Aller au contenu

La Suisse et ses Ballades/02

La bibliothèque libre.
La Suisse et ses Ballades
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 77 (p. 81-111).
◄  I
LA
SUISSE ET SES BALLADES

II.
LES CHANTS DE LA GUERRE.

I. Liederchronik der Eidgenossenschaft, von Dr Rocholz. — II. Die Urschweiz, Land und Leute, von Osenbrügg, Berlin 1867. — III. Les Origines de la Confédération suisse, par M. A. Rilliet, Genève, 1868. — IV. Die Sage vom Tell, von Ludwig Häusser. — V. Recherches critiques sur Guillaume Tell, par M. Hisely. — VI. Die Waldstätte, mit einem Anhang über Wilhelm Tell, von Alfons Uber, Inspruck, 1862.


I. — LES COMBATS DE LA LIBERTE.

Jusqu’ici ces chansons populaires nous ont appris comment un peuple de laboureurs et de pâtres a pris naissance à force de courage contre la misère, comment ensuite il s’est reconnu lui-même dans un enfant de ses montagnes, dans un héros fait à son image, indépendant et courageux comme lui[1]. Voici maintenant ce peuple devenu guerrier, car les ballades racontent l’histoire non-seulement de la liberté, mais des faits d’armes de la démocratie. Grâce aux pentes abruptes dans lesquelles il se retranche, le paysan s’enhardit, et, se mesurant avec la chevalerie bien montée et bien armée, s’élève à la dignité de soldat.

La liberté livra ses premières batailles autour du lac des Cantons, cette petite mer intérieure fermée au nord par les pointes de Buochs et de Vitznau, et séparée par elles du lac proprement dit de Lucerne et de ses deux croisillons d’Alpnach et de Kussnacht. Le large bassin enclos entre quatre ou cinq monts énormes est comme le cœur où circule la vie de ces populations, et où viennent aboutir les coulées tortueuses comme autant de veines. Des feux allumés sur les cimes donnaient l’éveil d’un bout à l’autre de la petite confédération ; des barques de sapin, effilées et légères comme celles qui sillonnent encore aujourd’hui le lac, permettaient aux confédérés de passer de l’un à l’autre de leurs remparts comme dans une forteresse. Cette merveilleuse enceinte de la Suisse primitive n’était abordable que sur trois points, dont deux à l’ouest : le passage du Brünig, qui, nous l’avons vu, sépare l’Unterwalden de l’Oberland, et le bras d’Alpnach, qui en face de Stanz n’est qu’un étroit canal entre l’Unterwalden et le pays de Lucerne ; le troisième se trouve à l’est, c’est la vallée de Schwyz. De ce côté, à cause de la largeur de la vallée, la forteresse de la nation naissante était ouverte ; mais la prévoyance des montagnards avait suppléé à l’insuffisance des remparts naturels. Une muraille et des tours de distance en distance enfermaient le pays depuis Arth, au pied du Rigi, jusqu’à Rothenthurm, où il en reste encore des traces. Le rempart grimpait le long du Rossberg et du Sattel, et achevait ce que la nature avait commencé pour la défense de ce berceau de la liberté. Ainsi ces paysans qui les premiers dans le monde se suffirent à eux-mêmes n’avaient que trois portes ouvertes sur la féodalité, qu’ils avaient mise dehors, le Brünig avec ses hautes forêts, le canal de Stanz, fossé jeté entre deux vallées ravissantes, et le plateau du Sattel, qui regarde les pays d’Einsiedeln et de Zurich. C’est autour de ces trois portes que se livrèrent les premiers combats de la liberté.


« Alors une généreuse confédération commença de grandir pour résister aux assauts. L’ennemi vint en forces ; mais il trouva de sérieux adversaires, et fut accablé sous nos coups. Il n’en put réchapper. Morgarten le vit anéantir.

« Là nous battîmes la noblesse avec tous ses soldats, nous rebroussâmes le brillant éventail du paon[2] qui nous méprisait. Une flèche nous avertit.. Le succès était douteux. Nous remportâmes à grand’peine deux victoires en un seul jour.

« L’ennemi, qui nous attaquait en plusieurs lieux à la fois, avait préparé de longue main notre ruine. Nous dûmes courir au Brünig et recommencer la bataille pour venir au secours de nos fidèles amis. Le paon nous avait préparé une chasse qui nous coûta bien des sueurs et bien du sang. » Tout est ici en allusions, et le commentaire qui les explique est sous vos yeux, si vous voulez repasser sur les traces de ces guerriers improvisés. La flèche qui avertit les confédérés fut lancée par-dessus la muraille d’Arth par un noble du camp autrichien à son parent : elle annonçait l’attaque pour la veille de saint Omer, au lieu appelé Morgarten. En quittant à Rothenthrum la route qui mène de Schwyz à Einsieleln, si vous appuyez sur la gauche, vous apercevez bientôt le petit lac bleu d’Égeri, enfermé et comme endormi au soleil dans sa couronne de vertes collines. C’est de ce côté que le 16 novembre 1315, après une nuit froide, sous un soleil rougissant et enveloppé de vapeurs, les comtes et chevaliers de l’Argovie, de la Thurgovie et de la Souabe, conduits par leur chef et suzerain Léopold, duc d’Autriche, s’acheminèrent le long de la rive étroite du lac. Ils venaient du pays de Bade, sur la Limmat, au nord de Zurich, et voulaient prendre à revers le pays de Schwyz, confiant dans ses montagnes et ses remparts. Qui pouvait douter alors qu’une poignée de paysans rebelles ne fut bientôt châtiée par un duc d’Autriche suivi de sa brillante noblesse ? Nulle part on n’avait vu jusque-là des manans à pied tenir tête à des hommes d’armes bardés et cuirassés sur leurs grands chevaux de bataille. Les manans furent « de sérieux adversaires, » dit la chanson. Ces coups « dont l’ennemi fut accablé » ne sont autres que les rochers détachés de la montagne, les arbres coupés et précipités sur lui quand il se fut engagé dans le défilé que vous voyez au-dessous de vous. Ce petit pré enfermé là, entre la côte et le lac, est le célèbre Morgarten. Il fut impossible aux chevaux de tenir sur cette surface que la nuit avait glacée. En avant et en arrière, le chemin fut bientôt interrompu par les arbres renversés ; les pierres roulaient d’en haut ; les combattans, fondant tout à coup sur une foule en désordre, écrasèrent la noble armée et la jetèrent dans le lac. Le poète a raison, « elle n’en pouvait réchapper. » Pour la première fois, le paon, trop dédaigneux du taureau suisse, perdit quelques-unes de ses plumes les plus brillantes. Cependant la fortune était douteuse tant que les amis de l’autre côté du lac étaient assiégés. Les paysans victorieux redescendirent à la course leur vallée de Schwyz, désormais hors de danger, et les barques du lac des Cantons portèrent la petite armée triomphante dans la vallée d’Unterwalden, où elle acheva cette chasse du paon, qui coûta, suivant la chanson, « tant de sueurs et de sang. » Malheureusement nous n’avons pas de ballade sur Morgarten ; tout est indiqué, rien n’est raconté dans les strophes que nous venons de traduire, qui sont tirées de la chanson de Guillaume Tell, et forment un lien de plus entre l’histoire nationale et la légende de l’héroïque arbalétrier, mais il ne manque rien à la gloire de la journée de Sempach. Elle est reproduite en détail ; elle a donné matière à l’une des meilleures ballades du recueil national, et le poète qui l’a chantée s’est trouvé à la bataille.

Entre Morgarten et Sempach, il s’est écoulé soixante-dix ans, deux tiers de siècle bien remplis. Les petites républiques suisses se sont affermies et agrandies ; elles sont sorties de leur nid dans les montagnes et ont commencé de prendre leur essor. Avec elles, la liberté, plus confiante, s’est établie de proche en proche dans des vallées plus larges, et a remporté des victoires nouvelles, Sempach et Naefels. Lucerne est agglomérée aux cantons forestiers, et la liberté prend position tout autour du lac, qui peut s’appeler désormais le lac des Quatre-Cantons. Glaris, peu opulente, mais brave, placée au revers des montagnes qu’habitent les hommes de Schwyz et d’Uri, allie sa destinée à celle de ces cantons simples et pauvres comme elle. Zug était faible et petite, aussi peu assurée de son indépendance que de son sol étroit toujours miné par son lac ; elle quitte l’Autriche et grossit le parti des cantons forestiers. Berne et Zurich, les deux grands marchés du pays, se lient d’intérêts avec ces pâtres et ces laboureurs qui font d’excellens soldats ; mais ce n’est pas encore la nation helvétique : les Suisses n’existent pas pour ainsi dire ; ils ne prennent guère d’autre nom que celui de confédérés, eidgenossen, hommes liés par serment. Il n’y a pas même de confédération, si ce n’est entre les trois cantons primitifs, et les autres jurent amitié à ceux-ci ; aucun traité ne lie les cantons nouveaux entre eux. D’ailleurs point de lois communes, point de gouvernemens hors des murs : rien que des contrats entre les villes, des baux perpétuels ou renouvelables confirmés par serment, et dont, suivant l’usage de ces temps, l’église était le notaire.

Nous sommes en 1386, sur la rive orientale du lac de Sempach, plus riche de souvenirs que de vues pittoresques. La physionomie plus calme des lieux nous avertit elle-même du changement qui s’est fait depuis Morgarten. La liberté des cantons n’est plus réduite à se défendre en d’inaccessibles retranchemens ; elle est presque descendue dans la plaine et défend contre l’ennemi autre chose que des rochers et des précipices. Cependant le théâtre du combat est tel que le touriste l’admirerait encore, s’il n’était pas dans le pays des beaux sites. Partout ailleurs qu’en Suisse, on serait enchanté de cette prairie à mi-côte qui s’ouvre devant une chapelle sous de grands arbres, à une petite distance du bourg ; quatre croix de pierre enferment l’espace où succombèrent, dit-on, les ennemis de la liberté ; dans le lointain, on aperçoit la surface miroitante du lac. La chanson parle d’un premier engagement dans les bois. Les ennemis venaient le long de ces sapins sur la droite : les Suisses se mirent en devoir de leur couper la route avec les arbres ; ils leur firent trouver des nids, dit le poète, sans avoir la peine de grimper aux branches. Les nobles seigneurs autrichiens ne s’arrêtèrent pas longtemps à chercher les nids que leur envoyaient les confédérés ; ils se souvinrent de Morgarten, et descendirent de cheval. Alors, les voyant se former en une masse compacte et marcher en avant, les confédérés firent sous bois un mouvement en arrière et les vinrent attendre dans un coin adossé à la montagne. Qui n’a présent à la mémoire le récit du combat livré sur cette petite lande verte ? C’est ici que, pour entamer l’impénétrable bataillon des chevaliers autrichiens, Arnold Winkelried saisit une brassée de leurs piques et se les fit entrer dans la poitrine, afin que ses compagnons pussent faire leur trouée par-dessus son corps.

