La Tempête (Shakespeare)/Traduction Guizot, 1864/Acte II

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Traduction par François Guizot.
Œuvres complètes de ShakespeareDidiertome 1 (p. 317-334).
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ACTE II


Scène I

(Une autre partie de l’île.)
Entrent ALONZO, SÉBASTIEN, ANTONIO, GONZALO, ADRIAN, FRANCISCO et plusieurs autres.
Gonzalo.

Seigneur, je vous en conjure, de la gaieté. Vous avez, nous avons tous un sujet de joie, car ce que nous avons sauvé est bien au delà de ce que nous avons perdu ; ce qui fait notre tristesse est une chose commune : tous les jours la femme de quelque marin, le patron de quelque navire marchand, et le négociant lui-même, ont de semblables motifs de chagrin. Mais sur des millions d’individus, il y en a bien peu qui aient comme nous à raconter un miracle : c’en est un que de nous voir sauvés. Ainsi, mon bon seigneur, mettez sagement en balance nos chagrins et nos motifs de consolation.

Alonzo.

Je t’en prie, laisse-moi en paix.

Sébastien.

Il prend goût à la consolation comme à une soupe froide.

Antonio.

Il ne sera pas si aisément débarrassé du consolateur.

Sébastien.

Tenez, le voilà qui monte l’horloge de son esprit ; elle va sonner tout à l’heure.

Gonzalo.

Seigneur.

Sébastien.

Une… Parlez donc.

Gonzalo.

Lorsqu’on se plaît à nourrir quelque chagrin, tout ce qui se présente apporte à celui qui le nourrit…

Sébastien.

Un dollar.

Gonzalo.

Tout lui apporte une douleur[1], en effet. Vous avez parlé plus juste que vous ne croyez.

Sébastien.

Et vous l’avez pris plus raisonnablement que je ne l’espérais.

Gonzalo.

Donc, mon seigneur…

Antonio.

Fi ! qu’il est prodigue de sa langue !

Alonzo.

Je t’en prie, laisse-moi.

Gonzalo.

Bien, j’ai fini ; mais cependant…

Sébastien.

Cependant il continuera de parler.

Antonio.

Parions qui de lui ou d’Adrian chantera le premier.

Sébastien.

Va pour le vieux coq.

Antonio.

Pour le jeune coq.

Sébastien.

C’est dit. L’enjeu ?

Antonio.

Un éclat de rire.

Sébastien.

Tope !

Adrian.

Quoique cette île semble déserte…

Sébastien.

Ah ! ah ! ah !

Antonio.

Allons, vous avez payé[2].

Adrian.

Inhabitable et presque inaccessible…

Sébastien.

Cependant…

Adrian.

Cependant…

Antonio.

Cela ne pouvait pas manquer.

Adrian.

Il faut qu’elle jouisse d’une température[3] subtile, moelleuse et délicate.

Antonio.

La tempérance était une délicate donzelle.

Sébastien.

Oui, et subtile, comme il l’a dit très-savamment.

Adrian.

L’air souffle sur nous le plus doucement du monde.

Sébastien.

Oui, comme s’il avait des poumons, et des poumons gâtés.

Antonio.

Ou s’il était parfumé par un marais.

Gonzalo.

Tout ici semble favorable à la vie.

Antonio.

Oui, sauf les moyens de vivre.

Sébastien.

Il n’y en a pas, ou il n’y en a guère.

Gonzalo.

Comme l’herbe ici paraît abondante et verte ! comme elle est verte !

Antonio.

Le vrai, c’est que ces prairies sont jaunes.

Sébastien.

Avec un soupçon de vert.

Antonio.

Il ne se trompe pas de beaucoup.

Sébastien.

Non, seulement du tout au tout.

Gonzalo.

Mais la merveille de tout ceci, c’est que, et cela est presque hors de toute croyance…

Sébastien.

Comme beaucoup de merveilles attestées.

Gonzalo.

