La Surprise de l’amour/Acte I

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Théâtre, volume I, Texte établi par Émile Faguet, Nelson (p. 57-91).
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ACTE PREMIER


Scène première

PIERRE, JACQUELINE.
Pierre.

Tiens, Jacquelaine, t’as une himeur qui me fâche. Pargué ! encore faut-il dire queuque parole d’amiquié aux gens.

Jacqueline.

Mais qu’est-ce qu’il te faut donc ? Tu me veux pour ta femme ; eh bian ! est-ce que je recule à cela ?

Pierre.

Bon ! qu’est-ce que ça dit ? Est-ce que toutes les filles n’aimont pas à devenir la femme d’un homme ?

Jacqueline.

Tredame ! c’est donc un oisiau bien rare qu’un homme pour en être si envieuse ?

Pierre.

Eh ! la, la, je parle en discourant ; je savons bian que l’oisiau n’est pas rare ; mais quand une fille est grande, alle a la fantaisie d’en avoir un, et il n’y a pas de mal à ça, Jacquelaine ; car ça est vrai, et tu n’iras pas là contre.

Jacqueline.

Acoute ; n’ons-je pas d’autre amoureux que toi ? Est-ce que Blaise et le gros Colas ne sont pas affolés de moi tous deux ? Est-ce qu’ils ne sont pas des hommes aussi bian que toi ?

Pierre.

Eh mais ! je pense qu’oui.

Jacqueline.

Eh bian ! butor, je te baille la parfarence. Qu’as-tu à dire à ça ?

Pierre.

C’est que tu m’aimes mieux qu’eux tant seulement ; mais si je ne te prenais pas, moi, ça te fâcherait-il ?

Jacqueline.

Oh ! dame, t’en veux trop savoir.

Pierre.

Eh ! morguienne ! voilà le tu autem ; je veux de l’amiquié pour la parsonne de moi tout seul. Quand tout le village vianrait te dire : « Jacquelaine, épouse-moi » ; je voudrais que tu fisses bravement la grimace à tout le village, et que tu lui disis : « Nennin-da, je veux être la femme de Piarre, et pis c’est tout ». Pour ce qui est d’en cas de moi, si j’allais être un parfide, je voudrais que tu te fâchisses rudement, et que t’en pleurisse tout ton soûl ; et velà, margué ! ce qu’en appelle aimer le monde. Tians, moi qui te parle, si t’allais me changer, il n’y aurait pu de çarvelle cheux moi ; c’est de l’amiquié que ça. Tatigué ! que je serais content si tu pouvois itou devenir folle ! Ah ! que ça serait touchant ! Ma pauvre Jacquelaine, dis-moi queuque mot qui me fasse comprendre que tu pardrais un petit brin l’esprit.

Jacqueline.

Va, va, Piarre, je ne dis rian ; mais je n’en pense pas moins.

Pierre.

Et penses-tu que tu m’aimes, par hasard ? Dis-moi oui ou non.

Jacqueline.

Devine lequel.

Pierre.

Regarde-moi entre deux yeux. Tu ris, tout comme si tu disais oui. Eh ! eh ! eh ! qu’en dis-tu ?

Jacqueline.

Eh ! je dis franchement que je serais bian empêchée de ne pas t’aimer ; car t’es bien agriable.

Pierre.

Eh ! jarni ! velà dire les mots et les paroles.

Jacqueline.

Je t’ai toujours trouvé une bonne philosomie d’homme. Tu m’as fait l’amour, et franchement ça m’a fait plaisir ; mais l’honneur des filles les empêche de parler. Après ça, ma tante disait toujours qu’un amant, c’est comme un homme qui a faim : pus il a faim, et pus il a envie de manger ; pus un homme a de peine après une fille, et pus il l’aime.

Pierre.

Parsanguenne ! il faut que ta tante ait dit vrai ; car je meurs de faim, je t’en avertis, Jacquelaine.

Jacqueline.

Tant mieux ! je t’aime de cette himeur-là, pourvu qu’alle dure ; mais j’ai bian peur que M. Lélio, mon maître, ne consente pas à noute mariage, et qu’il ne me boute hors de chez li, quand il saura que je t’aime ; car il nous a dit qu’il ne voulait point voir d’amourette parmi nous.

Pierre.

Et pourquoi donc ça ? Est-ce qu’il y a du mal à aimer son prochain ? Eh ! morgué ! je m’en vas lui gager, moi, que ça se pratique chez les Turcs ; et si, ils sont bien méchants.

Jacqueline.

Oh ! c’est pis qu’un Turc. À cause d’une dame de Paris qui l’aimait beaucoup, et qui li a tourné casaque pour un autre galant plus mal bâti que li, noute monsieur a fait du tapage. Il li a dit qu’alle devait être honteuse ; alle lui a dit qu’alle ne voulait pas l’être. « Eh ! voilà bian de quoi ! » ç’a-t-elle fait. Et pis des injures : « Vous êtes une indeigne… Et voyez donc cet impertinent !… Et je me vengerai… Et moi, je m’en gausse… » Tant y a qu’à la parfin alle li a farmé la porte sus le nez. Li, qui est glorieux, a pris ça en mal, et il est venu ici pour vivre en harmite, en philosophe ; car velà comme il dit. Et depuis ce temps, quand il entend parler d’amour, il semble qu’en l’écorche comme une anguille. Son valet Arlequin fait itou le dégoûté. Quand il voit une fille à droite, ce drôle de corps se baille les airs d’aller à gauche, à cause de queuque mijaurée de chambrière qui li a, à ce qu’il dit, vendu du noir.

Pierre.