La chanson de Sempach a été divisée en quatre parties ou romances, romanzen, ce qui la fait ressembler à certaines ballades anglaises. Défis et bravades avant le combat, détails de la bataille, épisodes de la déroute, deuil de l’ennemi et chants de triomphe du vainqueur, voilà le fond des quatre romances. Dès le commencement de la première, il y a mouvement et vivacité, il y a l’accent d’un poète. Une image tirée de la vie rurale lui suffit pour peindre la situation.


« C’était l’an treize cent quatre-vingt-six : la puissance de Dieu se rendit manifeste. Çà ! nous étions au jour de saint Cyrille, quand le Seigneur se rangea du côté des confédérés, comme je vais le dire et le chanter.

« Un laboureur vint en hâte à Willisau, et dit : Un essaim d’abeilles s’est envolé ; il s’est allé poser dans les tilleuls. Çà ! il fallait voir comme l’essaim fuyait vers le duc quand le duc porta la guerre chez les Suisses ! »


Ces abeilles fuyardes sont les hommes de Berne, qui ont tourné contre les confédérés en voyant le duc apparaître ; ce château qui brûle est un de leurs exploits.


« Que signifie cela ? s’est dit le laboureur. Cela signifie que les abeilles ont cherché un nouveau logis. Et voilà que les hommes de Willisau ont vu leur château en feu. — Çà ! criait l’ennemi plein d’arrogance, mettons à mort tous les Suisses, vieux sang, jeune sang, tous également ! »


La lettre de convocation n’a manqué à aucun chevalier, aucun ne fait défaut. Ils s’avancent tous sous. leurs riches armures, tous ils livrent au vent les armoiries bigarrées de leurs enseignes. « Nous voulons, disent-ils, donner des maîtres à ces paysans ! » Et voilà la terreur qui commence dans les campagnes ; tout fuit devant eux, les gémissemens des femmes outragées s’élèvent jusqu’au ciel et demandent vengeance.


« Ah ! beaux seigneurs du bas pays, vous voulez venir dans notre Oberland, et vous ne savez pas seulement si vous y saurez trouver votre nourriture ! Çà ! songez d’abord à y faire votre confession, car il pourrait bien vous arriver malheur dans cet Oberland ! « Où est le curé qui confesse en ce pays ? Il demeure à Schwyz, et il vous réserve une rude pénitence. Ça ! il vient à votre rencontre, il a des hallebardes pointues pour vous donner la bénédiction !

« — Si notre pénitence doit être si dure, ô révérend père, vénérable Domine, s’il faut que nous en passions par votre volonté, malheur à nous ! Ça ! quel sera notre refuge, si nous devons être ainsi traités par les Suisses ? »


On est en juillet, et le duc, qui se regarde comme chez lui et ne veut pas perdre une moisson mûre et bien en point, s’est fait précéder par quelques centaines de moissonneurs ; il leur ordonne de faucher le blé autour de Sempach. Ainsi la récolte sera ramassée, et l’on se battra plus à l’aise. Là-dessus un chevalier d’humeur plaisante crie aux bourgeois de Sempach qu’il est temps de donner le déjeuner aux moissonneurs. « Nobles chevaliers, voici venir le déjeuner qu’on vous prépare ! A vous de vous bien tenir, et prenez garde que la cuiller ne tombe des mains à plus d’un d’entre vous ! »

Au début de la seconde romance, le poète oppose les deux camps l’un à l’autre. D’un côté règne la témérité, la forfanterie du discours : un chevalier qui parle de précautions est traité de cœur de lièvre. On met pied à terre, mais on laisse par derrière valets et fantassins pour garder les chevaux et le bagage. Ne convient-il pas que les maîtres se réservent le plaisir de battre les manans ? Ils lient gaîment leurs casques et ôtent de leurs chaussures les pointes à la poulaine dont on eût rempli, dit la chanson, toute une charrette. De l’autre côté, les Suisses sont résolus comme des héros et humbles comme des pénitens. Ils poussent vers le ciel un cri que la ballade a répété et qui a retenti à travers l’histoire. Le combat est raconté comme un duel entre le lion d’Autriche et le taureau des cantons : c’est le duel de la chevalerie féodale et des paysans confédérés. Ce taureau, emblème de la nation naissante, est celui qui laboure la terre des hommes de Schwyz, nation d’agriculteurs, qui mugit au milieu des batailles par la corne d’Uri ; la vache d’Unterwalden, qui nourrit de son lait les enfans de ses deux vallées, est sa sœur. Quand au lion autrichien, il désigne un ordre de chevalerie dont cet animal est le symbole. L’allégorie est partout au moyen âge, et, comme un vêtement, léger, couvre souvent d’abstractions apparentes l’idée qui passionnait les hommes. Quoi de plus naturel que ces images de lion et de taureau dans un temps où la force physique était presque tout ? Quoi de plus éloquent pour des hommes décidés à mourir autour des bannières où ces images étaient représentées ?

Au premier choc, le lion est fier et menaçant. Il compte ses nombreux soldats, il jure par son serment (le serment de son ordre) de venger ses échecs d’autrefois, il rugit, il se bat les flancs de sa queue redoutée. Le taureau n’a que des paroles d’une rage concentrée, paroles entrecoupées, haletantes de la soif du sang. Celui-ci ne peut d’abord entamer son adversaire ; mais quand le dévoûment d’Arnold Winkelried a fait une trouée dans la muraille de fer des chevaliers, le taureau suisse s’y précipite, il bondit au milieu des autres animaux héraldiques, foule aux pieds leurs enseignes, et enfonce ses cornes dans les flancs du lion. C’est alors que ce dernier commence à gémir, à miauler, dit la chanson ; force lui est de reculer. A son tour, le taureau vainqueur se bat les flancs ; puis, la tête en avant, il porte un tel coup à son ennemi qu’il le jette hors de son chemin, et le contraint de lui laisser en toute possession sa verte pâture. Il s’enorgueillit de sa victoire, et lance au lion blessé et mis en fuite l’invective et la raillerie. Tout n’est pas allégories dans le récit ; les faits réels, les noms, les hommes, sont mêlés à la peinture idéale sans transition, avec la brusquerie familière à la ballade.


« La troupe de la noblesse était serrée, les rangs épais et larges, fâcheuse rencontre pour nos braves compagnons ! Un certain Winkelried dit alors : — Çà ! vous en paierez la dette à ma femme et à mes enfans, et moi je vous tirerai à l’instant de ce mauvais pas !

« Chers et fidèles confédérés, je vous sacrifie ma vie ! Ils sont si bien enfermés que vous ne les pouvez briser ! .. Çà ! je ferai une brèche dans leurs rangs, si vous en rapportez aux miens la récompense !

« Là-dessus, d’un mouvement agile, il saisit une brassée de piques, il prend pour lui la mort et ouvre à ses amis un chemin. Çà ! n’était-ce pas un vrai courage de lion ? Sa mort héroïque fut le salut des quatre cantons forestiers.

« Et d’estoc et de taille, et de force et d’intrépidité, ils commencèrent à rompre les rangs de cette noblesse. Çà ! il se trouva donc un héros pour se dévouer à la mort ! Sans lui, c’en était fait encore de bien des hommes braves. »


Les louanges de Schwyz, d’Uri, d’Unterwalden et de Lucerne terminent cette dernière partie ; chacun des quatre cantons a son hymne de victoire en une strophe ; chacun des états recueillait ainsi dans l’auditoire sa part égale d’applaudissemens.

Toute fière et toute glorieuse qu’elle est de sa victoire, la petite épopée ne se maintient pas sur le ton sublime ; c’est une victoire démocratique, et les paysans ne peuvent se réjouir comme des chevaliers. Aussi le court épisode qui forme la troisième romance est-il purement satirique : c’est une belle et bonne lâcheté d’un seigneur, qui est fort complaisamment racontée par le poète avec la juste punition qui en est la suite. Un chevalier, le seigneur de Gree, échappé de la bataille, prie l’honnête batelier Hans Roth de lui sauver la vie, et lui promet une bonne somme pour le fret de son bateau. Marché conclu ; la nacelle fend les eaux du lac dans la direction de Nothwyl, à l’ouest ; c’est aujourd’hui la station du chemin de fer avant celle de Sempach. A mesure que le danger diminue pour le seigneur de Grée, le prix dont il a acheté son salut lui semble plus fort ; plus il approche de Nothwyl, plus le marché lui parait onéreux. Il fait signe à son valet, embarqué avec lui, de payer le batelier d’un coup de poignard ; mais Hans Roth n’a pas l’esprit moins prompt que la rame : il devine le coup et fait chavirer sa barque. « Çà ! dit le poète, allez prendre au fond du lac une bonne leçon, pour vous apprendre à poignarder un honnête batelier ! » Hans Roth court aux magistrats et leur annonce qu’il a fait bonne pêche. Le lac de Sempach est connu pour être fort poissonneux, mais jamais si beaux poissons n’y avaient été pris. Il sont si gros qu’il faut de l’aide pour les apporter. Le pêcheur les donnera volontiers, pourvu qu’on lui en laisse les écailles. On retira du fond de l’eau le seigneur de Gree, son serviteur et sa valise.


