des Quatre-Cantons et des lacs de Brienz et de Thun. Bien des traits de l’Ostfriesenlied, — la famine, l’émigration, la division des deux colonies dont nous avons parlé, les guerres en Italie et l’alliance avec deux empereurs dont la chanson parle et qui ne sont pas de notre sujet, — ne seraient, suivant cette hypothèse, que des souvenirs de l’invasion gothique confondus avec quelques faits plus récens.

Les laborieuses tribus qui vivent étagées le long des montagnes entre les lacs de Thun et de Brienz et les glaciers passent pour être venues de la froide Scandinavie comme celles d’Hasli. Untersee, à l’embouchure de l’Aar, dans le lac de Thun, Interlaken, placé dans la situation la plus heureuse, entre les deux lacs, sont également regardés comme des colonies parties des bords de la Baltique. Si cette tradition n’est pas mensongère, leurs chalets pittoresques dont la variété défie le crayon des plus ingénieux dessinateurs seraient un souvenir des habitations de la patrie suédoise. Un lien de famille rattache en quelque sorte toutes ces bourgades de l’Oberland. Elles se visitent entre elles de temps en temps ; dispersées à quelques milles de distance les unes des autres, mais séparées six mois par des abîmes de neige, elles semblent de loin en loin, quand le printemps commence à faire tomber leurs barrières de glace et que cependant le soleil n’est pas assez haut pour donner le signal des travaux assidus, elles semblent vouloir s’assurer réciproquement de leur existence, se saluer au sortir de leur prison, se féliciter d’avoir échappé à la faim, aux avalanches, aux éboulemens, à toutes les causes de destruction qui les menacent sans cesse. Mme de Staël a décrit l’une de ces fêtes ; quelques traits de sa plume ont donné La célébrité à Interlaken, qui est devenu le rendez-vous de l’Europe. Ces fêtes étaient pour ces pâtres des événemens. Des chansons rappelaient la date, la durée des réunions, les noms de ceux qui y remportaient le prix de la course, du saut, du tir à l’arquebuse. Nous venons de voir que les hommes de Frütigen, invités dans le pays d’Hasli, assistaient à la lecture de la légende de la famine et de l’exil. Une de ces chansons commémoratives des fêtes nous apprend le fruit qu’ils en tiraient. Leur seigneur ayant cédé à la république de Berne ses droits sur leur vallée, pour n’être pas les vassaux d’une ville, ce qui était le pire des vasselages, ils vendirent durant sept ans toutes leurs bêtes bonnes à abattre, et en amassèrent le produit. Une population tout entière s’abstint de viande sept années pour être libre. Il ne manque donc rien à l’épopée de la faim, pas même les actes de courage qu’elle pouvait inspirer. A la bataille d’Hastings, une voix s’éleva parmi les Normands pour chanter la chanson de Roland et pour aiguillonner le courage des chevaliers. L’ardeur guerrière allumée par le ménestrel participait de l’éclat et de la noblesse de ses accens ; mais les effets produits par le chant de la résignation et de la force morale n’ont-ils pas aussi leur beauté ? A des chevaliers il fallait une poésie qui eût le son de la trompette : l’Ostfriesenlied ressemble à ces chansons qui marquent les temps du travail et charment la fatigue des ouvriers dans les ports, des bûcherons dans les forêts, canit frondator ad auras. Son éloquence monotone est faite pour soutenir le courage dans les longues routes et dans les épreuves continuelles.

Notre temps serait bien préparé pour comprendre une poésie de ce genre. Il nous semble qu’un grand poète tirerait du sujet de l’Ostfriesenlied une composition neuve et forte, affranchie des formes vieillies du poème épique, mais tout animée des idées modernes, et renvoyant aux hommes de notre siècle l’écho de leurs passions. Qui sait même si cette épopée que nous rêvons n’est pas déjà faite ? Qui sait si l’auteur d’Hermann et Dorothée n’avait pas lu l’Ostfriesenlied ? S’il ne l’a pas lu, il en a retrouvé le fond dans les effrayantes réalités dont il fut témoin, dans ces émigrations de villageois qui fuyaient nos armées républicaines et encore plus les soldats allemands, devenus bandits au milieu du désordre universel. Ce que Goethe a voulu chanter, ce n’est pas le roman de je ne sais quelles amours obscures, c’est l’épreuve terrible d’un temps où l’homme n’est plus qu’un étranger sur la terre, où tout est en mouvement, où les sentiers ordinaires de la vie sont rompus, la maison renversée, le jardin et le champ ravagés, l’homme et la femme bannis de leur maison. Mêmes tableaux, même pensée finale dans les deux poèmes, que malgré ces ressemblances on n’oserait pas rapprocher, si la vénérable antiquité de l’un ne le soutenait pas vis-à-vis de l’infinie supériorité de l’autre. « Que notre union, dit le grand poète en terminant, soit, dans ce bouleversement général, d’autant plus solide et durable ; opposons ensemble aux malheurs notre courage, songeons à conserver des jours qui doivent nous être chers… Celui qui s’émeut en des temps où tout s’ébranle étend le désastre ; mais celui dont l’âme est inaltérable se crée lui-même un monde. »


