La Symphonie en do de Franz Schubert

La bibliothèque libre.


Mercure de France Mars 1908, Tome 72n° 257 (p. 160-163).


MUSIQUE

Concerts Lamoureux : la Symphonie en do de Fr. Schubert.


Il n’est rien de tel que l’absence pour vous faire apprécier quelqu’un. Stendhal la prescrivait en amour ; elle n’est pas moins utile ailleurs. Celle, involontaire et si longue, de M. Chevillard fait d’autant mieux valoir ses mérites qu’elle escamote, en même temps que lui, ses défauts. Parmi ceux-ci, on peut noter quelque sécheresse, parfois quelque lourdeur accusée par un excès de fignolage, et relever certaine impéritie d’entendement peut-être à l’égard de la toute « nouvelle école ». Mais jamais certes la qualité exceptionnelle, souventefois la perfection de ce qu’il nous avait accoutumé d’écouter, n’apparut aussi évidente que depuis qu’il n’est plus là. Privé de lui, l’orchestre Lamoureux ressemble à un esquif sans pilote, flottant au petit bonheur des marées, ballotté au caprice de houles éventuelles et ne retrouvant guère son équilibre qu’au hasard de tangages et de roulis contradictoires. On aperçoit quel danger peut s’ensuivre, pour un remarquable ensemble même, à changer constamment de chef. Ce caméléonisme spécial n’a malheureusement pas entraîné un adéquat imprévu des programmes, et s’attesta plutôt au détriment des « quatre heures de musique française inédite » imposées. Une grippe malencontreuse m’empêcha d’assister à la séance où un kapellmeister étranger, dont le nom m’échappe, fit ouïr, avec les Variations de M. Max Reger, la Symphonie en Do majeur de Schubert. Il paraît qu’il ne la dirigea pas très bien, en dépit d’une pantomime aussi mouvementée qu’énergique, mais du moins le doit-on louer sans réserves pour avoir choisi ce prétexte à sa bastonnade. On nous joue trop peu de Schubert, aux grands concerts comme aux petits. En dehors de sa Symphonie inachevée, nous entendons de lui tout au plus quelques lieder et deux ou trois courtes pièces de piano, toujours les mêmes, risqués par des Allemands de passage. Schubert n’est pas à la mode chez nous ; nul génie n’y est plus méconnu que le sien. Sans doute, nous avons peut-être une excuse pour l’accueillir discrètement au concert, à savoir cette « longueur céleste » que Schumann, tout en l’adorant, ne devait pas moins constater. Mais nous la supportons chez d’autres — ne fût-ce que dans les Béatitudes, — et cette sérénité quasiment « angélique » n’est point l’unique affinité reconnaissable entre Schubert et César Franck. La destinée de Schubert fut ingrate à tous les égards. Né le 31 janvier 1797, il n’avait pas accompli sa trente-deuxième année quand il mourut, en novembre 1828. Schumann put dire à son propos que, « si la fécondité est un signe du génie, Schubert compte parmi les plus grands », car, au cours d’une existence aussi brève, il produisit plus de 700 ouvrages dont environ 500 lieder, plusieurs messes, opéras ou mélodrames. Cependant un bon tiers de son œuvre fut de publication suprême ou posthume, et en particulier la plupart de ses compositions instrumentales. Durant sa vie, on imprima surtout de lui des chansons qui nous parvinrent d’abord sous les espèces des « mélodies » célèbres et sentimentales si prisées jadis par nos jeunes grand’mères. Le reste nous arriva peu à peu à travers l’Édition Peters, et se répandit tardivement, alors