« Que contenait la valise ? Deux coupes de bon argent. Elles furent données à Hans, qui les porta gaîment dans sa barque, sans les vendre ni les engager, à Lucerne pour les mettre en lieu sûr. »


D’après les chroniques, il n’est pas douteux qu’un certain sire de Gree ou Gray, d’autres disent de Clèves, Bourguignon, vassal de l’archiduc, s’échappa de Sempach, retrouva son valet, mais non les chevaux qu’il lui avait donnés en garde et qui lui avaient été enlevés dans la déroute ; il est également certain qu’il se servit de la barque et du secours du batelier Roth pour traverser le lac, et qu’il y fut noyé. Le reste du récit est-il également vrai ? Le même fait est raconté à propos d’un des nombreux combats dont le lac de Zurich fut le théâtre : même trahison et même châtiment. Le batelier de Zurich, du nom de Rochs, fait la plaisanterie obligée sur les gros poissons et sur leurs écailles. Évidemment c’est une histoire identique en deux éditions : laquelle est la première ? celle de Zurich ou celle de Lucerne ? Encore un problème analogue à celui de la pomme de Guillaume Tell et à l’histoire de l’enfant qui dénonce un complot en s’adressant à un poêle. Dans la poésie populaire, le plagiat est la règle. Faut-il croire que cette troisième romance est un morceau de rapport, un embellissement de seconde main ? Autre difficulté. Le poète a négligé de nous expliquer comment Hans Roth apporta dans sa barque les deux coupes d’argent à Lucerne. Comme il y a des hauteurs et même de vraies montagnes entre le lac de Lucerne et celui de Sempach, l’explication n’était pas superflue. Si les ballades suisses avaient la dignité des poèmes antiques sur les Argonautes, les érudits se seraient peut-être attachés à résoudre cette difficulté, comme les poètes grecs cherchaient à ramener le vaisseau Argo de la Mer-Noire dans la Méditerranée sans passer par le Bosphore. Ce qui n’offre pas matière au doute, ce qui est plein de vérité et de justesse, c’est le batelier mettant en sûreté la valise. Ce brave pêcheur et le poète qui chante sa bonne fortune sont bien les ancêtres des vainqueurs de Charles le Téméraire et des hôteliers de la moderne Helvétie.

Après le combat, le deuil et les pleurs : c’est le sujet de la quatrième et dernière romance. Les pâles messagers, rompus de fatigue, blêmes de terreur, courent annoncer de toutes parts le désastre. Ah ! noble dame d’Autriche, votre seigneur est couché sur la terre au loin ; les paysans lui ont donné la mort ! L’archiduchesse jette des cris au ciel ; elle voudrait être morte avec son cher époux. Courez à ce champ de désastre, à Sempach, devant la forêt, et ensevelissez le npble archiduc ! Portez-le dans un couvent, portez-le à Kœnigsfelden ; c’est là qu’il doit être enterré. Il faut entendre aussi les lamentations des chevaliers tout le long du Rhin.


« Les seigneurs sur le Rhin disent en recevant leurs messagers qui pleurent : — L’archiduc est donc mort dans et sur son bien, au milieu de ses possessions[3]. Çà ! voilà qui changé notre compte ! S’il était resté chez lui, il n’eût pas souffert de mal !

« A quoi sert d’avoir apporté un grand tonneau avec lui, un grand tonneau de cordes, et des provisions de lacets de potence ? Çà ! si Dieu lui avait donné la victoire, tous ces confédérés eussent été pendus !

« S’il n’avait mené tout ce bruit, s’il n’avait montré cette arrogance, la noblesse serait demeurée dans ses terres, comme par le passé. Çà ! il faut bien le dire, trop est toujours trop, et voilà pourquoi le jeu a fini si tristement ! » C’est ensuite le tour des villes qui ont combattu pour Léopold. Les bourgeois de Schaffhouse, de Winterthur et de Frauenfeld ont laissé bon nombre des leurs sur le champ de bataille. Fribourg a fait un fâcheux voyage et qui lui coûte bien cher. Et tous ceux du Bodensee (lac de Constance), tous ceux des bords du Rhin, qui ont voulu faucher, l’herbe d’autrui, ils ont été mal payés du travail qu’ils avaient entrepris. Hommes de Constance, vous aussi vous étiez venus pleins d’espoir ; mais votre bannière est maintenant pendue dans une église de Schwyz suivant l’antique usage ! La bannière de Zofingen n’est point tombée aux mains des vainqueurs, quoique ses défenseurs aient tous succombé : elle est rentrée à Zofingen avec le porte-étendard, qui avant de mourir l’avait déchirée en morceaux et avalée ; on a trouvé celui-ci avec la hampe du drapeau entre les dents. Ainsi le poète jette ses strophes vengeresses aux ennemis ; il parcourt le champ de bataille, reconnaît les morts, compte les tombeaux des vaincus. En terminant, il reprend le ton de l’allégorie ; le taureau et la vache rentrent dans leurs montagnes en devisant de leur victoire. C’est le cachet imprimé à la petite épopée populaire.


« Dans ses railleries et ses gais propos, la vache brune dit au taureau : — Un seigneur voulait traire mon lait dans son cuvier ; çà ! j’ai renversé le cuvier, et je lui ai si bien donné de mon sabot sur l’oreille, que maintenant il est bon à mettre sous terre ! »


Aujourd’hui vainqueurs et vaincus ont disparu de la terre, les tombes mêmes se sont effacées. Il ne reste sur le terrain silencieux de la bataille qu’une chapelle modeste, comme toutes celles de ce pays, se dérobant à moitié derrière les trois petits arceaux de son porche. Dans l’intérieur, on voit aux deux côtés d’un grand crucifix deux hommes agenouillés et priant : c’est Goldundingen, le maire de Lucerne, et l’archiduc Léopold, morts tous deux, le premier au début même, le second à la fin du combat ; sur la porte est représenté le dévoûment d’Arnold Winlelried. On prie encore tous les ans dans cette chapelle pour les uns et les autres, Autrichiens et Suisses. La passion humaine, même la plus noble, celle de l’indépendance, n’a point ici sa place ; mais on la retrouve dans un autre trophée que possède la ville de Lucerne. On le visite au-dessus du petit arsenal du canton. Là sont réunies en une salle étroite les vénérables reliques des combats de la liberté : ce sont des panoplies de chevaliers tués sur le terrain, de longues piques comme celles où s’enferra Winkelried, des bannières toutes noircies et tachées de sang. Voilà les dépouilles ramassées à Sempach : c’est en les comptant que le poète a rimé ses strophes et que les vainqueurs les ont chantées.

Nous avons vu et nous verrons encore comment les ballades corrigent l’histoire ; elles rendent le même service à la littérature : grâce à la chanson sur la bataille de Naefels, il sera curieux, je crois, de mesurer jusqu’à quel point la physionomie de ces temps reculés est falsifiée par les poètes modernes. Dans cette bataille, qui fut livrée deux ans après celle dont nous venons de parler, l’Autriche reçut à l’orient la même leçon qui lui avait été infligée à l’occident La seconde victoire » confirmant la première, dessina autour du haut pays, comme une circonférence passant par Sempach et par Naefels, une enceinte en-deçà de laquelle il était défendu aux ennemis de la liberté de pénétrer.

C’est une rareté qu’une composition suisse dans un poète de la Suisse au XVIIIe siècle, et alors surtout ce pays était en littérature un simple département de l’Allemagne. Il y a cependant une idylle nationale, une seule, dans Salomon Gessner ; elle a pour titre das hölzerne Bein, la Jambe de Bois, et pour sujet le combat de Naefels. Avant de rapprocher cette églogue de la vieille ballade, il convient de se placer dans le milieu où vivait l’auteur. Figurons-nous un bon libraire de Zurich, peintre à ses momens, graveur de réputation et poète studieux, s’échappant tous les ans de sa ville savante au moment des vacances, lorsque ses amis Füssli, Breitinger, Lavater, prenaient aussi leur volée. La plupart d’entre eux faisaient à pied quelque pérégrination dans l’Appenzell. Pour lui, en qualité de poète, il cherchait des sites plus sauvages, des montagnes plus abruptes, des chalets plus primitifs. Gessner accordait ses préférences à la verte Limmat, et remontait tous les ans la belle rivière qu’il voyait couler à travers sa ville. Il la suivait d’abord à travers le joli lac riant qui causa l’impatience de notre Victor Hugo, mais qui était si bien fait pour plaire au siècle des Boucher et des Watteau. Il la retrouvait dans la plaine et dans les joncs qui séparent ce lac du Wallensee, il n’avait garde de s’en séparer lorsque, tournant brusquement vers le sud, la vallée se rétrécit, et, franchissant de hautes cascades, se dresse entre les âpres rochers du canton de Glaris ; il s’arrêtait enfin à droite, dans le Klönthal, à l’extrémité d’un petit lac qui est placé au pied de l’immense Glärnisch comme un miroir pour en refléter l’image. Une inscription gravée sur le rocher rappelle au touriste que le poète bucolique de la Suisse venait là tous les ana passer quinze jours dans le chalet d’un berger, manger son pain, son miel, son fromage, et recueillir sans doute les élémens de quelque pastorale à la Théocrite, Il coudoyait à chaque pas sans la voir la véritable idylle. S’il avait deviné que la pastorale l’assiégeait ainsi dans ce petit vallon, l’un des plus aimables et des plus fleuris de la Suisse, il serait resté célèbre ; sa petite étoile n’aurait point si fort pâli au milieu des astres qui allaient s’élever dans le firmament germanique ; il aurait aussi prêté l’oreille aux chants populaires, et nous n’aurions pas en ce moment à montrer combien son idylle nationale s’éloigne des couleurs vraies et de la réalité.

En remontant sa bien-aimée rivière, il visitait donc tous les ans le champ de bataille de Naefels, les onze petites croix de pierre qui portent le millésime de 1388 et rappellent que le combat recommença onze fois, enfin le Rüti escarpé, contre lequel les Glaronnais s’adossèrent pour résister aux Autrichiens. De ce patriotique souvenir, qui était une bonne fortune pour un poète, voici le parti qu’il a tiré. Il suppose qu’un vieillard blessé gravissant le Rüti malgré sa jambe de bois rencontre un jeune chevrier et lui fait le récit de la bataille dont le théâtre est à leurs pieds. Fidèle aux descriptions que nous lisons dans les poètes classiques, le vieillard montre à son jeune interlocuteur de quel côté s’avançaient les ennemis en un bel ordre de bataille. Des milliers de lances brillaient au soleil, et l’on voyait entre autres deux cents cavaliers portant de magnifiques armures ; sur leurs casques flottaient des panaches, la terre tremblait sous les pas des chevaux. Du côté des Suisses combattaient à peine quelques centaines d’hommes. La désolation était partout. La fumée de Naefels livrée aux flammes remplissait la vallée, et annonçait aux populations le triste sort qui les attendait. Au pied de la montagne se tenait le chef de la petite armée suisse, là où deux sapins s’élèvent du sein des rochers. Le vieux soldat voit encore son général ralliant la troupe, agitant la bannière dans les airs, rappelant à lui les guerriers épars. Les piques brillantes, les panaches, la ville incendiée d’une part, de l’autre les deux sapins, le général, la bannière et le petit groupe des Suisses, tout cela est un tableau qui peut faire honneur au peintre ou au graveur : pour un poète, c’est une action qui ressemble à tous les combats possibles. Voyons maintenant la mise en scène de la vieille ballade, pour laquelle d’ailleurs nous ne réclamons d’autre mérite que celui de la vérité des couleurs.