Quien, véritablement, c’est une piquié que ça ; il n’y a pas de police ; on punit tous les jours de pauvres voleurs, et en laisse aller et venir les parfides. Mais velà ton maître, parle-li.

Jacqueline.

Non ; il a la face triste, c’est peut-être qu’il rêve aux femmes ; je sis d’avis que j’attende que ça soit passé. Va, va, il y a bonne espérance, pisque ta maîtresse est arrivée, et qu’alle a dit qu’alle li en parlerait.



Scène II

LÉLIO, ARLEQUIN, tous deux d’un air triste.
Lélio.

Le temps est sombre aujourd’hui.

Arlequin.

Ma foi, oui, il est aussi mélancolique que nous.

Lélio.

Oh ! on n’est pas toujours dans la même disposition ; l’esprit, aussi bien que le temps, est sujet à des nuages.

Arlequin.

Pour moi, quand mon esprit va bien, je ne m’embarrasse guère du brouillard.

Lélio.

Tout le monde est assez de même.

Arlequin.

Mais je trouve toujours le temps vilain, quand je suis triste.

Lélio.

C’est que tu as quelque chose qui te chagrine.

Arlequin.

Non.

Lélio.

Tu n’as donc point de tristesse ?

Arlequin.

Si fait.

Lélio.

Dis donc pourquoi ?

Arlequin.

Pourquoi ? En vérité, je n’en sais rien ; c’est peut-être que je suis triste de ce que je ne suis pas gai.

Lélio.

Va, tu ne sais ce que tu dis.

Arlequin.

Avec cela, il me semble que je ne me porte pas bien.

Lélio.

Ah ! si tu es malade, c’est une autre affaire.

Arlequin.

Je ne suis pas malade non plus.

Lélio.

Es-tu fou ? Si tu n’es pas malade, comment trouves-tu donc que tu ne te portes pas bien ?

Arlequin.

Tenez, monsieur, je bois à merveille, je mange de même, je dors comme une marmotte ; voilà ma santé.

Lélio.

C’est une santé de crocheteur ; un honnête homme serait heureux de l’avoir.

Arlequin.

Cependant je me sens pesant et lourd ; j’ai une fainéantise dans les membres ; je bâille sans sujet ; je n’ai du courage qu’à mes repas ; tout me déplaît. Je ne vis pas, je traîne ; quand le jour est venu, je voudrais qu’il fût nuit ; quand il est nuit, je voudrais qu’il fût jour ; voilà ma maladie ; voilà comment je me porte bien et mal.

Lélio.

Je t’entends, c’est un peu d’ennui qui t’a pris ; cela se passera. As-tu sur toi ce livre qu’on m’a envoyé de Paris… ? Réponds donc !

Arlequin.

Monsieur, avec votre permission, que je passe de l’autre côté.

Lélio.

Que veux-tu donc ? Qu’est-ce que cette cérémonie ?

Arlequin.

C’est pour ne pas voir sur cet arbre deux petits oiseaux qui sont amoureux ; cela me tracasse. J’ai juré de ne plus faire l’amour ; mais quand je le vois faire, j’ai presque envie de manquer de parole à mon serment, cela me raccommode avec ces pestes de femmes ; et puis c’est le diable de me refâcher contre elles.

Lélio.

Eh ! mon cher Arlequin, me crois-tu plus exempt que toi de ces petites inquiétudes-là ? Je me ressouviens qu’il y a des femmes au monde, qu’elles sont aimables, et ce ressouvenir ne va pas sans quelques émotions de cœur ; mais ce sont ces émotions-là qui me rendent inébranlable dans la résolution de ne plus voir de femmes.

Arlequin.

Pardi ! cela me fait tout le contraire, à moi ; quand ces émotions-là me prennent, c’est alors que ma résolution branle. Enseignez-moi donc à en faire mon profit comme vous.

Lélio.

Oui-da, mon ami, je t’aime ; tu as du bon sens, quoique un peu grossier. L’infidélité de ta maîtresse t’a rebuté de l’amour ; la trahison de la mienne m’en a rebuté de même ; tu m’as suivi avec courage dans ma retraite, et tu m’es devenu cher par la conformité de ton génie avec le mien et par la ressemblance de nos aventures.

Arlequin.

Et moi, monsieur, je vous assure que je vous aime cent fois plus aussi que de coutume, à cause que vous avez la bonté de m’aimer tant. Je ne veux plus voir de femmes, non plus que vous ; cela n’a point de conscience ; j’ai pensé crever de l’infidélité de Margot. Les passe-temps de la campagne, votre conversation et la bonne nourriture m’ont un peu remis. Je n’aime plus cette Margot ; seulement quelquefois son petit nez me trotte encore dans la tête ; mais quand je ne songe point à elle, je n’y gagne rien ; car je pense à toutes les femmes en gros, et alors les émotions de cœur que vous dites viennent me tourmenter. Je cours, je saute, je chante, je danse ; je n’ai point d’autre secret pour me chasser cela, mais ce secret-là n’est que de l’onguent miton-mitaine. Je suis dans un grand danger ; et, puisque vous m’aimez tant, ayez la charité de me dire comment je ferai pour devenir fort, quand je suis faible.

Lélio.

Ce pauvre garçon me fait pitié. Ah ! sexe trompeur, tourmente ceux qui t’approchent, mais laisse en repos ceux qui te fuient !

Arlequin.

Cela est tout raisonnable ; pourquoi faire du mal à ceux qui ne te font rien ?

Lélio.

Quand quelqu’un me vante une femme aimable et l’amour qu’il a pour elle, je crois voir un frénétique qui me fait l’éloge d’une vipère, qui me dit qu’elle est charmante, et qu’il a le bonheur d’en être mordu.