que nous connaissions déjà, non seulement Beethoven, mais Chopin, Mendelssohn et même un peu Schumann. Entre la symphonie beethovénienne, l’élégante habileté néo-classique et le romantisme harmonique dont il fut l’un des plus merveilleux précurseurs, le doux François Schubert apparut, sinon tout à fait écrasé, pour le moins travesti par un anachronisme et relégué dans le domaine étroit du lied. Bien peu, même aujourd’hui, savent ou se rappellent que Schubert fut contemporain de Beethoven et ne lui survécut que dix-huit mois avant d’aller dormir dans le même cimetière, à deux tombes de distance. La grandiose figure de Beethoven étale comme une ombre autour de soi. Il semble incarner à lui seul une époque à laquelle une autre semble succéder qui fut pourtant connexe. Le subjectivisme du « sourd » Beethoven fausse ici, pour nos yeux, la perspective de l’évolution musicale. Tandis qu’il épuisait les moyens d’expression et les formes « classiques », on les renouvelait à ses côtés. Le torrent de lyrisme harmonique déchaîné par le Chevalier Gluck, endigué par Mozart, se divise en deux branches soudaines, avec Weber (1786-1826) au théâtre, et Schubert dans la musique pure. C’est, du vivant de Beethoven et du même coup, le « romantisme » parallèle de Wagner et de Liszt en puissance. Ces devanciers moururent trop tôt pour que leur génie pût donner toute sa mesure. Leur œuvre n’est pas sans faiblesses, sans déchets quelquefois oiseux. Mais il est pur de tout artifice ou pathos. Nul art ne fut plus spontané, plus savoureux de jeunesse radieuse ou ingénue et n’émana plus directement de la nature. Bon nombre de leurs inspirations devinrent aussitôt « populaires ». Elles retournaient ainsi sans doute à leur source vive, cette fontaine de Jouvence anonyme où doit périodiquement puiser, pour se régénérer, l’art musical. Il semble infiniment probable que ce soit dans la chanson et dans la danse populaires, inaccessibles à la surdité beethovénienne, que Weber et Schubert aient éprouvé l’ambiance harmonique efficiente et les sensations transmuées d’instinct en œuvres d’art où gît la matière sonore exploitée par plus d’un demi-siècle postérieur. La part de Schubert fut la musique pure. C’est là, bien mieux qu’en ses lieder, qu’on découvre le novateur génial, et, si son harmonie y dépasse en hardiesse Weber, au surplus son aîné, il n’a pas moins profondément agi sur l’évolution des formes. Ses Moments musicaux, op.94, et ses Impromptus, op. 142, sont le modèle de la littérature pianistique analogue qui suivit, Romances sans paroles et Novelettes y compris. Son Divertissement à la Hongroise, op. 54, est l’ancêtre de toutes « Rapsodies ». Sa Fantaisie, op. 108, en fa mineur, se divulgue sans précédent de cette envergure et le prototype d’un genre illustré par Schumann et Chopin. Sans doute, il ne renonça pas aux formes traditionnelles, et parfois son génie s’y englue ou musarde en des « variations » fastidieuses, mais bien souvent aussi il les rénove en s’en servant comme simple truchement de son inspiration romantique, et au point quelquefois d’en effrayer ses éditeurs. C’est l’un d’eux, Haslinger, qui n’osa pas, en 1826, garder le titre de Sonate en sol majeur, inscrit sur le manuscrit de Schubert, à ce qu’il publia comme un recueil de pièces intitulées Fantaisie, Andante, Menuetto, Allegretto, op. 78.