« Le capitaine des seigneurs leur cria : Frappez à cœur-joie, et qu’il n’en échappe aucun de cette misérable troupe ! Le capitaine des hommes de Glaris cria au seigneur Dieu du ciel : Accorde-nous ton secours, viens à notre aide, seigneur Jésus !

« Là-dessus l’ennemi dit avec une orgueilleuse joie : Aujourd’hui l’on ne fait pas de prisonniers, aujourd’hui l’on passe tout au fil de l’épée ! Mais le brave Matthias de Büeley répondit : Soit, et bon nombre d’entre vous seront de la partie !…

« Serrez vos rangs, braves hommes de Glaris, formez votre bataillon en invoquant Dieu, vous êtes en sa garde !… »


Des milliers de lances, deux cents cavaliers, le poète moderne qui a souci de la vraisemblance n’ose pas dire davantage ; la chanson, qui ne doute de rien et qui a peut-être raison, parle de quatorze mille Autrichiens et de trois cents Glaronnais seulement. La manière dont elle rend compte de la victoire fait tout passer ; elle est comme un témoin qui exagère, mais qui a vu de ses propres yeux. Le poète au contraire demeure dans le vague, et, cherchant la vraisemblance, ne réussit pas à saisir la vérité. Le vieillard à la jambe de bois, embarrassé pour expliquer la bataille, se rabat sur les comparaisons. « Tu vois, dit-il, en bas des rochers, ces fontaines ? Des pierres, des roches, des racines d’arbres, voudraient les arrêter : vois cependant, elles passent à travers et se rejoignent en un bassin. Ainsi les nôtres, se précipitant, percèrent les rangs ennemis, et se groupèrent autour de leur chef, jurant, malgré leur petit nombre et avec l’aide de Dieu, de vaincre ou de mourir ! » Les Suisses reviennent à la charge onze fois de suite, toujours ramenés vers le rocher, toujours inébranlables comme lui. Enfin, avec le secours de trente braves du pays de Schwyz, ils se jettent sur les Autrichiens comme une montagne qui s’écroule, et la bataille est gagnée. Que nous préférons à ces lieux-communs le libre mouvement de la ballade !


« Tour à tour ils s’élancèrent sur l’ennemi, ou plièrent écrasés ; plusieurs succombaient, hélas ! les autres continuaient une lutte désespérée.

« De nouveau ils s’avancèrent, durent céder et se replièrent sur le Rüti. L’ennemi venait toujours sur eux, les enveloppant, ne leur laissant ni relâche, ni repos. Alors cette petite troupe recommença le combat, et accabla de nombreux ennemis sous les quartiers de roche.

« Les pierres retentissaient sur les morions, et le bruit en était répété par les montagnes. On vit de toutes parts courir aux pierres ; toutes les mains en étaient pleines. La pierre prit alors la parole, elle se mit à siffler, si bien que les chevaliers en perdirent la langue et les oreilles. »


Voilà bien une guerre de montagnes et un combat de paysans ; on comprend que l’issue de la bataille ait été suspendue ; mais ce qui suit l’explique mieux encore. Le petit renfort de Schwyz apparaît ; c’est assez pour que les Autrichiens croient à la présence d’une seconde armée. Des cris nouveaux, d’autres bannières, s’annoncent au sommet d’une montagne : ainsi se décident et s’achèvent les victoires de la liberté suisse.


« Alors, au milieu du combat, parurent comme un éclair trente braves soldats de la fidèle Schwyz ; alors l’inquiétude s’empara de ces hommes vantards, et ils s’écrièrent : Sauve qui peut ! Ils fuirent le long de la Linth jusqu’aux joncs de la plaine !

« Au pont de Wesen, un bon coup à boire les attendait ; le pont se brisa et bien des chevaliers plongèrent. Ceux qui ne plongèrent point là, ceux qui n’en eurent que jusqu’au mufle, burent dans la Limmat et furent noyés dans le lac. »


Les chevaliers demandent grâce, ils offrent de l’or, on ne les écoute pas ; c’est une tuerie générale. Une fois la bataille terminée, on compte les cadavres sur le champ de Naefels ; la ballade n’exprime qu’un regret, celui de ne pouvoir compter ceux qui sont au fond de la rivière et du lac.

On pense bien que le poète de Zurich tire un voile sur ces atrocités ; mais ce qu’on ne peut imaginer à moins de l’avoir lu, c’est le romanesque dénoûment de la pastorale de Gessner. Le vieillard raconte qu’au milieu du combat, ayant été foulé aux pieds par un cheval, il a eu une jambe brisée. Un de ses compagnons le charge sur son épaule et le confie à un bon religieux qui est en oraison là tout exprès pour le recevoir. Il se trouve que le jeune chevrier qui entend le récit est le fils du compagnon d’armes qui a sauvé le blessé. Explication touchante et reconnaissance, suivie d’un mariage entre le chevrier et la fille du bon vieillard. Tous les détails de l’églogue sont ainsi justifiés, même la jambe de bois, laquelle seule manquait pour rendre la ressemblance frappante entre le vieux combattant de Naefels et un brave sergent de la garde suisse blessé à Fontenoy ou à Raucoux.


II. — LA GRANDE NATIONALITE ALLEMANDE.

Nous avons trouvé dans les ballades historiques les échos des combats soutenus pour la liberté. Voici d’autres batailles plus rapprochées de nous par le temps, plus intéressantes peut-être, soit pas le bruit qu’elles ont fait dans l’histoire, soit par la nature des questions que la victoire y a tranchées. Ce sont encore des accens guerriers que nous allons entendre, des champs de baille nouveaux que nous devons parcourir avec le lecteur ; mais il ne s’agit plus seulement de liberté. Une nation s’est formée dans ces hautes vallées où les hommes dispersés se contentaient jusque-là, de leur indépendance personnelle. C’est à peine si dans le XIVe siècle ces populations de pâtres et de laboureurs se regardaient comme unies entre elles par un lien de famille ; elles n’avaient ni un drapeau commun, ni un cri national pour se rallier dans la mêlée, au milieu des sanglantes confusions, dans ces redoutables momens où le sort de tous dépend d’un patriotisme discipliné. À vous, confédérés ! voilà l’unique mot d’ordre qui retentit dans les dangers et que la chanson répète. Les Suisses, disaient déjà les Autrichiens et la noblesse qui embrassait leur cause ; mais ce nom dans leur bouche était une sorte d’injure adressée à la petitesse et à l’obscurité de ces cantons groupés derrière le modeste état de Schwyz, qui avait tant fait parler de lui dans les premières luttes de la liberté. Zurich, très autrichienne alors et très acharnée contre ses voisins de Schwyz, contribua beaucoup à mettre ce nom en circulation vers le milieu du XVe siècle. Notre Philippe de Comines, qui traita souvent avec les Suisses au nom de son maître Louis XI, les désigne encore sous le titre des vieilles ligues allemandes. « Quatre villes, dit-il, Berne, Lucerne, Fribourg, Zurich, et leurs cantons, qui sont leurs montagnes. Suisse en est un, qui n’est qu’un village. J’en ay veu de ce village un, estant ambassadeur avec autres, en bien humble habillement, qui néantmoins disoit comme les autres son advis. » Le rameau suisse tenait donc encore au grand, arbre germanique par l’origine, par la langue, par une soumission de respect et de tradition, sinon de fait, au saint-empire allemand. Nous approchons du moment où le rameau se détache et devient arbre à son tour, où la dénomination méprisante devient le nom glorieux de la patrie. Les chants dont nous allons présenter une analyse ont ce mérite de nous apprendre comment s’élève une nationalité. Jusqu’ici le peuple helvétique a secoué le joug des ducs d’Autriche sans rompre avec l’empire. Dans ses combats contre Charles le Téméraire, avec le secours des populations de sa race et de sa langue, il va repousser la domination d’une race française et défendre sa nationalité originelle. Dans ses combats contre l’empereur Maximilien, il se sépare de l’Allemagne et fonde la nationalité suisse.

C’est dans ses montagnes les plus hautes que nous avons vu naître et se former ce peuple de pionniers et de pâtres. Il a défendu sa liberté là où ses vallées deviennent plus larges, sur un plan moins élevé, mais d’un abord encore bien difficile. Descendons un étage de plus. Les champs de bataille où nous allons le suivre sont dispersés sur ses frontières, depuis le lac de Neufchâtel jusqu’à celui de Constance. Jean-Jacques Rousseau, dans une lettre au maréchal de Luxembourg, compare la Suisse entière à une grande ville où les maisons seraient dispersées, et dont le canton de Neufchâtel à l’est et celui de Saint-Gall à l’ouest seraient les faubourgs. La Suisse a mis deux siècles à chasser l’ennemi du cœur de sa citadelle jusqu’à ses faubourgs, qu’elle va désormais affranchir comme le reste.

La guerre contre Charles le Téméraire commença de ce côté du Jura, en Alsace et en Franche-Comté ; elle se continua de l’autre côté, sur les bords du lac de Neufchâtel. Quant à la bataille de Nancy, elle ne fut qu’une revanche prise chez l’ennemi et un achèvement de la victoire. Les chants historiques relatifs à cette guerre en suivent exactement les vicissitudes. On y trouve l’alliance des nations allemandes contre le Téméraire, le procès de Hagenbach, les combats de Héricourt et de Blamont, les batailles de Granson et de Morat, celle de Nancy, enfin le triomphe de la cause commune, qui est celle non-seulement de la Suisse, mais bien de tout l’empire allemand. La ligue allemande et suisse, à laquelle les historiens me semblent avoir accordé peu d’attention, est manifeste et vivante dans les chants populaires. Elle se forma et serra ses premiers nœuds autour de l’échafaud de Pierre de Hagenbach. Ce malheureux Hagenbach mourut si noblement que je soupçonne d’exagération la plupart des récits qui sont faits de ses crimes. Jean de Muller, Walter Scott, M. de Barante, tant de plumes aux riches couleurs, en ont fait de si monstrueux portraits, qu’il est malaisé d’obtenir pour lui quelque pitié. Ce qui est certain, c’est qu’il fut la bête noire des populations de langue allemande, qui lui comptèrent pour crime principal de les avoir voulu soumettre aux hommes de langue française. S’il n’était pas Français, comme on serait d’abord tenté de le croire en lisant Comines, qui l’appelle Archambauld[4], sa politique au milieu des populations du Rhin fut française à outrance, et il servit aveuglément les ambitieux desseins de son maître sur les différentes ligues allemandes.