III. — LE HEROS NATIONAL.

Ni le pays d’Hasli, ni les vallées d’Interlaken et de Frütigen n’ont enfanté le héros national. En domptant la terre, ils l’ont ouverte aux seigneurs et aux puissans de ce monde ; ils ont pu fonder la liberté qui s’achète à force de sueurs et de privations, non celle qui s’arrache les armes à la main. Il faut chercher au fond du lac des Quatre-Cantons le souvenir de l’homme dans lequel la nation s’est personnifiée. Encore n’est-ce pas dans la grande vallée de droite, celle d’où tombe la Reuss et qui descend du col du Saint-Gothard : elle est trop large et trop ouverte aux étrangers. C’est sur la gauche, à Burglen, au-dessus d’Altdorf, dans une gorge étroite ouvrant passage à un torrent, qu’est né Guillaume Tell. Une chapelle est bâtie sur l’emplacement où, selon la légende, s’élevait sa maison. Aujourd’hui le Schächen, grondant encore, mais soumis, met en mouvement des scieries. Autrefois, impétueux comme l’enfant de Burglen, il débordait sur les habitations de la plaine et ravageait souvent Altdorf. Quelle pouvait être alors l’industrie des habitans de cette coulée montant en échelle entre des pics infranchissables jusqu’au blanc Klariden ? Ils chassaient, couraient le pays, vivaient de peu, souvent au dehors, et comptaient pour unique bien leur liberté personnelle. Quoique le préjugé de la Suisse fasse du canton d’Uri tout entier un pays toujours libre, c’est-à-dire, comme on l’entendait au moyen âge, ne dépendant que de l’empereur, l’autre vallée d’Uri, celle de la Reuss, a pu appartenir à des maîtres ; mais la vallée du Schächen n’a pas de forteresses en ruine, elle était pauvre, et ne présentait aucun passage à l’homme de guerre. C’est bien là le coin de terre préservé, le nid caché où dut naître le héros de l’Helvétie, si du moins toute son histoire n’est pas une fable.

Un traducteur anglais du Guillaume Tell de Schiller divise en deux classes les écrivains qui ont nié l’existence et les exploits du fameux arbalétrier : celle des amis de l’Autriche, qui ne veulent pas qu’on dise du mal des prévôts autrichiens, celle des partisans de la nouveauté, qui s’arment jusqu’aux dents de leur philologie pour attaquer les idées reçues. La vieille gloire de Tell a une troisième classe d’adversaires, ceux qui n’aiment pas les héros. Nous vivons dans un temps de critique égalitaire, et nous avons une secrète tendance à penser que ce qui serait au-dessus de nous ne peut pas être. D’ailleurs quel pauvre héros suivant nos idées philosophiques ! Que présente-t-il à la postérité ? Une pomme abattue d’un coup de flèche, une barque dirigée à travers l’orage, un trait enfoncé dans le cœur d’un bailli. On a nié d’abord le fait peu croyable de la pomme, puis la tempête sur le lac. Bientôt le tyran Gessler a disparu du monde des réalités ; enfin c’est Tell lui-même, son nom, sa personne, qui s’évaporent comme une légère nuée aux rayons du soleil : on n’en veut plus. De tous côtés, même en Suisse, même sur les bords du lac de Lucerne, cette image patriotique trouve des iconoclastes. Seuls, les trois cantons primitifs demeurent fidèles à leur glorieux ancêtre. Dans l’enfoncement de leurs montagnes, ils conservent la religion de la chère et vénérable mémoire. Cette vieille terre qui a enfanté la Suisse, tout en admirant l’œuvre de ses enfans plus jeunes, ne veut pas renoncer à son premier-né.

Il y a trois Tellenlieder ou chansons de Tell. Le premier en date, composé en 1477, n’est qu’une glorification de l’alliance des cantons. L’auteur attribue l’origine de la confédération à Guillaume Tell ; c’est sa révolte contre le prévôt du duc d’Autriche qui a donné le signal. Après le récit abrégé du fameux coup d’arbalète, le poète passe aux expéditions de Charles le Téméraire et à l’alliance des cantons avec les ducs d’Autriche et de Milan. Ce n’est donc pas proprement une chanson sur Guillaume Tell, et il importe de noter ce point contre ceux qui raisonnent sur les différences entre cette ballade primitive et la légende complète. Le second est un petit dialogue entre Tell et son fils, la scène de l’arbalète mise en action. M. Arnim, dans son Das Knaben Wunderhorn, l’a copié d’une inscription qui est sur la façade d’une maison d’Arth, derrière le Rigi. Le troisième, œuvre de ce Jérôme Muheim dont nous avons parlé, est le vrai Tellenlied. Quoiqu’il date du commencement du XVIIe siècle, il n’est qu’un remaniement des chants plus anciens, ou une version rimée des chroniques et des traditions orales.