Arlequin.

Fi donc ! cela fait mourir.

Lélio.

Eh ! mon cher enfant, la vipère n’ôte que la vie. Femmes, vous nous ravissez notre raison, notre liberté, notre repos ; vous nous ravissez à nous-mêmes, et vous nous laissez vivre ! Ne voilà-t-il pas des hommes en bel état après ? Des pauvres fous, des hommes troublés, ivres de douleur ou de joie, toujours en convulsion, des esclaves ! Et à qui appartiennent ces esclaves ? À des femmes. Et qu’est-ce que c’est qu’une femme ? Pour la définir il faudrait la connaître ; nous pouvons aujourd’hui en commencer la définition, mais je soutiens qu’on n’en verra le bout qu’à la fin du monde.

Arlequin.

En vérité, c’est pourtant un joli petit animal que cette femme, un joli petit chat ; c’est dommage qu’il ait tant de griffes.

Lélio.

Tu as raison, c’est dommage ; car enfin, est-il dans l’univers de figure plus charmante ? Que de grâces, et que de variété dans ces grâces !

Arlequin.

C’est une créature à manger.

Lélio.

Voyez ces ajustements : jupes étroites, jupes en lanterne, coiffure en clocher, coiffure sur le nez, capuchon sur la tête, et toutes les modes les plus extravagantes, mettez-les sur une femme ; dès qu’elles auront touché sa figure enchanteresse, c’est l’Amour et les Grâces qui l’ont habillée ; c’est de l’esprit qui lui vient jusques au bout des doigts. Cela n’est-il pas bien singulier ?

Arlequin.

Oh ! cela est vrai ! il n’y a, mardi ! pas de livre qui ait tant d’esprit qu’une femme, quand elle est en corset et en petites pantoufles.

Lélio.

Quel aimable désordre d’idées dans la tête ! que de vivacité ! quelles expressions ! que de naïveté ! L’homme a le bon sens en partage ; mais, ma foi, l’esprit n’appartient qu’à la femme. À l’égard de son cœur, ah ! si les plaisirs qu’il nous donne étaient durables, ce serait un séjour délicieux que la terre. Nous autres hommes, pour la plupart, nous sommes jolis en amour ; nous nous répandons en petits sentiments doucereux ; nous avons la marotte d’être délicats, parce que cela donne un air plus tendre ; nous faisons l’amour réglément, tout comme on fait une charge. Nous nous faisons des méthodes de tendresse ; nous allons chez une femme, pourquoi ? Pour l’aimer, parce que c’est le devoir de notre emploi. Quelle pitoyable façon de faire ! Une femme ne veut être ni tendre, ni délicate, ni fâchée, ni bien aise ; elle est tout cela sans le savoir, et cela est charmant. Regardez-la quand elle aime, et qu’elle ne veut pas le dire ; morbleu ! nos tendresses les plus babillardes approchent-elles de l’amour qui passe à travers son silence ?

Arlequin.

Ah ! monsieur, je m’en souviens, Margot avait si bonne grâce à faire comme cela la nigaude !

Lélio.

Sans l’aiguillon de la jalousie et du plaisir, notre cœur, à nous autres, est un vrai paralytique ; nous restons là comme des eaux dormantes, qui attendent qu’on les remue pour se remuer. Le cœur d’une femme se donne sa secousse à lui-même ; il part sur un mot qu’on dit, sur un mot qu’on ne dit pas, sur une contenance. Elle a beau vous avoir dit qu’elle aime ; le répète-t-elle ? vous l’apprenez toujours, vous ne le saviez pas encore : ici par une impatience, par une froideur, par une imprudence, par une distraction, en baissant les yeux, en les relevant, en sortant de sa place, en y restant ; enfin c’est de la jalousie, du calme, de l’inquiétude, de la joie, du babil, et du silence de toutes couleurs. Et le moyen de ne pas s’enivrer du plaisir que cela donne ! Le moyen de se voir adorer sans que la tête vous tourne ! Pour moi, j’étais tout aussi sot que les autres amants ; je me croyais un petit prodige, mon mérite m’étonnait ; ah ! qu’il est mortifiant d’en rabattre ! C’est aujourd’hui ma bêtise qui m’étonne ; l’homme prodigieux a disparu, et je n’ai trouvé qu’une dupe à la place.

Arlequin.

Eh bien ! monsieur, queussi, queumi ; voilà mon histoire, j’étais tout aussi sot que vous. Vous faites pourtant un portrait qui fait venir l’envie de l’original.

Lélio.

Butor que tu es ! Ne t’ai-je pas dit que la femme était aimable, qu’elle avait le cœur tendre, et beaucoup d’esprit ?

Arlequin.

Oui. Est-ce que tout cela n’est pas bien joli ?

Lélio.

Non ; tout cela c’est affreux.

Arlequin.

Bon ! bon ! c’est que vous voulez m’attraper peut-être.

Lélio.

Non, ce sont là les instruments de notre supplice. Dis-moi, mon pauvre garçon, si tu trouvais sur ton chemin de l’argent d’abord, un peu plus loin de l’or, un peu plus loin des perles, et que cela te conduisît à la caverne d’un monstre, d’un tigre, si tu veux, est-ce que tu ne haïrais pas cet argent, cet or et ces perles ?

Arlequin.

Je ne suis pas si dégoûté, je trouverais cela fort bon : il n’y aurait que le vilain tigre dont je ne voudrais pas ; mais je prendrais vitement quelques milliers d’écus dans mes poches, je laisserais là le reste, et je décamperais bravement après.