« Ah ! pauvre bailli de Bourgogne, tu es prisonnier des soldats payés par toi !…

« Si tu avais toujours fait le bien, tu serais encore un digne gentilhomme dans les domaines de ton duc… »


Ainsi s’exprime une ballade qui rapporte les dernières pensées du serviteur de Charles dans les termes suivans :


« Et voulez-vous entendre quelles furent ses paroles lorsqu’il vit le grand tribunal ? — Faut-il que je monte ces degrés, disait-il, et que j’entende mon jugement ? Oh ! puissé-je être encore parmi les miens ! »


A Héricourt, à Pontarlier, à Blamont, la ligue allemande et suisse agit comme un seul corps, combattit comme un seul peuple. Une chanson sur le combat de Héricourt énumère les alliés qui firent la campagne contre les Bourguignons, contre leurs amis de la Savoie et contre les mercenaires de la Lombardie. On y voit les soldats de Strasbourg et de Schelestadt avec leur vêtement rouge, ceux de Colmar en rouge et bleu ; ceux de Kaisersberg portent tous également un même habit, Brisach et tout ce qui est entre Bâle et Strasbourg a aussi son uniforme. Le bleu et le blanc distinguent les hommes de Villingen en Souabe, ceux des villes de la Forêt-Noire portent le noir costume que nous leur voyons encore les jours de fête, costume allégorique et national ; les hommes blancs et verts sont venus de Lindau, de l’autre côté du lac de Constance. Meinstett, Rothwyl, Schaffhouse, qui n’était pas encore Suisse, Constance, Ravensburg, nombre de villes de Souabe et d’autres provinces figurent dans les rangs. Toute la Suisse et une bonne partie de l’Allemagne sont venues au rendez-vous contre le duc welsche. Welsche signifie étranger parlant une langue que nul ne comprend. L’empire, la chrétienté même, pour les peuples de l’autre côté du Rhin, c’était tout ce qui parlait l’allemand ; le reste était welsche. Or le reste était le voisin, c’est-à-dire le Gaulois ou Français, le Français de Bourgogne, de Franche-Comté, de Savoie, de Lorraine, de Picardie, d’Artois, de Belgique. Toutes ces provinces plus ou moins dans la main du Téméraire composaient déjà un empire occidental pour ce prince, qui avait dans ses armes un lion grimpant à une montagne. Déjà il y atteignait, et, désormais enfermés par lui, « nous n’aurions pu saillir que par mer, » dit Comines ; mais Louis XI, qui avait mis dans ses armoiries un cerf ailé, courait en effet comme un cerf le long de ce rempart où le Téméraire prétendait l’étouffer. Sans le combattre lui-même, il lui suscitait des guerres de tous côtés ; il semait l’argent, il nouait des alliances, il ourdit enfin la vaste conspiration du Rhin, de la Suisse et de l’Autriche, cette ligue allemande qui empêcha le lion de parvenir au sommet de la montagne.


« La ligue a été formée dans le secret et dans le silence ; plus d’un a été surpris qui n’en savait aucune nouvelle. »


Quant aux desseins de Charles, toute l’Allemagne, toute la Suisse, les avaient devinés. « La Bourgogne a fui, disait un poète après Granson. C’est pourquoi réjouis-toi, ô chrétienté, car tu étais perdue ! S’il avait vaincu, le saint-empire romain serait en ruine, le duc n’avait pas d’autre pensée. »


Et après la mort de Charles :


« Il s’estimait l’égal d’Alexandre, il prétendait soumettre à son joug tout, l’empire. Dieu a fait tourner son dessein à l’enseignement des hommes. La ligue est venue et l’a châtié. L’orgueil de Charles s’est vite évanoui dans la bataille. »


A Blamont, comme à Héricourt, la ligue est donc ferme et sincère, chevaliers et hommes du peuple combattent côte à côte. Et que dire de l’archiduc d’Autriche, qui a oublié ses éternels combats contre les Suisses ? L’habile et pénétrant Comines n’en revient pas ; ce lui est un motif de plus d’admirer le savoir-faire de Louis XI. Il a raison, et ce savoir-faire consista précisément à mieux juger que le Téméraire le parti que l’on pouvait tirer de ces masses allemandes mal unies, toutes rompues en morceaux, mais qui s’attiraient entre elles.


« Les vexations, dit la chanson de la paix éternelle avec l’Autriche, et les violences ont établi entre nous la communauté. Grands et petits dans les cités allemandes ont dit également : Plutôt que d’être Bourguignons, nous deviendrons Suisses et confédérés ! »


Plus de haines entre l’archiduc d’Autriche et les cantons ! Les ballades ne désignent plus ces fâcheux souvenirs que par les euphémismes les plus naïfs.


« Dignes confédérés, vous fîtes bien quelque peine autrefois au noble prince ; mais cela est bien oublié, tout à fait oublié, grâce à son extrême indulgence ! Vous êtes désormais la flèche dans laquelle il se confie, la base sur laquelle il veut bâtir. »


Toute la physionomie de cette armée bariolée qui n’avait de commun que la langue se retrouve dans les chants. Ses divers sentimens respirent à travers ces strophes et les enflamment. Et, par exemple, d’où venait que les Suisses étaient si redoutés quand la victoire commençait à pencher pour eux ? C’est qu’ils ne savaient pas encore faire de prisonniers, le commerce des grosses rançons leur était inconnu. Quel échange pouvait exister entre des chevaliers et des paysans révoltés ? Tous les combats pour eux finissaient donc par des tueries.


« Les téméraires de la grosse armée welsche furent terrifiés ; ils prirent la fuite en toute hâte, ils craignaient d’être égorgés… » Et deux strophes après :


« On fit des paquets de leurs vêtemens, puis on larda leur peau ; on les coupa, on les mit en pièces, ni plus ni moins que des herbes taillées menu. »


Avarice et férocité ! on ménage les habits, on met en pièces les corps ! Rien ne manque ici à la couleur nationale, pas même la grossière comparaison des fines herbes !

L’enthousiasme fut général tant qu’on fit la guerre de ce côté du Jura : les villes d’Alsace et les seigneurs d’Allemagne y allaient de franc jeu ; mais quand le danger fut de l’autre côté des montagnes, ils se montrèrent plus froids. Quand l’incendie fut chez leurs alliés, ils furent moins pressés de l’éteindre. Une ballade sur la bataille de Granson se plaint que l’Autriche dorme trop longtemps. Les oiseaux chantent, la ballade crie, mais l’Autriche ne fait pas mine de se réveiller. C’est que le puissant et opulent duc de Bourgogne lui avait fait espérer, ce qu’il avait promis d’ailleurs à bien d’autres, la main de sa fille. Il se faisait un jeu de combattre la jalousie par la cupidité, de diviser par l’appât de son héritage les ennemis que lui faisait sa richesse. Les cantons suisses ne pouvaient épouser Marie de Bourgogne. L’ours de Berne, le taureau d’Uri et la vache d’Unterwalden, ne se laissant pas apprivoiser par cette amorce, se trouvèrent un instant seuls à combattre en face du duc welsche. Ce fut à Granson. Heureusement leur bonne étoile, celle de la liberté, et l’orgueil aveugle du duc Charles furent leur salut. Leurs bonnes montagnes, qui avaient si souvent été leurs forteresses, leur donnèrent encore cette fois la victoire.

Le long du lac de Neufchâtel, le Jura forme des lignes parallèles, qui courent du sud-ouest au nord-est. Ces lieux sont remplis du souvenir de J.-J. Rousseau ; ces montagnes où se joua le sort de la Suisse, il les parcourut en tout sens. Dans la haute vallée par laquelle on avait attendu les Bourguignons, l’auteur de la Nouvelle Héloïse vit la chaîne de fer qui avait été rivée dans le rocher pour arrêter la cavalerie. La gorge profonde où il promenait ses rêveries, les Suisses l’avaient remontée deux cents ans avant lui pour tomber à l’improviste sur l’ennemi. Ces coteaux à travers lesquels ils descendirent et qui portaient sans doute déjà leurs beaux vignobles, ils ont fourni le vin que Saint-Preux aimait trop. De temps en temps, ces montagnes s’inclinent vers le lac : alors les collines tapissées de vignes, les montagnes étagées au-dessus, les bois qui forment en haut une belle chevelure, non plus sombre comme ailleurs, mais brillante et variée, se rapprochent des eaux et s’y reflètent, puis elles s’en écartent encore pour s’en rapprocher bientôt, et elles serrent de plus en plus près la nappe d’eau légèrement bleuâtre jusqu’au point où elles débordent du lac et le séparent de celui de Bienne. Ces étranglemens successifs donnent naissance à des enfoncemens resserrés de terrain où il n’y a d’autre issue que l’étroit chemin entre la montagne et les eaux. C’est là que le duc, plus que jamais téméraire, engagea sa brillante armée après avoir pris Granson. Les Suisses, fidèles à la stratégie de leurs aïeux, avaient contourné le lac du côté du nord, passant par les domaines du comte de Neufchâtel (car ce pays n’appartenait pas encore à la confédération) ; ils s’étaient glissés entre les montagnes comme des loups rôdant autour de leur victime. Ainsi logés, suivant l’expression de Comines, qui les connaissait bien, ils attendaient. Charles sortit du camp où il était en sûreté derrière ses remparts, ayant à droite le lac, à gauche le Jura, derrière lui des montagnes encore. Cette imprudence dut paraître aux Suisses un châtiment du ciel.


« La volonté de Dieu trancha bien vite la difficulté, dit une ballade ; les hommes de Bourgogne marchèrent en avant. N’eût été cette résolution, ils se seraient joués longtemps derrière leurs remparts de nos menaces et de nos coups.

« À ce moment, Dieu voulut que les nôtres descendissent dans la verte prairie pour tomber sur les Bourguignons, pour les frapper d’estoc et de taille. »


Cette prairie étroite est celle que l’on voit au-dessous de la Lance, une ancienne chartreuse près de Granson. L’avant-garde de Charles y fut prise comme dans un piège où elle ne pouvait se mouvoir ; elle se replia sur le reste de l’armée, qui se mit en déroute. Alors on entendit le taureau d’Uri, qui fit retentir dans les hauteurs ses mugissemens.