Le philologue pur, celui qui sacrifierait non-seulement Guillaume Tell, mais tous les héros de la terre à la philologie, ne voyage pas. Vivant dans les livres, il connaît mieux Constantinople et Pékin que la ville voisine. Parmi les critiques dont les nombreux ouvrages relatifs à Guillaume Tell forment une bibliothèque entière, il en est plus d’un qui n’a pas vu même le lac des Quatre-Cantons. Celui-ci, sans avoir parcouru les lieux, nie formellement que l’arbalétrier ait pu faire un certain chemin dans le temps indiqué par l’historien Tschudi ; cet autre déclare hardiment que le lac des Quatre-Cantons, enfermé dans de si hautes montagnes, ne peut être sujet aux tempêtes. Heureux mortel qui n’a pas connu le föhn entre des rochers à pic sur des eaux furieuses ! N’imitons pas leur exemple : ayons quelque confiance dans le livre de la nature, elle aussi a quelque chose à nous apprendre sur les hommes qui nous ont précédés. Emportons avec nous la chanson de Tell sur le bateau à vapeur qui nous mène dans son canton. Qu’un bon choix des critiques y soit même ajouté, afin que notre foi, si nous sommes tenté de croire, soit une foi éclairée. La seule traversée du lac nous prépare à comprendre le poète. Nous sortons du lac proprement dit de Lucerne pour entrer dans celui des cantons forestiers. Laissons à droite le lac d’Alpnach, conduisant dans l’Unterwalden et aux montagnes du Brünig, que nous avons franchies à la suite de l’antique colonie d’Hasli ; voici à gauche le bras de Kussnacht qui mène au chemin creux où Guillaume Tell perça, dit-on, Gessler de sa flèche. Nous doublons les deux pointes de Vitznau et de Buochs, qui se regardent presque face à face. On les appelle les deux nez ; encore quelques tours de roue, les deux nez se rejoignent, comme si le Rigi Scheideck et le Buochserhorn étaient descendus dans l’eau pour s’embrasser. Nous sommes enfermés dans un immense cercle d’eau. C’est le lac intérieur et nourricier des cantons primitifs. Par cette petite mer enfermée, ils communiquaient ensemble ; ces « eaux que nous sillonnons paisiblement furent traversées en tout sens par ces pâtres et laboureurs assiégés dans leurs montagnes ; ils se portaient tantôt d’un côté tantôt de l’autre, suivant que le danger menaçait Schwyz ou l’Unterwalden. Nous pénétrons enfin dans l’Urnersce ou lac d’Urii, qui s’ouvre à notre droite ; au pied de cette montagne, ce pré où nous voyons trois chalets, c’est le Grütli, ou l’on dît que fut prononcé l’immortel serment. Presque vis-à-vis, cette chapelle est construite sur le petit rocher plat où l’on assure que sauta Guillaume Tell durant la tempête. Nous sommes arrivés à Fluelen, saluons le pays d’Uri, le berceau de la liberté. Nous pouvons lire désormais la chanson du héros sur la terre même qui se vante d’avoir été foulée par lui.


« Je suis Wilhelm le Tell, de cœur et de sang héroïques. Avec mon trait, avec ma flèche, j’ai conquis à ma patrie le bien de la liberté, chassé la tyrannie, fait jurer à nos trois cantons amis une solide alliance. »


Comment un arbalétrier avec sa flèche a-t-il pu faire une si grande chose ? « Aucun homme du pays, répond-il par la bouche du poète, n’osait parler, c’est un danger qui m’appartenait. » Le coup d’arbalète célèbre fut considéré comme un jugement sur la tyrannie. « En Dieu était toute mon espérance, en Dieu qui a conduit ma flèche. » Ce coup réel ou fictif a plus fait pour la liberté que celui qui abattit Gessler au chemin creux, et que tous ceux qui en un même temps et par une conspiration générale fondirent sur la tête des prévôts. L’arbalétrier s’appelait tout simplement Wilhelm ; quant au nom de Tell, qui signifie simple, il paraît l’avoir porté à titre de sobriquet. « Si j’avais été un homme avisé, on ne m’eût pas appelé Tell. » C’est là une de ses réponses à Gessler dans les chroniques et dans le drame de la Jolie Comédie, dont il est le héros, et qui est de 1542. Admirez les plagiats des traditions populaires. Ainsi les rois furent chassés de Rome par un homme qui jouait la sottise, et le beau nom de Brutus n’était que le sobriquet de la stupidité.

Le fait du chapeau de Gessler est devenu ridicule, parce qu’il a été mal compris. Citons les expressions du Tellenlied. Après avoir rappelé plusieurs exemples de cruauté des prévôts, Wilhelm ajoute :


« Écoutez une autre preuve de méchanceté. A Altdorf, contre les tilleuls, le prévôt planta le chapeau et dit : Je veux savoir celui qui ne lui rendra pas honneur.

« C’est là ce qui m’a porté à risquer ma vie. Je prêtai l’oreille aux gémissemens à la plainte amère des hommes du pays. Je consentis à mourir plutôt que de vivre dans un tel abaissement. Je résolus d’assurer à mon pays l’indépendance.

« Je refusai d’honorer le feutre seigneurial, le chapeau suspendu à la perche…. »


Le poète ne s’y est pas trompé ; il n’y a ici ni satire ni déclamation, tout est sérieux. Le chapeau était un signe féodal et militaire comme la bannière. Planter le chapeau, ce n’était pas un genre de tyrannie horrible et bizarre, comme on l’a beaucoup dit après Voltaire ; c’était, selon le droit germanique, convoquer le peuple aux assises ou pour la guerre[1]. En passant la tête, couverte devant le chapeau, l’arbalétrier ou l’homme courageux, quel qu’il soit, qui prononça la première parole, qui eût le premier geste de la liberté, refusait de donner une preuve de sa soumission au duc d’Autriche, et protestait en action contre l’usurpation féodale.