Lélio.

Oui ; mais tu ne saurais point qu’il y a un tigre au bout, et tu n’auras pas plutôt ramassé un écu que tu ne pourras t’empêcher de vouloir le reste.

Arlequin.

Fi ! par la morbleu ! c’est bien dommage ; voilà un sot trésor, de se trouver sur ce chemin-là. Pardi ! qu’il aille au diable, et l’animal avec.

Lélio.

Mon enfant, cet argent que tu trouves d’abord sur ton chemin, c’est la beauté, ce sont les agréments d’une femme qui t’arrêtent ; cet or que tu rencontres encore, ce sont les espérances qu’elle te donne ; enfin ces perles, c’est son cœur qu’elle t’abandonne avec tous ses transports.

Arlequin.

Aïe ! aïe ! gare l’animal !

Lélio.

Le tigre enfin paraît après les perles, et ce tigre, c’est un caractère perfide retranché dans l’âme de ta maîtresse ; il se montre, il t’arrache son cœur, il déchire le tien ; adieu tes plaisirs ; il te laisse aussi misérable que tu croyais être heureux.

Arlequin.

Ah ! c’est justement la bête que Margot a lâchée sur moi, pour avoir aimé son argent, son or et ses perles.

Lélio.

Les aimeras-tu encore ?

Arlequin.

Hélas ! monsieur, je ne songeais pas à ce diable qui m’attendait au bout. Quand on n’a pas étudié, on ne voit pas plus loin que son nez.

Lélio.

Quand tu seras tenté de revoir des femmes, souviens-toi toujours du tigre, et regarde tes émotions de cœur comme une envie fatale d’aller sur sa route et de te perdre.

Arlequin.

Oh ! voilà qui est fait ! je renonce à toutes les femmes et à tous les trésors du monde, et je m’en vais boire un petit coup pour me fortifier dans cette bonne pensée.



Scène III

LÉLIO, JACQUELINE, PIERRE.
Lélio.

Que me veux-tu, Jacqueline ?

Jacqueline.

Monsieur, c’est que je voulions vous parler d’une petite affaire.

Lélio.

De quoi s’agit-il ?

Jacqueline.

C’est que, ne vous déplaise… Mais vous vous fâcherez.

Lélio.

Voyons.

Jacqueline.

Monsieur, vous avez dit, il y a queuque temps, que vous ne vouliez pas que j’eussions des galants.

Lélio.

Non ; je ne veux point voir d’amour dans ma maison.

Jacqueline.

Je vians pourtant vous demander un petit parvilége.

Lélio.

Quel est-il ?

Jacqueline.

C’est que, révérence parler, j’avons le cœur tendre.

Lélio.

Tu as le cœur tendre ? voilà un plaisant aveu ! Et qui est le nigaud qui est amoureux de toi ?

Pierre.

Eh ! eh ! eh ! c’est moi, monsieur.

Lélio.

Ah, c’est toi, maître Pierre ? je t’aurais cru plus raisonnable. Eh bien ! Jacqueline, c’est donc pour lui que tu as le cœur tendre ?

Jacqueline.

Oui, monsieur, il y a bien deux ans en çà que ça m’est venu… Mais, dis toi-même ; je ne sis pas assez effrontée de mon naturel.

Pierre.

Monsieur, franchement, c’est qu’alle me trouve gentil ; et si ce n’était qu’alle fait la difficile, il y aurait longtemps que je serions ennocés.

Lélio.

Tu es fou, maître Pierre, ta Jacqueline au premier jour te plantera là ; crois-moi, ne t’attache point à elle. Laisse-la là, tu cherches ton malheur.

Jacqueline.

Bon ! voilà de biaux contes qu’vous li faites là, monsieur ! Est-ce que vous croyez que je sommes comme vos girouettes de Paris, qui tournent à tout vent ? Allez, allez ! si queuqu’un de nous deux se plante là, ce sera li qui me plantera, et non pas moi. À tout hasard, notre monsieur, donnez-moi tant seulement une petite parmission de mariage ; c’est pour ça que j’avons prins la liberté de vous attaquer.

Pierre.

Oui ; voilà tout fin dret ce que c’est, et Jacqueline a itou queuque doutance que vous vourez bian de votre grâce, et pour l’amour de son sarvice, et de sti-là de son père et de sa mère, qui vous ont tant sarvi quand ils n’étiont pas encore défunts… Tant y a, monsieur… excusez l’importunance… c’est que je sommes pauvres ; et tout franchement, pour vous le couper court…

Lélio.

Achève donc, il y a une heure que tu traînes.

Jacqueline.

Parguenne ! aussi tu t’embrouilles dans je ne sais combien de paroles qui ne sarvont de rian, et monsieur pard la patience. C’est donc, ne vous en déplaise, que je voulons nous marier ; et, comme ce dit l’autre, ce n’est pas le tout qu’un pourpoint, s’il n’y a des manches ; c’est ce qui fait, si vous parmettez que je vous le disions en bref…

Lélio.

Eh ! non, Jacqueline, dis-moi-le en long, tu auras plus tôt fait.

Jacqueline.

C’est que j’avons queuque espérance que vous nous baillerez queuque chose en entrée de ménage.

Lélio.

Soit, je le veux. Nous verrons cela une autre fois ; et je ferai ce que je pourrai, pourvu que le parti te convienne. Laissez-moi.



Scène IV

ARLEQUIN, LÉLIO, PIERRE, JACQUELINE.
Pierre, prenant Arlequin à l’écart.

Arlequin, par charité, recommandez-nous à monsieur. C’est que je nous aimons, Jacqueline et moi ; je n’avons pas de grands moyens, et…

Arlequin.