« Confédérés, voici Charles qui gémit et qui hurle ! Il a entendu le taureau qui beuglait en fondait sur ses soldats. — C’est toute la race des démons ! s’écria-t-il. Aussitôt cavaliers et fantassins se mirent à fuir en désordre. »


Ce beuglement d’Uri, qui fait tressaillir encore les échos de la postérité, Jean de Müller l’a fait passer de la ballade populaire dans tous les livres des historiens.

Une autre chanson plus prosaïque, mais non moins nationale, énumère le riche butin qui fut recueilli dans le camp de Bourgogne ; on y retrouve les armes, les canons, le sceau du prince, les couronnes de perles, les ostensoirs, les riches étoffes, que les villes de Suisse se partagèrent et qui sont dispersés dans les églises et Les musées du pays. Les diamans seuls ne figurent ni dans les chansons que nous parcourons, ni dans les trésors que l’on montre aux touristes : ils brillent au premier rang parmi les joyaux des cours de l’Europe. À cette époque, ni les soldats ni les poètes de la Suisse ne connaissaient les diamans.

Soit que la fille du Téméraire eût trop perdu de ses richesses, soit que la fortune et le nom de son père se fussent éclipsés dans ces étroites vallées d’où les messagers coururent dans toute l’Europe apporter de si étonnantes nouvelles, les Suisses ne se trouvèrent plus seuls. Ils étaient riches, ils étaient forts, ils avaient dispersé en un coup de main la plus belle armée qu’on eût vue dans les temps modernes. A Morat, les Suisses n’avaient que l’embarras de choisir parmi les alliés. Cette fois le duc remonta le même lac de Neufchâtel par la rive orientale, il alla se faire battre et détruire (car cette nouvelle défaite fut très sanglante) sur les bords du petit lac de Morat, au nord-est de celui de Neufchâtel. Le lac de Morat servit de sépulture à une partie de l’armée. Les Suisses y tuèrent des milliers de soldats bourguignons et lombards qui y avaient cherché un refuge, et qui, n’ayant que la tête hors de l’eau, imploraient un ennemi sans pitié.


« L’un, fuyait par en haut, l’autre par en bas ; on tua celui-ci dans les blés, celui-là dans les buissons. Quelques-uns coururent dans les bois, et ils n’étaient pas des cerfs, les autres dans le lac, et ils n’étaient pas des poissons : là ils purent abreuver leur soif.

« Ils s’y tenaient debout jusqu’au menton, et on les tirait comme des canards. On sauta en barque et l’on poussa sur eux pour les mettre à mort. L’eau verte en fut toute rouge ; rouges aussi étaient tous les bateaux. »


Le lac ne garda pas ses victimes ; les orages rejetèrent leurs ossemens, et c’est avec ces malheureux restes que les Suisses élevèrent le funèbre mausolée qu’une demi-brigade française détruisit en 1798 quand la république occupa la Suisse. Le malheureux duc avait presque aussi mal choisi son champ de bataille que la première fois. On raconte à Morat que le général Bonaparte, se rendant au congrès de Rastadt en 1797, dit à un jeune officier suisse avec lequel il visitait les lieux : « Si jamais nous livrons bataille ici, soyez persuadé que nous ne prendrons pas le lac pour retraite. »

Suisses et Allemands repassèrent le Jura et les Vosges, afin de porter le dernier coup au grand et puissant duc welsche, à ce Charles le Téméraire qui suscita contre lui le premier effort de la nationalité germanique. Les ballades suisses le suivent jusqu’à Nancy. Nous ne ferons pas comme elles ; nous resterons sur le sol helvétique, achevant cette ébauche des origines d’une nation, et interrogeant tour à. tour l’accent de la poésie populaire et l’aspect des lieux.


III. — LA PETITE NATIONALITE SUISSE.

La confédération n’avait désormais rien à craindre de la Bourgogne et de la Savoie. Plus de danger de ce côté, les gorges et les vallées du Jura cessaient d’être des portes ouvertes sur la Suisse : la destruction du grand duc Charles et l’alliance de la France les fermaient mieux que les chaînes de fer qui avaient servi à les barrer. Ayant assuré sa clôture de l’ouest et du midi, la Suisse va se retourner vers l’est et le nord. Ses voisins de ce côté, qui l’ont aidée à élever son mur contre les Welsches, ne tardent pas à lui fournir l’occasion de le prolonger entre elle et l’Allemagne. Elle les repousse partout où ils se présentent, et cette fois son rempart est terminé et complété sans le secours de personne, si ce n’est de la France, qui donne de l’argent et prête des armes.

Ici encore la vue des localités, comme l’accent des ballades, explique et anime les faits dont le sens et la vie échappent quelquefois dans les livres. On a vu que le sentiment national allemand ne combattait pas avec moins d’énergie que l’amour de la liberté à Granson et à Morat ; si les historiens n’ont montré dans ces journées fameuses que la lutte idéale et classique d’un peuple pauvre et républicain contre la tyrannie, c’est que les idées de leur temps ont altéré pour eux la physionomie de ces anciens combats. La dernière guerre des Suisses contre l’Autriche, dont nous allons nous occuper, a eu le même sort. Les livres en ont effacé le caractère, mais les chansons en raniment et rafraîchissent les vraies couleurs. Elles nous jettent dans la mêlée des batailles, où nous distinguons les cris opposés de deux peuples différens ; elles nous font assister au déchirement définitif qui sépare la petite nation de la grande. « Je suis un vieillard du pays des Grisons, et je veux vous dire une chanson sur le roi des Romains, qui est venu prêter main-forte à nos ennemis ; il reprit les anciennes menées de sa maison pour mettre les Suisses en captivité. Il avait entendu cette leçon de son aïeul ; son père lui avait toujours répété qu’il devait, tant qu’il serait dans cette vie, employer les forces de son empire pour donner un maître à cette confédération. »

Tel est le début du Schwabenlied ou chant de la guerre de Souabe ; telle est aussi l’origine de la lutte suprême. Les confédérés se trouvaient sur le chemin de l’empereur Maximilien, ou plutôt du roi des Romains, car ce prince, qui était destiné à n’obtenir jamais que des demi-succès, ne put réussir à se rendre jusqu’à Rome pour y être couronné : il dut se contenter de recevoir la consécration et le diadème dans ses montagnes du Tyrol. Ses états héréditaires et ses feudataires d’Allemagne enfermaient la Suisse dans un arc immense dont il eût bien voulu rejoindre les extrémités. Comme le duc Charles, il nourrissait de grands desseins. Faire la guerre à la France, qui devenait tous les jours plus redoutable, repousser les Turcs, qui menaçaient Vienne, réclamer ses vieux droits périmés sur les cités d’Italie, établir l’ordre, l’obéissance et surtout des impôts en Allemagne, c’était une suite d’entreprises non moins vastes que celles du Téméraire ; mais, à la différence de celui-ci, il n’avait que des titres, des droits plus ou moins légitimes et point de ressources, une magnifique couronne, mais pas d’argent et pas de soldats. La Suisse tenait au saint-empire par un lien de respect plutôt que de nationalité ; il prétend la rattacher à la loi commune. La Suisse fournissait les meilleurs soldats ; il voulut les avoir pour l’accomplissement de ses projets. D’ailleurs ce pays sans chef et en apparence sans lois était d’un mauvais exemple au moment où l’empereur voulait se rendre le maître en Allemagne et remonter à son rang d’arbitre de l’Europe. Il commença donc par diviser l’empire en un certain nombre de cercles, et somma les cantons d’y prendre place. Il fit lever des impôts, et mit les confédérés en demeure de payer. Il favorisa l’établissement de la ligue de Souabe, et ordonna aux Suisses de s’y affilier. Il ne s’agissait plus d’hommages et de suzeraineté ; il s’agissait d’impôts, de redevances, de sujétion réelle. En consentant, les Suisses perdaient leur autonomie, puisque leur soumission à l’empire était jusque-là purement nominale ; en refusant, ils avaient la guerre, et, s’ils étaient battus, ce n’était pas seulement l’empereur, c’était l’archiduc d’Autriche qui était vainqueur : ils retombaient dans la condition de vassaux héréditaires, ils devenaient Souabes ou Tyroliens. Ou nation indépendante, ou sujets de l’Autriche, la question était ainsi posée ; ainsi l’entendaient leurs ennemis. Une chanson répétée par les lansquenets recommandait au prince d’exiger ses droits non d’empereur, mais d’archiduc. « Noble roi d’Autriche, dit-elle, laisse ton aigle s’envoler et prends ta queue de paon brillante, les paysans seront bientôt à tes pieds. »