Voici maintenant la pierre d’achoppement, l’histoire de la pomme, qui a fait autrefois de Wilhelm un héros, et qui est précisément ce qui le fait reléguer aujourd’hui parmi les êtres fabuleux. « Je priai Dieu et implorai sa bonté, puis je bandai l’arbalète avec douleur. De terreur et d’angoisse mon cœur de père saignait. Ma flèche pourtant frappa le but. Mon enfant fut sauvé ; sans le blesser, j’enlevai la pomme du haut de sa tête. »


On cite un tireur pensylvanien qui de nos jours avec une carabine, à une distance de dix-huit yards, abattit une petite pomme placée sur la tête d’un autre homme ; tous deux étaient ivres. Sans aller jusqu’en Amérique, Hérodote raconte que le roi Cambyse paria qu’il percerait d’une flèche le cœur d’un enfant placé à distance. Le coup tiré, on ouvrit la poitrine de la pauvre victime : le trait avait traversé le cœur par le milieu ; le roi Cambyse était à boire quand il eut l’idée de cette prouesse. Historiens et poètes sont remplis de récits pareils. Je ne sais si tous ces exemples rendent le fait de Guillaume Tell plus croyable.

A-t-on remarqué ce qui se passe à la représentation de cette scène ? A l’Opéra, point de difficulté : le spectateur ne demande qu’à être séduit, on est dans le royaume du merveilleux ; mais je doute que dans le beau drame de Schiller, quand on a la réalité sous les yeux, quand un père va risquer un tel coup, et qu’il donne à son enfant une assurance qu’il n’a pas, quand les bras lui tombent deux fois, bis patriœ cecidere manus, quand il prie Dieu et qu’il tire, je doute que le spectateur puisse croire tout ce qu’il voit. Et cependant remarquez l’art infini avec lequel cette scène est disposée ! L’idée infernale d’ordonner au père de tirer sur la tête de son enfant ne vient pas d’elle-même au tyran. C’est la victime qui la lui inspire ; lorsque Gessler, cherchant une torture, a prononcé ces mots : « Tell, tu es un maître archer ; on dit qu’à tous les coups tu atteins ton but, » l’enfant s’écrie : « Cela est vrai, monseigneur, mon père abat une pomme à cent pas. » Et ce mot lui devient fatal. Ce n’est pas tout : la témérité du père demeurait inexpliquée, le grand poète dramatique donne à Wilhelm l’audace de l’orgueil. C’est le maître archer plutôt que le père qui accepte le défi. Écoutez la mère, quand son enfant est hors de danger, quand elle le serre convulsivement dans ses bras :


« Est-ce bien sûr ? Il a pu tirer sur toi ? Comment l’a-t-il pu ? Oh ! il n’a point de cœur… Dieu du ciel ! quand je vivrais quatre-vingts ans, toujours je verrais mon enfant lié et son père visant à sa tête, et toujours cette flèche me traversera le cœur… O hommes au cœur dur ! quand leur orgueil est blessé, ils sont sourds à la voix de la nature. »


Schiller a puisé cette conception dans son âme, il était grand poète dramatique. La parole de l’enfant lui a été fournie par Goethe, qui insista longtemps pour la faire adopter : Goethe était un grand critique. Pensez-vous que tout cet art fût nécessaire pour trouver crédit auprès de ceux qui entendirent les premiers cet étrange récit ? Ces hommes ne se défiaient pas de ce qui passait leur mesure. Ils croyaient : les faits avaient d’autant plus de prise sur leur âme qu’ils étaient plus merveilleux. Otez de la légende de Tell l’histoire de la pomme, vous supprimez ce qui nous oblige le plus à douter de lui ; mais les hommes du XIVe siècle ne l’auraient plus trouvée digne de leur souvenir. Je le répète, ce qui autrefois faisait de Wilhelm un héros en fait un mythe aujourd’hui.

En vain serions-nous tentés de maudire la critique ; ici elle nous accable vraiment de ses objections. Le coup de flèche merveilleux figure dans une foule de chroniques ou de chants populaires avant l’époque où l’on place généralement Guillaume Tell. — Un roi d’Islande contraint Egil l’archer de viser une pomme sur la tête de son fils. Palnatoke, appelé par le chroniqueur latin Toko, pour obéir au roi de Danemark, place une pomme sur la tête de son fils, et l’abat d’un coup de flèche. Même histoire est racontée d’Endride aux larges pieds, archer de Norvège ; seulement la pomme est remplacée par une figure du jeu d’échecs. Heming, des îles d’Héligoland, enlève par ordre du roi une noisette du haut de la tête de son frère. La pomme avec tous les détails obligés reparaît dans l’aventure de Cloudesly, un archer des ballades anglaises. Dans le Palatinat du Rhin, le sorcier-archer Puncler est obligé de fournir le même tour d’adresse avec un denier. — De compte fait, nous avons six Guillaume Tell dans l’Europe septentrionale avant l’avènement du héros suisse. M. Huber, de l’université d’Inspruck, ne s’en contente pas ; il en a trouvé huit. Remarquez bien que presque partout l’archer se met à la distance de cent vingt pas, qu’il cache ordinairement une seconde flèche dans sa poitrine, et que le tyran lui demande à point quel usage il en prétendait faire ; alors l’archer ne manque pas de lui répondre que, dans le cas où le premier coup eût été malheureux, le second lui était destiné. Le peuple est comme un éditeur infatigable des mêmes légendes, ou plutôt il invente peu, il retrouve. Entre tous ces récits, quel est le véritable ? Aucun peut-être, et le mot le plus vrai sur l’histoire de la pomme a été dit par Willimann, qui a soulevé le premier la question à voix basse en quelque sorte et dans une lettre à un ami. « Apparemment cette fable a pris son origine dans une façon de parler du vulgaire, qui, voulant donner une haute idée de l’habileté d’un archer, dit qu’il abattrait d’un coup de flèche une pomme placée sur la tête de son fils sans le blesser. »