Enfin Schubert introduisit le premier dans la « forme-sonate » le principe oublié de l’unité thématique. Après sa Fantaisie, op. 15, de 1820, il y revint avec une précision définitive dans son Quatuor en mi bémol, op. 125 (1824), et sa Fantaisie, op. 103, en fa mineur, parue en 1829, montre qu’il y pensa jusqu’en ses derniers jours. Schubert avait ainsi créé avant quiconque ce que nous nommons aujourd’hui la forme cyclique, et qui, en sorte de pendant au symbolisme du leitmotiv wagnérien, est devenue, à travers Liszt et Franck, le paradigme de notre symphonie moderne sous ses aspects les plus divers. C’est d’abord avec Weber et Schubert qu’on entend décidément des accords de neuvième « à la Wagner », parfois en tant que « de dominante sur tonique ». C’est chez le seul Schubert qu’on voit poindre la personnalité de l’accord de quinte augmentée, dégagée bien plus tard par Liszt y révélant un moyen de modulation neuve, et d’où dériva depuis l’actuelle « gamme par tons » debussyste. L’emploi que fait Schubert de cet accord, — dès 1817, — dans Gruppe aus demi Tartarus, est un coup de génie, apparaît sans exemple et longtemps sans imitateurs. Mais la caractéristique la plus frappante et la plus novatrice de Schubert est l’audacieuse liberté de sa modulation, où l’enharmonie est si fréquente qu’il semble que ses ressources surgissent ici subitement dans l’évolution sonore. Il en résulte, en son inspiration, le mélange d’un diatonisme essentiellement harmonique et d’un chromatisme fluide par quoi déjà il s’apparente à César Franck bien mieux peut-être qu’à tout autre, et dont est dénoncée la filiation par l’intermédiaire subséquent de Liszt. Si Liszt enfin, à des égards multiples, procède de Schubert avec une évidence aveuglante et presque à la manière d’un héritier présomptif, il n’est pas le seul annoncé par la voix de ce précurseur. Autant que dans les Polonaises, dans les Deutsche Taenze und Ecossaisen, op. 33, les Valses, op. 50 et 77, et surtout dans les 12 Landler, op. 171, il est telles phrases, telles pages entières qu’on pourrait croire signées de Schumann ou Chopin, lesquels alors, en 1828, étaient respectivement vieux de treize et quatorze printemps. On les connaît à peine ces danses délicieuses, inouïes quelquefois d’harmonie pour l’époque ; on ne les joue jamais dans les concerts, sinon sous le couvert de Liszt, qui en transcrivit brillamment quelques motifs, spécimens accomplis de grâce, de verve et d’humour. Certes, à qui l’ignore, il doit être bien difficile de se figurer que Schubert fut le contemporain de Beethoven. C’est un art tellement différent et combien plus fécond ! À l’heure où la pensée de Beethoven infirme recourait au secours de la fugue et patronnait son mécanisme machinal, l’art ingénu de Schubert sonnait le glas de toute abstraite scolastique ; son lyrisme objectif en libérait inconsciemment la musique pure, intronisait la fantaisie dans son domaine, en rénovait intimement l’essence par la vertu d’une harmonie naturelle infuse et jusque dans ses formes traditionnelles. C’est le cas de cette admirable Symphonie en do majeur qu’on retrouva dans les papiers de Schubert et qui, écrite en 1828, ne fut exécutée qu’en 1839 et publiée plus tard encore. Si la forme peut-être n’en dément pas la date au beethovénien voisinage, le fond y est d’au moins vingt ans plus jeune, et on s’explique l’étonnement ravi et l’enthousiasme de Schumann en l’écoutant et, çà et là, en s’y reconnaissant soi-même au milieu de bien d’autres, comme en un miroir prophétique. En songeant que Schubert composa cette Symphonie à l’âge où d’ordinaire commence tout juste pour l’artiste la période de développement décisif et de gestation du chef-d’œuvre promis à sa maturité ; quand on se souvient que Wagner avait quarante-cinq ans lorsqu’il finit Tristan, on pressent ce que l’art musical a pu perdre en perdant si prématurément Schubert. Qu’on imagine Beethoven disparaissant avant l’Eroïca (1803), après sa Symphonie en , op. 36, la deuxième (1802), et qu’on veuille bien comparer ce qui nous fût resté de lui avec ce que nous a laissé Schubert ; qu’on soupèse, dans l’un et l’autre legs, outre la quantité de l’œuvre, ce que chacun eût contenu d’irrécusablement original, de savoureux inéprouvé et de fécond en conséquences purement musicales. Et on mesurera le génie du pur et adorable musicien que fut François Schubert.


jean marnold.