Tout beau, maître Pierre ? dis-moi, as-tu son cœur ?

Pierre.

Parguienne ! oui ; à la parfin alle m’a lâché son amiquié.

Arlequin.

Ah ! malheureux, que je te plains ! voilà le caractère perfide qui va venir ; je t’expliquerai cela plus au long une autre fois, mais tu le sentiras bien. Adieu, pauvre homme, je n’ai plus rien à te dire, ton mal est sans remède.

Jacqueline.

Queu tripotage est-ce qu’il fait donc là, avec ce remède et ce caractère.

Pierre.

Morguié ! tous ces discours me chiffonnont malheur ; je varrons ce qui en est par un petit tour d’adresse. Allons-nous-en, Jacqueline. Madame la comtesse fera mieux que nous.



Scène V

LÉLIO, ARLEQUIN.
Arlequin, revenant à son maître.

Monsieur, mon cher maître, il y a une mauvaise nouvelle.

Lélio.

Qu’est-ce que c’est ?

Arlequin.

Vous avez entendu parler de cette comtesse qui a acheté depuis un an cette belle maison près de la vôtre ?

Lélio.

Oui.

Arlequin.

Eh bien, on m’a dit que cette comtesse est ici, et qu’elle veut vous parler ; j’ai mauvaise opinion de cela.

Lélio.

Eh ! morbleu ! toujours des femmes ! Eh ! que me veut-elle ?

Arlequin.

Je n’en sais rien ; mais on dit qu’elle est belle et veuve ; je gage qu’elle est encline à faire du mal.

Lélio.

Et moi enclin à l’éviter. Je ne me soucie ni de sa beauté ni de son veuvage.

Arlequin.

Que le ciel vous maintienne dans cette bonne disposition ! Ouf !

Lélio.

Qu’as-tu ?

Arlequin.

C’est qu’on dit qu’il y a aussi une fille de chambre avec elle, et voilà mes émotions de cœur qui me prennent.

Lélio.

Benêt ! une femme te fait peur !

Arlequin.

Hélas ! monsieur, j’espère en vous et en votre assistance.

Lélio.

Je crois que les voilà qui se promènent ; retirons-nous.



Scène VI

LA COMTESSE, COLOMBINE, ARLEQUIN.
La Comtesse, parlant de Lélio.

Voilà un jeune homme bien sauvage.

Colombine, arrêtant Arlequin.

Un petit mot, s’il vous plaît. Oserait-on vous demander d’où vient cette férocité qui vous prend à vous et à votre maître ?

Arlequin.

À cause d’un proverbe qui dit que chat échaudé craint l’eau froide.

La Comtesse.

Parle plus clairement. Pourquoi nous fuit-il ?

Arlequin.

C’est que nous savons ce qu’en vaut l’aune.

Colombine.

Remarquez-vous qu’il n’ose nous regarder, madame ? Allons, allons, levez la tête, et rendez-nous compte de la sottise que vous venez de faire.

Arlequin, la regardant doucement.

Par la jarni ! qu’elle est jolie !

La Comtesse.

Laisse-le là ; je crois qu’il est imbécile.

Colombine.

Et moi je crois que c’est malice. Parleras-tu ?

Arlequin.

C’est que mon maître a fait vœu de fuir les femmes, parce qu’elles ne valent rien.

Colombine.

Impertinent !

Arlequin.

Ce n’est pas votre faute, c’est la nature qui vous a bâties comme cela ; et moi, j’ai fait vœu aussi. Nous avons souffert comme des misérables à cause de votre bel esprit, de vos jolis charmes, et de votre tendre cœur.

Colombine.

Hélas ! quelle lamentable histoire ! Et comment te tireras-tu d’affaire avec moi ? Je suis une espiègle, et j’ai envie de te rendre un peu misérable de ma façon.

Arlequin.

Prrr ! il n’y a pas pied.

La Comtesse.

Là, mon ami ; va dire à ton maître que je me soucie fort peu des hommes, mais que je souhaiterais lui parler.

Arlequin.

Je le vois là qui m’attend ; je m’en vais l’appeler.



Scène VII

LA COMTESSE, LÉLIO, COLOMBINE.
Arlequin.

Monsieur, madame dit qu’elle ne se soucie point de vous ; vous n’avez qu’à venir, elle veut vous dire un mot. (À part.) Ah ! comme cela m’accrocherait si je me laissais faire !

Lélio.

Madame, puis-je vous rendre quelque service ?

La Comtesse.

Monsieur, je vous demande pardon de la liberté que j’ai prise ; mais il y a le neveu de mon fermier qui cherche en mariage une jeune paysanne de chez vous. Ils ont peur que vous ne consentiez pas à ce mariage ; ils m’ont priée de vous engager à les aider de quelque libéralité, comme de mon côté j’ai dessein de le faire. Voilà, monsieur, tout ce que j’avais à vous dire quand vous vous êtes retiré.

Lélio.

Madame, j’aurai tous les égards que mérite votre recommandation, et je vous prie de m’excuser si j’ai fui ; mais je vous avoue que vous êtes d’un sexe avec qui j’ai cru devoir rompre pour toute ma vie. Cela vous paraîtra bien bizarre ; je ne chercherai point à me justifier ; car il me reste un peu de politesse, et je craindrais d’entamer une matière qui me met toujours de mauvaise humeur ; et si je parlais, il pourrait, malgré moi, m’échapper des traits d’une incivilité qui vous déplairait, et que mon respect vous épargne.

Colombine.