Si l’épisode de la flèche est de pure invention, il faut reconnaître qu’il est admirablement rattaché au reste de la légende. La flèche de l’arbalétrier a frappé un coup qui doit inspirer au prévôt la crainte de lui servir à son tour de but. Ayant saisi le mouvement de Wilhelm au moment où celui-ci cachait une seconde flèche dans sa poitrine, il lui demande, en lui promettant la vie sauve, le motif de cette action furtive. La parole de Wilhelm n’était pas moins hardie que sa flèche. « Le premier j’ai osé parler, » dit-il en effet au commencement de la ballade. La seconde flèche était pour le tyran, et Tell l’avoue. Le prévôt, engagé sur l’honneur, ne l’envoie pas à la mort, mais il le fait arrêter, charger de chaînes et déposer dans le fond d’une barque.


« Je pris congé des miens, qu’il me fallait abandonner. Ma femme, mes enfans, m’accompagnèrent de leurs gémissemens ; plus d’un honnête homme pleurait avec eux. Ne pensant plus les voir, je versais bien des larmes sur ce malheur imprévu, qui faisait rire le tyran.

« Il voulait pour mon châtiment me priver de la lumière du soleil, et m’emprisonner pour toujours à Kussnacht, dans son château. Avec force coups et mainte insolence, on me fit prendre le chemin, de ma prison. Dieu ne voulut pas laisser ce forfait impuni : il vint au secours de son serviteur.

« Il donna son ordre au vent, qui vint à nous en tourbillons… »


L’épopée de l’arbalétrier a sa tempête comme l’Enéide et l’Odyssée. Si un poète, grec ou latin, avait connu le föhn, il en aurait fait un dieu terrible. Soudain, dans un ciel bleu comme celui d’Italie, sous un soleil ardent, on voit les cimes des forêts les plus élevées changer de nuance ; c’est la chevelure des bois qui est tournée à revers, chassée par le vent. Cependant les foins, les blés, la verdure de la plaine, demeurent immobiles ou même légèrement agités en sens contraire, continuant quelque temps encore à obéir au soufflé qui régnait jusque-là. Le föhn descend vite : vous en recevez les chaudes bouffées au visage, tandis qu’un peu de fraîcheur est encore sensible à vos pieds ; mais la lutte des vents dure peu. Le vent du midi se précipite alors de tout son poids du Saint-Gothard, et balaie avec force la vallée ; ce föhn n’est autre que le favonius, dont le doux nom a pris une forme rude et heurtée sur des lèvres septentrionales, comme son haleine est devenue violente et sauvage à travers les obstacles des Alpes. Une fois qu’il est maître, le ciel s’obscurcit, les nuages accourent, les eaux du lac sont soulevées. Une demi-heure suffit à cet immense bouleversement. Il a certainement connu ces formidables tempêtes, le poète naïf qui représente le föhn obéissant à la parole.

Comme la barque est ballottée sur le lac en fureur ; le prévôt fait délier son prisonnier elle met au gouvernail. Le héros de ces montagnes et de ces lacs ne devait pas être moins bon pilote qu’habile archer. Il est peu de pays de montagnes qui n’ait un Saut de Roland. Le lac d’Uri montre le rocher plat qui s’est longtemps appelé le Saut de Tell, Tellen Sprung. Par une manœuvre vigoureuse, l’archer approcha du rocher, sauta hors de la barque avec son arbalète, et disparut, dit la ballade, recommandant au vent et aux vagues le tyran, qui mugissait comme un lion en fureur.


« J’avais résolu de punir l’insolence dans le chemin creux. Je bandai mon arbalète, et je me préparai à lancer mon trait.

« Le prévôt, sur un cheval, franchissait le chemin ; je visai à mi-corps. Le coup était bien dirigé, je le frappai à mort avec ma bonne flèche. Il tomba de cheval, et je fus consolé.

« Comme David armé d’une fronde étendit à terre le grand Goliath avec une petite pierre, le Seigneur Dieu m’accorda sa grâce et sa force pour me détendre de la violence et tuer mon ennemi. »