Le paon et les paysans, voilà les adversaires. Le paon est l’oiseau de Junon, des impératrices, qui rappelle tant de mariages heureux pour la famille d’Habsbourg : tu, felix Austria, nube ; toi, heureuse Autriche, épouse, et c’est assez pour assurer ta grandeur. Le terme de paysans était dans la bouche des lansquenets et des Souabes une expression de mépris. Les Suisses s’appelaient eux-mêmes landmänner, hommes de la campagne ; leurs voisins leur donnaient le nom de bauern, travailleurs des champs, journaliers, c’est-à-dire misérables. Les bauern acceptèrent l’injure, comme plus tard les gueux de la Flandre, et ils plumèrent le paon orgueilleux. Leurs ennemis accumulaient contre eux les outrages. Dans une chanson sur la bataille de Dornach, les Allemands imitent le beuglement des vaches, et les Suisses irrités en tirent bonne vengeance. Ailleurs un lansquenet blessé insulte à ses vainqueurs en répétant le mugissement dérisoire, et ceux-ci lui font subir un affreux traitement, qui est réservé, disent-ils, aux mauvais taureaux. Toutes les bouffonneries, toutes les médisances grossières ou infâmes que les Zuricois avaient autrefois dirigées contre les bons amis des vaches sont renouvelées par les Souabes et les Autrichiens. La haine entre jusque dans l’église et travestit la religion des deux partis. « Tout un village de Souabe, dit le Schwabenlied, a pris un nouveau crucifix ; il l’a baptisé et il lui a parlé ainsi : Tu es un Dieu nouveau, soutiens notre cause, bats l’ennemi et fais fuir les Suisses. » Et le poète ajoute qu’il en peut venir de ces Christs nouveaux tant qu’on voudra, pourvu que la Suisse ait pour elle l’ancien et le véritable. La croix blanche était le signe de ralliement de ses concitoyens, la rouge celle des Souabes. Tantôt ils blasphémaient à l’envi contre la sainte image quand elle portait la couleur ennemie, tantôt ils en changeaient la couleur. Il arriva aux Souabes de menacer non-seulement les Suisses, mais le Dieu que ceux-ci invoquaient ; ils prétendaient allumer un tel incendie dans le pays des ignobles paysans que leur vieux Dieu, der alte Gott, quand même il serait assis sur l’arc-en-ciel, aurait les yeux aveuglés par la fumée et les pieds tellement incommodés de la flamme qu’il serait contraint de les tirer à lui. Souabes et Suisses formaient deux ligues, l’une des villes, l’autre des campagnes, et la haine qu’ils se portaient était si visible qu’elle a été remarquée par Comines[5]. Cette haine, Maximilien la mit à profit. « Il s’avisa d’un moyen, dit la chanson, et forma une ligue avec l’empire et avec les villes de Souabe ; on promit aux soldats une forte paie, on promit de l’or, de l’argent et de bons lits. » Tout ce qui devait hommage à l’empereur envoya son contingent, ce fut toute l’Allemagne soulevée contre des paysans qu’on appelait des sauvages et des impies. « Les princes, dit la ballade de Schwaderloch, ont marché impétueux et menaçans contre le pays des Suisses. Ils se sont donné rendez-vous à Constance. » Ces princes sont le duc de Bavière, le margrave de Brandebourgs le comte de Wurtemberg. Autrichiens, Hongrois, Danois, Polonais, Bohémiens, Westphaliens, Hessois, sont à leur suite. Parmi les pays libres, le Schwabenlied prend à partie la ligue des casaques ou de la Souabe, le Hegau, dans la vallée septentrionale du Rhin, Constance, le Wallgau, au sud du Bodensee, et la ville libre de Strasbourg. « O Strasbourg, dit-il, ta bannière sera suspendue à Zurich, à ton grand déplaisir. Si tu es encore tentée de faire la guerre à la Suisse, aie soin de fondre d’aussi bons canons pour les occasions prochaines. » Une chanson de Dornach parle de Colmar et du pays de Westericb, qui est le territoire situé entre la Moselle et le Rhin ; elle y ajoute toute l’Alsace et tout le Brisgau. C’était donc la grande nation qui voulait absorber la petite, et cette fois encore, grâce à ses montagnes et à ses lacs, la petite put résister et maintenir pour toujours son indépendance.

Du côté de l’est, la Suisse présente l’aspect d’une vaste forteresse dont le Rhin, qui la contourne, est le fossé ; le Bodensee ou lac de Constance en est la douve la plus large. En-deçà de cette ligne d’eaux sont les dernières pentes des montagnes, souvent abruptes et perpendiculaires comme des bastions avancés, en quelques endroits douces et fuyantes comme des remblais de terre. Traversez le gigantesque fossé et retournez-vous, la Suisse tout entière semble se dresser devant vos yeux, défiante de l’étranger, menaçante et irritée avec son couronnement de glaciers. Telle elle dut apparaître aux Allemands du saint-empire, au moins après que six mois de défaites leur eurent appris de quels courages opiniâtres elle disposait pour sa défense. En face et de l’autre côté de l’eau, le pays s’étend et se déploie, cachant dans des plis relativement peu accentués les villes, les clochers, les cultures, les accidens insignifians d’une vie uniforme, celle des peuples qui se sont donné des maîtres pour protéger leur travail et garantir leurs richesses. Ici finit la Suisse républicaine et agricole, là commence l’Allemagne industrieuse et monarchique. Ici se sont livrés les premiers combats, les plus poétiques aussi, parce que la lutte s’y engage dans les défilés des montagnes, dans les gués des rivières, et que les hommes s’y prennent corps à corps. C’est au nord, du côté de Constance et de Bâle, que se livrent les batailles définitives. La scène y change complètement. Devant Constance, le pays est ouvert, c’est la Suisse plate : point de gorges impénétrables, point de torrens ni de rochers à pic, mais de beaux horizons, des campagnes en longues perspectives, tout ce qui invite un ennemi et rien de ce qui l’arrête. L’Allemagne possède ici l’avantage du terrain ; elle a pour elle les hauteurs de la Souabe montagneuse, qui forcent le Rhin à se tourner vers l’occident, et la ville impériale de Constance, rendez-vous naturel des seigneurs et chevaliers. Aussi la Suisse y fait-elle bonne garde ; sur ce point, des postes avancés veillent toujours. Reste la vallée de Bâle, par où elle attend l’Alsace et la Lorraine allemande. Ainsi préparée, elle ne se laisse entamer nulle part ; pour continuer l’image déjà employée, la lutte a lieu à l’extrémité même des faubourgs.

Le Schwabenlied, autrement appelé der graue Greis, le Vieillard grison, est la ballade guerrière la plus célèbre de la Suisse, celle dont les copies sont le plus répandues, et cette circonstance prouve l’importance du rôle qu’elle a joué dans l’histoire de la confédération. Elle est un résumé complet de la guerre de Souabe, crise suprême de la nationalité (1499). « L’ennemi s’avança jusqu’à Luziensteig ; mais la ligue grisonne eut bientôt chassé ces pauvres fous, et celui qui n’y perdit pas la vie perdit au moins ses souliers dans le torrent et dans le marais de Balzers. » Entre le Fläscherberg et le Falkniss, semblables à deux sentinelles, Luziensteig, ou le sentier de Sainte-Lucie, défend l’entrée des Grisons ; encore de nos jours il est fortifié, et les descendans des héros du Schwabenlied y font l’exercice en automne. Aujourd’hui l’on y boit du vin digne de faire déjà honneur au Rhin, qui court dans la profonde vallée, et l’on y monte pour admirer un magnifique point de vue. Au nord-ouest, on voit se dresser la longue chaîne dentelée des Churfürsten, au nombre de sept, tous debout au nord du lac de Wallen-See, comme les sept princes électeurs du saint-empire, à l’ouest la grisâtre pyramide du Falkniss, au midi les cimes glacées de la Scesaplana, dans les Grisons. Il y a trois cent soixante-neuf ans, les montagnards précipitaient lansquenets et confédérés souabes de ces hauteurs au milieu des neiges. On était en février. Le froid n’arrêtait pas ces natures de fer. Sept jours après, ils traversaient le Rhin à gué, et s’arrêtaient au milieu du fleuve pour attendre leurs amis attardés. Plutôt que de rebrousser chemin devant les Souabes, ils restèrent deux heures au milieu du Rhin, ayant de l’eau jusqu’à la poitrine, écartant avec leurs piques les glaçons que le fleuve charriait contre eux. La vengeance, non moins que la victoire, entretenait en eux la flamme.


« Vos cris et vos hurlemens, ô Souabes, à Fussach comme à Hard, ne les ont pas trouvés tendres. Ils ne vous laissaient pas respirer, n’est-il pas vrai ? Vous voilà bien punis d’avoir crié si fort ! »


Toujours les cris des vaches, toujours la même insulte, qui mettait les Suisses hors d’eux-mêmes. La plupart des Souabes ne les connaissaient que sous le nom de paysans ou d’autres noms de fantaisie dont le même animal faisait toujours les frais. Un fuyard tiré de Sa cachette implora leur clémence en les appelant mes bons, mes chers Kuhmäuler, museaux de vaches. Le nom même des Suisses n’existait pas : ils étaient en train de le conquérir les armes à la main.


« Il y a près de Hard un fossé profond ; c’est là qu’on baptisait les Souabes. Ils y étaient couchés avec des cris, avec des lamentations !… Tandis qu’on les baptisait à la mode suisse, avec l’ours de Berne pour parrain, on les entendait hurler : Ah ! quels méchans paysans ! »


Le lendemain, comme les vainqueurs n’avaient plus de souliers, ils s’en procuraient sur leurs victimes. Ils les tiraient de la glace et leur coupaient les pieds pour les faire dégeler et se chausser à neuf.

La guerre reprend une nouvelle activité au mois d’avril 1499 : le Schwabenlied nous transporte au nord, du côté de Constance. C’est le point faible ; les ennemis ont surpris le poste suisse à Ermattingen, sur une pointe avancée du lac.


« Constance, tu es pleine de finesse ; on t’a dit que le mois de mai ne fleurissait pas encore, que l’herbe n’était pas bien haute. Aussi tout ton monde de soldats n’est-il pas allé plus loin qu’Ermattingen, il ne s’est pas risqué en rase campagne avec les grossiers paysans.

« Et pourtant tu ne nous a pas échappé ; les paysans sont maîtres de tés canons. Ils t’ont dépouillée de tes beaux habits, ils ont fait danser à treize cents des tiens la danse des morts ! »


Une autre ballade raconte en détail la surprise d’Ermattingen et le combat du Schwaderloch. Elle dit comment cavaliers et lansquenets vinrent à grand bruit de chevaux et de tambours chercher les Suisses dans la plaine, comment ceux-ci, cachés par un bois, les tournèrent en silence, les prirent au milieu de leurs bagages, les poursuivirent, les culbutèrent dans le Bodensee, les mirent en pièces jusque sous les murs de Constance, qui parvint à peine à fermer ses portes. C’est l’auteur de cette ballade qui, après avoir achevé les fuyards dans les joncs du lac, se promet, comme nous l’avons dit plus haut, de revenir à la charge avec ces Souabes détestés. L’occasion ne se fit pas attendre. A neuf jours de là fut livrée la bataille de Frastenz, dans la même vallée du Rhin où la guerre avait commencé.


« Devant Frastenz, au pied du Lanzengast, ces beaux fils ont tiré trop haut par peur. La place était bonne, bonnes aussi leurs munitions : rien que le courage suisse n’a pu les détruire en si peu de temps.

« Ils parlaient comme à l’auberge, devant les pots. Apporte du vin ! Verse à boire ! Je veux boire et m’enivrer ! Les Suisses sont une troupe de lâches, je tiens tête à trois d’entre eux, même armés de leurs mauvais petits sabres !

« Ils criaient sur la montagne : Juhei ! Ahei ! Alors vint le taureau suisse, et il fit si bien de ses cornes, que tous allèrent sauter dans le Rhin ; tous les gobelets furent pleins, tous les hommes en eurent à discrétion.

« C’était le samedi. Les gens de Feldkirch regardèrent à l’eau et s’écrièrent : Voilà qui est merveilleux ! Ce doit être autant de confédérés que l’on aperçoit dans la rivière, réjouissons-nous !