Mort de ma vie ! madame, est-ce que ce discours-là ne vous remue pas la bile ? Allez, monsieur, tous les renégats font mauvaise fin ; vous viendrez quelque jour crier miséricorde et ramper aux pieds de vos maîtres, et ils vous écraseront comme un serpent. Il faut bien que justice se fasse.

Lélio.

Si madame n’était pas présente, je vous dirais franchement que je ne vous crains ni ne vous aime.

La Comtesse.

Ne vous gênez point, monsieur. Tout ce que nous disons ici ne s’adresse point à nous ; regardons-nous comme hors d’intérêt. Et, sur ce pied-là, peut-on vous demander ce qui vous fâche si fort contre les femmes ?

Lélio.

Ah ! madame, dispensez-moi de vous le dire ; c’est un récit que j’accompagne ordinairement de réflexions où votre sexe ne trouve pas son compte.

La Comtesse.

Je vous devine ; c’est une infidélité qui vous a donné tant de colère.

Lélio.

Oui, madame, c’est une infidélité ; mais affreuse, mais détestable.

La Comtesse.

N’allons point si vite. Votre maîtresse cessa-t-elle de vous aimer pour en aimer un autre ?

Lélio.

En doutez-vous, madame ? La simple infidélité serait insipide et ne tenterait pas une femme sans l’assaisonnement de la perfidie.

La Comtesse.

Quoi ! vous eûtes un successeur ? Elle en aima un autre ?

Lélio.

Oui, madame. Comment ! cela vous étonne ? Voilà pourtant les femmes, et ces actions doivent vous mettre en pays de connaissance.

Colombine.

Le petit blasphémateur !

La Comtesse.

Oui, votre maîtresse est une indigne, et l’on ne saurait trop la mépriser.

Colombine.

D’accord, qu’il la méprise ; il n’y a pas à tortiller, c’est une coquine celle-là.

La Comtesse.

J’ai cru d’abord, moi, qu’elle n’avait fait que se dégoûter de vous et de l’amour, et je lui pardonnais en faveur de cela la sottise qu’elle avait eue de vous aimer. Quand je dis vous, je parle des hommes en général.

Colombine.

Prenez, prenez toujours cela en attendant mieux.

Lélio.

Comment, madame ! ce n’est donc rien, à votre compte, que de cesser sans raison d’avoir de la tendresse pour un homme ?

La Comtesse.

C’est beaucoup, au contraire. Cesser d’avoir de l’amour pour un homme c’est, à mon compte, connaître sa faute, s’en repentir, en avoir honte, sentir la misère de l’idole qu’on adorait, et rentrer dans le respect qu’une femme se doit à elle-même. J’ai bien vu que nous ne nous entendions point. Si votre maîtresse n’avait fait que renoncer à son attachement ridicule, eh ! il n’y aurait rien de plus louable ; mais ne faire que changer d’objet, ne guérir d’une folie que par une extravagance, eh fi ! je suis de votre sentiment ; cette femme-là est tout à fait méprisable. Amant pour amant, il valait autant que vous déshonorassiez sa raison qu’un autre.

Lélio.

Je vous avoue que je ne m’attendais pas à cette chute-là.

Colombine, riant.

Ah ! ah ! ah ! il faudrait bien des conversations comme celle-là pour en faire une raisonnable. Courage, monsieur ! vous voilà tout déferré ! Décochez-lui-moi quelque trait bien hétéroclite, qui sente bien l’original. Eh ! vous avez fait des merveilles d’abord.

Lélio.

C’est assurément mettre les hommes bien bas, que de les juger indignes de la tendresse d’une femme ; l’idée est neuve.

Colombine.

Elle ne fera pas fortune chez vous.

Lélio.

On voit bien que vous êtes fâchée, madame.

La Comtesse.

Moi, monsieur ! Je n’ai point à me plaindre des hommes ; je ne les hais point non plus. Hélas ! la pauvre espèce ! elle est, pour qui l’examine, encore plus comique que haïssable.

Colombine.

Oui-da ; je crois que nous trouverons plus de ressource à nous en divertir qu’à nous fâcher contre elle.

Lélio.

Mais, qu’a-t-elle donc de si comique ?

La Comtesse.

Ce qu’elle a de comique ? Mais y songez-vous, monsieur ? Vous êtes bien curieux d’être humilié dans vos confrères. Si je parlais, vous seriez tout étonné de vous trouver de cent piques au-dessous de nous. Vous demandez ce que votre espèce a de comique, qui, pour se mettre à son aise, a eu besoin de se réserver un privilège d’indiscrétion, d’impertinence et de fatuité ; qui suffoquerait si elle n’était babillarde, si sa misérable vanité n’avait pas ses coudées franches, s’il ne lui était pas permis de déshonorer un sexe qu’elle ose mépriser pour les mêmes choses dont l’indigne qu’elle est fait sa gloire. Oh ! l’admirable engeance qui a trouvé la raison et la vertu des fardeaux trop pesants pour elle, et qui nous a chargées du soin de les porter ! Ne voilà-t-il pas de beaux titres de supériorité sur nous, et de pareilles gens ne sont-ils pas risibles ? Fiez-vous à moi, monsieur ; vous ne connaissez pas votre misère, j’oserai vous le dire. Vous voilà bien irrité contre les femmes ; je suis peut-être, moi, la moins aimable de toutes. Tout hérissé de rancune que vous croyez être, moyennant deux ou trois coups d’œil flatteurs qu’il m’en coûterait, grâce à la tournure grotesque de l’esprit de l’homme, vous m’allez donner la comédie.

Lélio.

Oh ! je vous défie de me faire payer ce tribut de folie-là.

Colombine.

Ma foi, madame, cette expérience-là vous porterait malheur.