Le second coup de flèche n’a pas trouvé grâce plus que le premier devant la critique. Dans la liste des prévôts autrichiens qui siégèrent au château de Kussnacht, on ne trouve ni un Gessler, ni un nom qui approche de celui-là. De plus, c’est aller chercher bien loin une cachette pour s’y mettre en embuscade. Les dates fournies par les chroniques ne permettent pas non plus de croire que Wilhelm ait pu faire tant de chemin. Ne nous chargeons pas de mettre les ballades d’accord avec les chroniques ; ne demandons pas à des chants populaires plus qu’ils ne peuvent donner. Quand on examine à la loupe de tels documens, on est arrêté à chaque pas. Voulez-vous vérifier par vous-mêmes le témoignage de la chanson ? Gravissez l’Axemberg, si vous pouvez, depuis le Saut de Tell, descendez-en la pente du côté de Brunnen, traversez cette riante vallée qui, vue du lac, présente l’aspect d’un décor d’opéra ; mais ne vous y arrêtez pas. Prenez le Rigi à revers, et suivez ses racines le long des lacs de Lowerz et de Zug ; vous parvenez à ce chemin creux, théâtre du guet-apens ennobli par la poésie et par la liberté. J’avoue que, la fatigue aidant, vous serez disposé à douter de l’épisode final de la légende ; mais ne serrez pas de trop près la tradition populaire, voyez de plus haut dans l’espace et dans le temps. Quand vous avez fait l’ascension du Rigi, vous apercevez au sud-est le revers de cet Axemberg qui fut escaladé.par Wilhelm durant la tempête. Parcourez non plus en réalité, mais du regard, la route franchie par lui ; elle est là, sur votre gauche, étendue comme une immense carte, à deux lieues au-dessous du point où vous êtes. Derrière vous et à vos pieds, sous ces bois qui vous paraissent des buissons, est le chemin creux. De cette hauteur, vous voyez en raccourci le théâtre presque entier des exploits du héros. Dites-vous que ces longues vallées contournées, au fond desquelles votre œil pénètre d’aplomb, virent passer, il y a six cents ans, un homme dont le monde entier a répété plus tard le nom. Vous le suivez par l’imagination dans sa course ; plus d’obstacles, tout vous semble alors facile, parce que vous ne vous traînez plus péniblement sur ses traces ; vous ne doutez plus. C’est ainsi qu’il faut lire les chansons populaires sur Tell, sans mesurer à la toise ni la carrière parcourue, ni les actions accomplies. Si vous les regardez de haut et dans la perspective des siècles, le détail ne vous arrête plus, vous ne saisissez que l’ensemble, et l’ensemble est vrai. Il faut toujours en revenir au jugement de Guillaume de Schlegel sur les traditions fabuleuses. « La fiction s’introduit dans l’histoire sans le secours du mensonge… Les récits merveilleux sont des extraits de poésies populaires. L’historien était imbu de l’opinion de ses compatriotes, qui croyaient tout de bon aux fictions héroïques, dans lesquelles il y avait en effet un fonds de vérité. »

En résumé, la légende de Guillaume Tell est reléguée au nombre des fables pour deux motifs : d’un côté, elle tient fort étroitement au fait incroyable de la pomme, de l’autre les plus anciens monumens qui en parlent datent de cent cinquante ans après l’époque où l’on est convenu de la placer. Pour la première fois cette singulière histoire se lit dans la Chronique du livre blanc (Chronik des weissen Buches), trouvée à Saraen et rédigée de 1467 à 1476. Pour la première fois elle est chantée dans la dernière ballade sur la guerre de Charles le Téméraire en 1477. Que le chroniqueur ait emprunté au poète ou le poète au chroniqueur, cent cinquante ans, paraît-il, ont été nécessaires pour que l’imagination d’un peuple, se recueillant sur elle-même, eût le temps de transfigurer ou de créer son héros. Que ce chiffre n’étonne pas le lecteur ; c’est presque exactement le même espace de temps qui s’écoule entre l’époque où Wallace défendit sa chère Écosse contre le roi Edouard et celle où son ménestrel, le vieux Blind Harry, s’en allait récitant par les plaines et par les montagnes les exploits romanesques dont la tradition avait enrichi sa mémoire ; c’est encore cent cinquante ans ou peu s’en faut qui s’écoulèrent depuis la véritable époque de Robin Hood jusqu’à la composition du Lyllell Geste, la plus ancienne poésie sur le célèbre outlaw. Ne semble-t-il pas que le développement de la légende s’opère régulièrement, inflexiblement, en vertu de je ne sais quelle loi historique ? Ce rapprochement semble de nature à plaire aux adversaires de la légende de Tell. Notre opinion est que, s’il compromet la réalité des détails du drame, il confirme l’existence du héros.

Si nous voulions chercher des preuves en faveur de Guillaume Tell, nous aimerions à nous prévaloir de l’opinion d’un historien philosophe et positiviste dont nous avons naguère ici même[2] exposé les idées. Buckle, qui n’affectionne pas les héros, a quelques pages très remarquables sur l’autorité des traditions. Il montre, avec des exemples ramassés dans tout le moyen âge, que les récits oraux transmis de siècle en siècle sont moins entachés de fausseté que les chroniques primitives : c’est en se mettant à écrire pour la première fois que les générations ont le plus menti. Il en résulterait que, si les chroniqueurs du XIVe siècle avaient parlé de Tell, leur témoignage serait loin d’avoir le prix qu’on y attache parce qu’il n’existe pas. Comment la légende du héros national a-t-elle pu naître, grandir et prendre la forme que nous lui voyons ? C’est là une question qui mérite que nous fassions pour l’examiner un temps d’arrêt dans la lecture de nos ballades.