C’est que nos vêtements, trempés comme ils l’ont été dans la mer, aient cependant conservé leur fraîcheur et leur éclat ; ils ont été plutôt reteints que tachés par l’eau salée.

Antonio.

Si une de ses poches pouvait parler, ne dirait-elle pas qu’il ment ?

Sébastien.

Oui, ou bien elle empocherait très-faussement son récit.

Gonzalo.

Je crois que nos vêtements sont aussi frais maintenant que quand nous les portâmes pour la première fois en Afrique, au mariage de la fille du roi, la belle Claribel, avec le roi de Tunis.

Sébastien.

C’était un beau mariage, et le retour nous a bien réussi.

Adrian.

Jamais Tunis ne fut ornée d’une si incomparable reine.

Gonzalo.

Non, depuis le temps de la veuve Didon.

Antonio.

La veuve ! le diable l’emporte ! à quel propos cette veuve ? la veuve Didon !

Sébastien.

Eh bien ! quand il aurait dit aussi le veuf Énée ? comme vous prenez cela, bon Dieu !

Adrian.

La veuve Didon, avez-vous dit ? Vous m’avez fait apprendre cela : elle était de Carthage et non de Tunis.

Gonzalo.

Cette Tunis, seigneur, était autrefois Carthage.

Adrian.

Carthage ?

Gonzalo.

Je vous l’assure, Carthage.

Antonio.

Ses paroles sont plus puissantes que la harpe miraculeuse.

Sébastien.

Il a élevé non-seulement les murailles, mais les maisons.

Antonio.

Qu’y aura-t-il d’impossible qui ne lui devienne aisé maintenant ?

Sébastien.

Je suis persuadé qu’il emportera cette île chez lui dans sa poche, et la donnera à son fils comme une pomme.

Antonio.

Dont il sèmera les pépins dans la mer et fera pousser d’autres îles.

Gonzalo.

Oui ?

Antonio.

Pourquoi pas, avec le temps ?

Gonzalo.

Seigneur, nous parlions de nos vêtements qui semblent aussi frais que lorsque nous étions à Tunis au mariage de votre fille, la reine actuelle.

Antonio.

Et la plus merveilleuse qu’on y ait jamais vue.

Sébastien.

Exceptez-en, je vous prie, la veuve Didon.

Gonzalo.

N’est-ce pas, seigneur, que mon habit est aussi frais que la première fois que je l’ai porté ? J’entends, en quelque sorte….

Antonio.

Il a longtemps cherché pour pêcher ce en quelque sorte.

Gonzalo.

Quand je l’ai porté au mariage de votre fille.

Alonzo.

Vous rassasiez mon oreille de ces mots, malgré la révolte de mon âme. Plût au ciel que je n’eusse jamais marié ma fille dans ce pays ! car, maintenant que j’en reviens, mon fils est perdu, et selon moi ma fille l’est aussi ; éloignée comme elle l’est de l’Italie, je ne la reverrai jamais. Ô toi l’héritier de mes États de Naples et de Milan, quel horrible poisson aura fait de toi son repas ?

Francisco.

Seigneur, il se peut que votre fils soit vivant. Je l’ai vu frapper sous lui les vagues et avancer sur leur dos : il faisait route à travers les eaux, rejetant des deux côtés les ondes en furie, et opposant sa poitrine aux vagues gonflées qui venaient à sa rencontre ; il élevait sa tête audacieuse au-dessus des flots en tumulte, et de ses bras robustes ramait à coups vigoureux vers le rivage, qui, courbé sur sa base minée par les eaux, semblait s’incliner pour lui porter secours. Je ne doute point qu’il ne soit arrivé vivant à terre.

Alonzo.

Non, non, il a quitté ce monde.

Sébastien.

Seigneur, c’est vous-même que vous devez remercier de cette grande perte, vous qui n’avez pas voulu faire de votre fille le bonheur de notre Europe, mais qui avez mieux aimé la sacrifier à un Africain, et l’avez ainsi pour le moins bannie de vos yeux, qui ont bien sujet de mouiller de larmes un tel regret.