Lélio.

Ah ! ah ! cela est plaisant ! Madame, peu de femmes sont aussi aimables que vous ; vous l’êtes tout autant que je suis sûr que vous croyez l’être ; mais s’il n’y a que la comédie dont vous parlez qui puisse vous réjouir, en ma conscience, vous ne rirez de votre vie.

Colombine.

En ma conscience, vous me la donnez tous les deux, la comédie. Cependant, si j’étais à la place de madame, le défi me piquerait, et je ne voudrais pas en avoir le démenti.

La Comtesse.

Non, la partie ne me pique point, je la tiens gagnée. Mais comme à la campagne il faut voir quelqu’un, soyons amis pendant que nous y resterons ; je vous promets sûreté. Nous nous divertirons, vous à médire des femmes, et moi à mépriser les hommes.

Lélio.

Volontiers.

Colombine.

Le joli commerce ! on n’a qu’à vous en croire ; les hommes tireront à l’orient, les femmes à l’occident ; cela fera de belles productions, et nos petits-neveux auront bon air. Eh ! morbleu ! pourquoi prêcher la fin du monde ? Cela coupe la gorge à tout ; soyons raisonnables. Condamnez les amants déloyaux, les conteurs de sornettes, à être jetés dans la rivière une pierre au cou ; à merveille. Enfermez les coquettes entre quatre murailles, fort bien. Mais les amants fidèles, dressez-leur de belles et bonnes statues pour encourager le public. Vous riez ! Adieu, pauvres brebis égarées ; pour moi, je vais travailler à la conversion d’Arlequin. À votre égard, que le ciel vous assiste ! Mais il serait curieux de vous voir chanter la palinodie ; je vous y attends. (Elle sort.)

La Comtesse.

La folle ! Je vous quitte, monsieur ; j’ai quelque ordre à donner. N’oubliez pas, de grâce, ma recommandation pour ces paysans.



Scène VIII

LE BARON, LA COMTESSE, LÉLIO.
Le Baron.

Ne me trompé-je point ? Est-ce vous que je vois, madame la comtesse ?

La Comtesse.

Oui, monsieur, c’est moi-même.

Le Baron.

Quoi ! avec notre ami Lélio ! Cela se peut-il ?

La Comtesse.

Que trouvez-vous donc là de si étrange ?

Lélio.

Je n’ai l’honneur de connaître madame que depuis un instant. Et d’où vient ta surprise ?

Le Baron.

Comment, ma surprise ! voici peut-être le coup de hasard le plus bizarre qui soit arrivé.

Lélio.

En quoi ?

Le Baron.

En quoi ? morbleu ! Je n’en saurais revenir ; c’est le fait le plus curieux qu’on puisse imaginer. Dès que je serai à Paris, où je vais, je le ferai mettre dans la gazette.

Lélio.

Mais que veux-tu dire ?

Le Baron.

Songez-vous à tous les millions de femmes qu’il y a dans le monde, au couchant, au levant, au septentrion, au midi, Européennes, Asiatiques, Africaines, Américaines, blanches, noires, basanées, de toutes les couleurs ? Nos propres expériences, et les relations de nos voyageurs, nous apprennent que partout la femme est amie de l’homme, que la nature l’a pourvue de bonne volonté pour lui ; la nature n’a manqué que madame. Le soleil n’éclaire qu’elle chez qui notre espèce n’ait point rencontré grâce, et cette seule exception de la loi générale se rencontre avec un personnage unique ; je te le dis en ami, avec un homme qui nous a donné l’exemple d’un fanatisme tout neuf ; qui seul de tous les hommes n’a pu s’accoutumer aux coquettes qui fourmillent sur la terre, et qui sont aussi anciennes que le monde ; enfin, qui s’est condamné à venir ici languir de chagrin de ne plus voir de femmes, en expiation du crime qu’il a fait quand il en a vu. Oh ! je ne sache point d’aventure qui aille de pair avec la vôtre.

Lélio, riant.

Ah ! ah ! je te pardonne toutes tes injures en faveur de ces coquettes qui fourmillent sur la terre, et qui sont aussi anciennes que le monde.

La Comtesse, riant.

Pour moi, je me sais bon gré que la nature m’ait manquée, et je me passerai bien de la façon qu’elle aurait pu me donner de plus ; c’est autant de sauvé, c’est un ridicule de moins.

Le Baron, sérieusement.

Madame, n’appelez point cette faiblesse-là ridicule ; ménageons les termes. Il peut venir un jour où vous serez bien aise de lui trouver une épithète plus honnête.

La Comtesse.

Oui, si l’esprit me tourne.

Le Baron.

Eh bien ! il vous tournera ; c’est si peu de chose que l’esprit ! Après tout, il n’est pas encore sûr que la nature vous ait absolument manquée. Hélas ! peut-être jouez-vous de votre reste aujourd’hui. Combien voyons-nous de choses qui sont d’abord merveilleuses, et qui finissent par faire rire ! Je suis un homme à pronostic ; voulez-vous que je vous dise ? tenez, je crois que votre merveilleux est à fin de terme.

Lélio.

Cela se peut bien, madame, cela se peut bien ; les fous sont quelquefois inspirés.

La Comtesse.

Vous vous trompez, monsieur, vous vous trompez.

Le Baron, à Lélio.

Mais, toi qui raisonnes, as-tu lu l’histoire romaine ?

Lélio.

Oui ; qu’en veux-tu faire de ton histoire romaine ?

Le Baron.

Te souviens-tu qu’un ambassadeur romain enferma Antiochus dans un cercle qu’il traça autour de lui, et lui déclara la guerre s’il en sortait avant qu’il eût répondu à sa demande ?