Les chansons jouent un double rôle dans l’histoire des peuples. Non-seulement elles tiennent lieu de monumens historiques et font revivre le passé, mais elles sont une force morale, nationale, et préparent l’avenir. Pourquoi ce guerrier Taillefer va-t-il entonner au milieu du champ de bataille de Hastings la chanson de Roland ? Dans un état de civilisation plus informe, que signifie le chant de mort de Chactas ? « Je suis brave, dit-il aux Muscogulges, je vous défie, je vous méprise plus que des femmes… » Il ne le dit pas, il le chante ! L’auteur n’a fait ici que suivre la nature fidèlement observée. Le chant est une force morale : ils le savaient bien, ces chrétiens qui enduraient le martyre en chantant des hymnes ! Ils chantaient aussi, ces malheureux templiers, sur le bûcher de Philippe le Bel, et il fut poète au moins une fois l’écrivain qui, pour exprimer l’accomplissement de l’affreux sacrifice, trouva cet hémistiche plein d’âme : « les chants avaient cessé ! » Si le chant est puissant sur l’âme des individus, que ne peut-il sur l’âme des nations ? Tour à tour il les console, il les charme, il les exalte, il les rend capables de faire les choses les plus difficiles ou les plus grandes. Le travail même que le lecteur a sous les yeux a pour objet de montrer que la chanson triomphe successivement du froid, de la faim, de la tyrannie et de la conquête. N’en jugeons point par notre délicatesse moderne et par nos impressions fugitives. Les peuples jeunes n’ont pour sortir de la prose de leur vie journalière et pénible que l’essor de la chanson déployant tout à coup ses ailes et enlevant avec elle leur imagination endormie ; d’ailleurs il y a des crises dans la vie des peuples où ils sont jeunes au moins pour un temps. Alors que ne fait pas la chanson ! Quel discours d’orateur, quel décret de la convention eût pu atteindre à l’effet prodigieux du refrain de la Marseillaise ?

À la place d’une inspiration venue à propos et d’une chanson de circonstance, supposons un héros que les générations ont adopté et qui est de tous les temps : quel ne sera pas le travail des imaginations sur son histoire ! Le poète, dévoré du besoin de croire et de faire croire aux actions les plus merveilleuses, agrandit, embellit, presque sans en avoir conscience, les traditions acceptées. Au lieu d’admirer la crédulité avec laquelle les hommes iront au-devant de la fiction, il faudrait s’étonner plutôt qu’ils n’ajoutassent pas à la réalité tout ce qu’ils imaginent. Quand un nom est en possession de réveiller les forces assoupies des âmes ou de faire frémir les fibres les plus intimes des nations, il est impossible que ce nom n’excède pas les limites de ce qui est ordinaire et naturel. L’exemple de Robin Hood, de Wallace et de Guillaume Tell en est une preuve. Ces trois héros sont placés sur la limite des temps héroïques de trois peuples, comme pour nous inviter à étudier de plus près de quelle façon l’esprit humain passe insensiblement du réel au fictif.

Wallace, le plus digne entre les trois de l’attention sérieuse de l’histoire, apparaît seulement dans deux ou trois circonstances, — un mouvement insurrectionnel de l’Écosse contre Edouard, une bataille et des châtimens cruels dont il fut la victime la plus lamentable. Dans l’intervalle qui sépare ces circonstances, et même durant plusieurs années, il disparaît complètement ; tout se fait, tout se passe alors sans Wallace. Un si petit nombre de traces laissées par ce héros ne lui fait qu’une petite place dans la réalité ; telle est encore diminuée par les jugemens contradictoires des historiens. Tandis que les chroniqueurs écossais, qui sont en petit nombre, le gratifient de toutes les vertus et le comblent de toutes les louanges, les Anglais, qui abondent alors en monumens historiques, l’accablent, ce qui est dans l’ordre, de tout leur mépris. Ce brigand, ille latro, c’est ainsi toujours qu’ils l’appellent. Bien que ce dédain tourne à son avantage, il permet de supposer que son rôle, tout patriotique, je le veux, ne fut pas de premier ordre ; mais, si on le cherche dans le poème que Harry l’Aveugle répétait au XVe siècle, quelle métamorphose ! Il est le libérateur, le sauveur de son pays, il est l’Écosse elle-même. Ce n’est pas tout : il est un saint, sa vie et sa mort ressemblent à celle du Sauveur ; il est trahi par mn nouveau Judas, à la suite d’un dernier repas qui rappelle en quelque manière la cène de la Passion. Sa force est surhumaine, avec un bâton il met hors de combat six hommes armés jusqu’aux dents. L’Écosse ne suffit pas comme théâtre à ses exploits ; il passe en France, où il combat des lions, des brigands, des pirates. Au reste, comme les Écossais, il est bon soldat, habile pêcheur, brave marinier, ennemi déclaré du diable, qui se déguise pour lui livrer des combats, enfin ami de la France, à laquelle il rend de signalés services.