« On les tira, on les regarda. Grand Dieu ! ils sont amenés l’un après l’autre, et ils portent tous la croix rouge ! Il n’y a que des nôtres, Dieu du ciel ! rien que de nos soldats que le taureau d’Uri a traités de la sorte ! »


L’empereur avait soutenu tous ceux qui combattaient contre les Suisses ; il avait convoqué ses chevaliers, envoyé ses généraux, ses reîtres, ses lansquenets ; cependant il se voyait battu sur tous les points. Quoiqu’il fût occupé de ses préparatifs contre les Turcs, il écrivit de Fribourg en Brisgau à tous les états de l’empire. Il leur rappela le soulèvement des cantons primitifs contre les ducs d’Autriche, les sermens illégitimes par lesquels ils s’étaient confédérés, la rupture des liens qui rattachaient le pays à ses souverains, la noblesse obligée de choisir entre l’exil ou l’accession, à leur ligue coupable. Aujourd’hui ces confédérés, pires que des Turcs et des païens, contrairement à toutes les lois, pénètrent dans l’empire, étendent leur confédération monstrueuse ; chose affreuse à entendre, des membres du saint-empire romain combattent dans les rangs de ces paysans insolens et impies, aussi dépourvus de vertus que de titres de noblesse ! La chrétienté se couvre de honte, l’honneur de la nation allemande est outragé ! Pour châtier une pareille arrogance, l’empereur annonce qu’il se propose de combattre en personne ces misérables, et il convoque à cet effet les princes, comtes et villes de l’empire.

« Dans l’Engadine ! dans l’Engadine ! s’écrie ici le Schwabenlied, le combat recommença avant les six semaines. » En effet, le 22 mai, les Grisons et les Suisses s’emparaient d’un camp retranché à Malserhaïde, dans une gorge du Tyrol, à l’embouchure de l’Adige. C’était le pays des serviteurs fidèles, des soldats dévoués des Habsbourg. Maximilien, chassant le chamois, se plaisait à courir sur leurs montagnes, à y faire admirer sa hardiesse, son agilité : aujourd’hui encore les étroites vallées du Tyrol sont remplies de son souvenir. Ç’a été la destinée de cette maison de contenir chacun des peuples soumis à son empire par quelque autre qui en était le voisin et l’ennemi naturel. Ne semble-t-il pas qu’en expiation de ce passé fatal elle soit condamnée à relier, sous peine d’anéantissement, ce qu’elle a toujours divisé autrefois ? Les Grisons étaient donc les ennemis des Tyroliens. Le bouquetin ou boue sauvage, emblème des premiers, n’était jamais en paix avec la corneille, signe de ralliement des seconds. Une ballade sur le combat de Malserhaïde contient des strophes curieuses sur ces symboles d’inimitié.


« Le noble bouquetin, quand il vit des étrangers chez lui : 0 corneille, dit-il, est-ce que j’ai fait quelque dégât dans ton nid ? Jamais ton arrivée n’est d’un bon présage, je saurai châtier ton insolence…

« Et le bouquetin donna la chasse à la corneille dans la forêt. — Corneille, tu ne pourras m’échapper cette fois, tu paieras pour tout ce que j’ai souffert, et je te ferai tant de mal que ce bois et cette prairie en seront rouges de sang.

« Elle s’envola à travers la forêt, lissant de son mieux son plumage ; mais on pluma si bien le vieil oiseau, on tira, on éplucha si bien sa queue qu’elle en perdit toutes ses plumes : jamais elle ne s’était trouvée à pareille danse.

« O corneille, tu résistes en vain, on te lavera dans ton sang jusqu’à la chemise ; tu seras peignée et démêlée avec nos piques. Tu connaîtras désormais les paysans de la ligue grisonne ! »


Le bouquetin désormais fit alliance offensive et défensive avec le bœuf d’Uri et la vache d’Unterwalden. Remarquez qu’aucun lien de parenté ne les unissait : les Grisons, nation hybride, se composent d’Allemands, d’Italiens et surtout de Romanches, fond principal de la vieille Rhétie. Le bouquetin parle plusieurs langues ; et l’auteur de la ballade de Malserhaïde nous avertit qu’il chante ses strophes en pays welsche comme en pays allemand. Déjà la Suisse n’était plus allemande.

C’est à Dornach, près de Bâle, le 22 juillet 1499, que se termine la guerre de Souabe avec notre dernière tournée. Quand on va de Liestal à Dornach en traversant un pays plantureux d’herbages et de vergers, on rencontre le village de Gempen dans une de ces pâtures un peu hautes qu’on appelle dans le pays haiden. Là s’arrêtèrent les confédérés, qui, appelés au secours par leurs amis de Dornach et avertis que les ennemis n’étaient pas sur leurs gardes, avaient quitté Liestal, où ils étaient chargés de défendre l’entrée de l’Argovie et de garder pour ainsi dire le seuil de la Suisse. Si vous montez sur l’un des rochers crénelés de la Schartenflue, qui est tout auprès, ainsi que le firent les chefs de cette troupe, vous voyez devant vous, comme ils virent eux-mêmes, une vaste prairie qui s’étend de Dornach à Arlesheim, un admirable champ de bataille pour y vider la querelle de deux nations. Tous les combats qui ont décidé de la nationalité des Suisses se ressemblent : toujours c’est un ennemi qui ne connaît pas ou qui dédaigne les dangers du terrain, toujours ce sont des confédérés qui s’approchent des étrangers sans en être aperçus, se logent dans son voisinage, suivant l’expression de Comines, grimpent le long de quelque hauteur et tournent l’ennemi ; toujours enfin il y a derrière celui-ci un lac ou une rivière dans lesquels ils le culbutent ; les belles eaux limpides de ce pays ont régulièrement servi de tombe à tous ceux qui ont voulu l’asservir. Ici c’était la rivière de la Birs, qui avait déjà quelques lieues plus bas servi de témoin à la bataille de Saint-Jacques, d’où Louis XI s’était retiré humilié et réellement battu, quoique vainqueur. Ce jour-là, comme les Bourguignons à Granson. L’armée allemande, croyant les Suisses bien loin, se livrait à toutes les fantaisies du soldat en goguette. Une chanson parle des cuisines que l’on voyait établies çà et là, des marmites que les valets écumaient, d’un cuisinier même qui est surpris par le combat et qui s’écrie : « Malheur ! malheur ! je ne ferai plus le dîner du lansquenet, je n’ai pas même haché mes herbes… Il n’avait pas fini de parler qu’on lui sala pour tout jamais son souper. » Comme à Granson, les Suisses marchent au combat en silence, à pas de loup, passant sous des bouquets de bois et sous les vergers, pliant le genou dans le chemin creux pour faire leur prière, tandis qu’ils entendent les éclats de rire et les cris de joie qui retentissent chez leurs ennemis les Souabes. Comme à Granson enfin, l’alphorn au milieu de la bataille encore indécise annonce l’arrivée des cantons forestiers : les Suisses reprennent force et courage, les ennemis à ces sons redoutables lâchent pied, la déroute commence, le succès de la journée n’est plus douteux.

Dans cette bataille de Dornach, la Suisse est définitivement délivrée des lansquenets, des reîtres, des seigneurs plus ou moins pillards. De nouveaux cantons de langue allemande ou française deviennent des confédérés ; la Suisse est maîtresse chez elle et ferme sa porte. Suivant une expression de notre temps, la Suisse était faite. Bâle fut admise dans la confédération, et il fut remarqué qu’à l’entrée des députés des cantons la jeunesse de la ville cria : « Ohé la Suisse ! » Ce nom, pour désigner le pays, était nouveau, et parmi les ballades que nous avons lues, c’est dans le Schwabenlied qu’on le rencontre pour la première fois. Une nation nouvelle était créée, libre, fière et sans crainte pour son avenir, k partir de ce jour, Bâle, comme si elle n’avait plus rien à redouter, ouvrit ses portes, et mit à la place de ses gardes une vieille femme avec sa quenouille pour demander le péage.

Le plaisir est quelquefois, suivant un mot de Byron, le plus sérieux des moralistes, et l’idylle cache le drame. Sous les apparences de bonheur inaltérable que présente ce pays, nous avons retrouvé la faim, la pauvreté, la guerre, les passions avides ou sanguinaires du passé. L’avenir sera-t-il un âge d’or, et les choses humaines sont-elles destinées à perdre leur côté obscur et triste ? Ne nous flattons pas. Ce ne sont pas seulement les avalanches ou les chutes de montagnes qui menacent ce beau pays. Il aura toujours, comme, ses voisins, comme nous tous, à suivre l’exemple des aïeux, à maintenir l’héritage de la nationalité. Nous le parcourions dans cette redoutable année 1866, et il nous semblait que nous entendions gronder la tragédie sous l’églogue. La nation était émue : les bruits d’annexion couraient de toutes parts. Un instant la Suisse a eu peur de la France : on parlait du retour des Welsches, non plus dans des ballades, mais dans les journaux. Bientôt, comme au XVe siècle, on se retourna vers l’Allemagne. Les griefs contre nous avaient changé : on nous accusait d’avoir livré l’Autriche. Chose imprévue, l’Autriche n’avait que des partisans parmi les petits-fils de Guillaume Tell : le paon et le taureau étaient réconciliés, les journaux du XIXe siècle étaient en complet désaccord avec les ballades du XVe. Au fond, le sentiment était le même, et la Suisse indépendante de nos vieux poètes se retrouvait. Bon gré, mal gré, nous partagions ces inquiétudes : qui pouvait dire si cette contrée, chef-d’œuvre de la nature et du travail humain, n’allait pas être violée, ensanglantée, si ce peuple tranquille n’allait pas être victime des excès de la force ? Ces craintes, grâce à Dieu, se sont trouvées vaines. Puisse l’Helvétie, durant de longues années, continuer, d’être le terrain neutre du repos et de la paix ! Puisse également, si ce retour sur notre pays nous est permis, puisse la France actuelle n’être pas plus mal inspirée que celle de Louis XI et même de Louis XII !


LOUIS ETIENNE.

  1. Voyez la Revue du 15 août.
  2. Nous avons déjà vu que le paon était l’emblème de L’Autriche.
  3. Ce sont les propres paroles de Léopold : « Dans, sur et parmi mon bien. »
  4. Des lettres patentes de 1472 l’appellent également Archambauld, en y ajoutant le surnom de Boute-Feu. — Archives historiques du département de l’Aube, citées dans la Biographie générale de Firmin Didot, article Hagenbach.
  5. Mémoires, liv. VIII, chap. 21.