Lélio.

Oui, je m’en ressouviens.

Le Baron.

Tiens, mon enfant, moi indigne, je te fais un cercle à l’imitation de ce Romain ; et, sous peine des vengeances de l’Amour, qui vaut bien la république de Rome, je t’ordonne de n’en sortir que soupirant pour les beautés de madame ; voyons si tu oseras broncher.

Lélio, passant le cercle.

Tiens, je suis hors du cercle ; voilà ma réponse ; va-t’en la porter à ton benêt d’Amour.

La Comtesse.

Monsieur le baron, je vous prie, badinez tant qu’il vous plaira, mais ne me mettez point en jeu.

Le Baron.

Je ne badine point, madame ; je vous le cautionne garrotté à votre char ; il vous aime de ce moment-ci, il a obéi. La peste ! vous ne le verriez pas hors du cercle ; il avait plus de peur qu’Antiochus.

Lélio, riant.

Madame, vous pouvez me donner des rivaux tant qu’il vous plaira ; mon amour n’est point jaloux.

La Comtesse, embarrassée.

Messieurs, j’entends volontiers raillerie ; mais cessons pourtant.

Le Baron.

Vous montrez là certaine impatience qui pourra venir à bien ; faisons-la profiter par un petit tour de cercle.

(Il l’enferme aussi.)
La Comtesse, sortant du cercle.

Laissez-moi ; qu’est-ce que cela signifie, baron ? Ne lisez jamais l’histoire, puisqu’elle ne vous apprend que des polissonneries.

Le Baron.

Je vous demande pardon ; mais vous aimerez, s’il vous plaît, madame. Lélio est mon ami, et je ne veux point lui donner de maîtresse insensible.

La Comtesse, sérieusement.

Cherchez-lui donc une maîtresse ailleurs ; car il trouverait fort mal son compte ici.

Lélio.

Madame, je sais le peu que je vaux ; on peut se dispenser de me l’apprendre. Après tout, votre antipathie ne me fait point trembler.

Le Baron.

Bon ! voilà de l’amour qui prélude par du dépit.

La Comtesse, à Lélio.

Vous seriez fort à plaindre, monsieur, si mes sentiments ne vous étaient indifférents.

Le Baron.

Ah ! le beau duo ! Vous ne savez pas encore combien il est tendre.

La Comtesse, s’en allant doucement.

En vérité, vos folies me poussent à bout, Baron.

Le Baron.

Oh ! madame, nous aurons l’honneur, Lélio et moi, de vous reconduire jusque chez vous.



Scène IX

LE BARON, LA COMTESSE, LÉLIO, COLOMBINE.
Colombine.

Bonjour, monsieur le baron. Comme vous voilà rouge, madame ! Monsieur Lélio est tout je ne sais comment aussi ; il a l’air d’un homme qui veut être fier, et qui ne peut pas l’être. Qu’avez-vous donc tous deux ?

La Comtesse, sortant.

L’étourdie !

Le Baron.

Laissez-les, Colombine. Ils sont de méchante humeur ; ils viennent de se faire une déclaration d’amour l’un à l’autre, et le tout en se fâchant.



Scène X

COLOMBINE, ARLEQUIN, avec un équipage de chasseur.
Colombine.

Je vois bien qu’ils nous apprêteront à rire. Mais où est Arlequin ? Je veux qu’il m’amuse ici. J’entends quelqu’un, ne serait-ce pas lui ?

Arlequin.

Ouf ! ce gibier-là mène un chasseur trop loin, je me perdrais ; tournons d’un autre côté… Allons donc… Euh ! me voilà justement sur le chemin du tigre. Maudits soient l’argent, l’or et les perles !

Colombine.

Quelle heure est-il, Arlequin ?

Arlequin.

Ah ! la fine mouche ! je vois bien que tu cherches midi à quatorze heures. Passez, passez votre chemin, ma mie.

Colombine.

Il ne me plaît pas, moi ; passe-le toi-même.

Arlequin.

Oh ! pardi ! à bon chat bon rat ! je veux rester ici.

Colombine.

Eh ! le fou, qui perd l’esprit en voyant une femme !

Arlequin.

Va-t’en, va-t’en demander ton portrait à mon maître ; il te le donnera pour rien ; tu verras si tu n’es pas une vipère.

Colombine.

Ton maître est un visionnaire, qui te fait faire pénitence de ses sottises. Dans le fond tu me fais pitié ; c’est dommage qu’un jeune homme comme toi, assez bien fait et bon enfant, car tu es sans malice…

Arlequin.

Je n’en ai non plus qu’un poulet.

Colombine.

C’est dommage qu’il consume sa jeunesse dans la langueur et la souffrance ; car, dis la vérité, tu t’ennuies ici, tu pâlis ?

Arlequin.

Oh ! cela n’est pas croyable.

Colombine.

Et pourquoi, nigaud, mener une pareille vie ?

Arlequin.

Pour ne point tomber dans vos pattes, race de chats que vous êtes. Si vous étiez de bonnes gens, nous ne serions pas venus nous rendre ermites. Il n’y a plus de bon temps pour moi, et c’est vous qui en êtes la cause. Malgré tout cela, il ne s’en faut de rien que je ne t’aime. La sotte chose que le cœur de l’homme !

Colombine.

Cet original dispute contre son cœur, comme un honnête homme.

Arlequin.

N’as-tu pas de honte d’être si jolie et si traîtresse ?

Colombine.

Comme si on devait rougir de ses bonnes qualités ! Au revoir, nigaud, tu me fuis, mais cela ne durera pas.