Robin Hood n’a guère plus déplace que Guillaume Tell dans l’histoire. C’était un fameux brigand, famosissimus sicarius, qui s’éleva par sa réputation au-dessus des proscrits dont les biens avaient été confisqués après la révolte de Simon de Montfort contre le roi Henri III en 1265. On ne sait pas autre chose de lui sinon que, vivant dans les forêts de Barnisdale pour échapper à la colère du roi, il entendait fort dévotement la messe, et ne voulait pour aucun motif interrompre l’office[3]. Si maintenant nous ouvrons le recueil des chansons de Robin Hood, c’est tout un cycle de poésies populaires et d’aventures. Robin Hood est le héros du peuple, des archers et des chasseurs. Il s’attaque seulement aux shériffs, aux ducs et comtes, aux évêques et abbés, et ces coups d’audace lui sont comptés pour autant de vertus. Il est d’ailleurs le tuteur naturel du pauvre, des opprimés, de la veuve et de l’orphelin. C’est une sorte de chevalier errant, de redresseur de torts sorti des rangs plébéiens. En un mot, il est l’expression idéalisée d’une classe, qui n’existe plus, la démocratie de XVe et du XVIe siècle, celle qui a soutenu Henri VIII et sa fille Elisabeth dans toutes leurs entreprises, la yeomanry.

Comme Wallace, Guillaume Tell n’est pas nommé par des historiens contemporains ; comme Robin Hood, il ne l’est pas même un siècle après sa mort : il l’est seulement après un siècle et demi, juste à l’époque où, par un synchronisme bien remarquable, la poésie populaire s’est emparée de ces trois noms. Que le silence ait été gardé sur lui, l’ignorance et la rusticité de ses compatriotes suffiraient pour l’expliquer. Serait-ce pourtant un être de pure imagination, et ne se pourrait-il pas qu’n rhapsode inventif eût créé ce personnage tout d’une pièce ? Une sorte de loi de l’histoire se dégage, à notre avis, des rapprochemens que. nous venons de faire. Comme pour Wallace et Robin Hood, il est impossible de croire à tout ce qu’on chante de lui ; mais il est probable que Tell a existé aussi bien que Robin Hood et Wallace. Il est du même temps, la fin du XIIIe siècle, a pris part au même mouvement, le premier essai de liberté, a combattu pour la même cause, l’indépendance d’une race, a vécu dans la mémoire du peuple pour le même motif, le dévouement au pays. On ne conçoit pas mieux les ballades suisses sans un vrai Guillaume Tell que le poème de Harry l’Aveugle sans un Wallace, et le cycle du franc-archer sans un Robin Hood. L’histoire doit renoncer au tyran Gessler et à l’anecdote de la pomme ; mais il lui reste le souvenir d’un arbalétrier hardi qui s’est le premier révolté contre les baillis de l’Autriche. La tempête sur le lac est romanesque, mais quelque intrépide nautonier a montré de quelle ressource étaient ces eaux profondes pour la défense des cantons. Guillaume Tell n’a pas tué le fabuleux Gessler dans le chemin creux, sous le Rigi, mais il a fait connaître aux siens comment ils pouvaient tourner une montagne et ramper sous les arbres afin de percer le cœur des fiers chevaliers. Il n’a pas fondé la liberté, mais il a montré le moyen par lequel on la fonde, le dévouement. Pourquoi un homme courageux, un héros, n’eût-il pas fait une partie de ces choses, et n’est-il pas téméraire de donner un démenti absolu à tant de générations moins oublieuses que nous ?

Historique ou fictif, le héros national a les traits principaux du Suisse. Il cache la ruse sous une apparente simplicité d’esprit. Il est humble, mais sa colère perce bientôt. Sa nature est âpre, ses nerfs d’acier : il ne fallait rien moins pour consentir à l’épreuve de la pomme. Cette ruse et cette dureté, il les partage avec ses concitoyens ; mais des pâtres, des laboureurs, plient sous le joug, il a de plus qu’eux la fierté. « Aucun paysan n’osait parler ; ceci m’était réservé… Je voyais leurs larmes, j’entendais leurs plaintes ; je résolus de risquer ma vie. » Guillaume Tell est soldat, mais libre et sans autre discipline que celle de la cause commune : c’est un franc-archer, un de ces manans guerriers qui ont formé la première infanterie en Europe. Enfin il se sacrifie au salut de tous, et c’est pour cela qu’il devient le héros et le type même de la confédération ; il commence la nationalité, son souvenir est l’exhortation à la fidélité, à l’union, son nom signifie dévouement et patriotisme. Le premier Tellenlied, celui de 1477, a pris naissance dans la guerre de Charles le Téméraire, c’est un chant de triomphe ; le second a été remanié à l’époque de la guerre de trente ans, c’est le mot d’ordre de la neutralité. Dans le premier, le nom de Tell sert à exalter le courage ; dans le second, à prémunir les Suisses contre l’or des embaucheurs. Ces ballades vivent encore dans la mémoire des hommes : lors de notre invasion en Suisse, elles furent chantées contre nous. N’est-ce pas un rare enthousiasme pour un homme qui n’aurait jamais existé ?


Louis ETIENNE.

  1. Voyez Jacob Grimm, De l’ancien Droit allemand, cité par M. Hisely.
  2. Voyez la Revue du 15 mars 1868.
  3. Voyez notre étude sur les ballades de Robin Hood dans la Revue du 1er octobre 1854. Walter Scott, dans Ivanhoe, met les aventures de Robin Hood, qu’il appelle Locksley, du lieu de sa naissance, à l’époque de Richard Cœur de Lion. Pour augmenter l’intérêt de son roman, il s’autorise d’une invention qui ne date que des ballades du XVIe et peut-être du XVIIe siècle. M. Augustin Thierry, désireux de faire de Robin Hood un Saxon fidèle à la vieille cause, s’est trop hâté d’accepter l’autorité. des mêmes ballades, et a fait le même anachronisme.