Alonzo.

Je t’en prie, laisse-moi en paix.

Sébastien.

Nous nous sommes tous mis à vos genoux, nous vous avons importuné de toutes les manières ; et cette fille charmante elle-même balança entre son aversion et l’obéissance, après quoi elle finit par plier la tête au joug. Nous avons, je le crains bien, perdu votre fils pour toujours : Naples et Milan vont avoir, par suite de cette affaire, plus de veuves que nous ne ramenons d’hommes pour les consoler : la faute en est à vous seul.

Alonzo.

Et aussi la perte la plus chère.

Gonzalo.

Mon seigneur Sébastien, ces vérités manquent un peu de douceur et d’un temps propre à les dire. Vous écorchez la plaie, lorsque vous devriez y mettre un emplâtre.

Sébastien.

Fort bien dit.

Antonio.

Et de la manière la plus chirurgicale.

Gonzalo, au roi

Mon bon seigneur, il fait mauvais temps pour nous dès que votre front se couvre de nuages.

Sébastien.

Mauvais temps ?

Antonio.

Très-mauvais.

Gonzalo.

Si j’étais chargé de planter cette île, mon seigneur….

Antonio.

Il y sèmerait des orties.

Sébastien.

Avec des ronces et des mauves.

Gonzalo.

Et si j’en étais le roi, savez-vous ce que je ferais ?

Sébastien.

Vous seriez sûr de ne pas vous enivrer, faute de vin.

Gonzalo.

Je voudrais que dans ma république tout se fît à l’inverse du train ordinaire des choses. Il n’y aurait aucune espèce de trafic ; on n’y entendrait point parler de magistrats ; les procès, l’écriture, n’y seraient point connus ; les serviteurs, les richesses, la pauvreté, y seraient des choses hors d’usage ; point de contrats, d’héritages, de limites, de labourage ; je n’y voudrais ni métal, ni blé, ni vin, ni huile ; nul travail ; tous les hommes seraient oisifs et les femmes aussi, mais elles seraient innocentes et pures ; point de souveraineté…

Sébastien.

Et cependant il voudrait en être le roi.

Antonio.

La fin de sa république en a oublié le commencement.

Gonzalo.

La nature y produirait tout en commun, sans peine ni labeur. Je voudrais qu’il n’y eût ni trahison, ni félonie, ni épée, ni pique, ni couteau, ni mousquet, ni aucun besoin de torture. Mais la nature, d’elle-même, par sa propre force, produirait tout à foison, tout en abondance, pour nourrir mon peuple innocent.

Sébastien.

Pas de mariage parmi ses sujets ?

Antonio.

Non, mon cher, tous fainéants : des coquines et des fripons.

Gonzalo.

Je voudrais gouverner dans une telle perfection, seigneur, que mon règne surpassât l’âge d’or.

Sébastien.

Dieu conserve Sa Majesté !

Antonio.

Longue vie à Gonzalo !

Gonzalo.

Eh bien ! m’écoutez-vous, seigneur ?

Alonzo.

Finis, je t’en prie ; tes paroles ne me disent rien.

Gonzalo.

Je crois sans peine Votre Altesse : ce que j’en ai fait n’était que pour mettre en train ces deux nobles cavaliers qui ont les poumons si sensibles et si agiles, que leur habitude constante est de rire de rien.

Antonio.

C’est de vous que nous avons ri.

Gonzalo.

De moi qui ne suis rien auprès de vous dans ce genre de bouffonneries ? Ainsi vous pouvez continuer, et ce sera toujours rire de rien.

Antonio.

Quel coup il nous a porté là !

Sébastien.

S’il n’était pas tombé tout à plat.

Gonzalo.

Oh ! vous êtes des personnages d’une bonne trempe ; vous seriez capables d’enlever la lune de sa sphère, si elle y demeurait cinq semaines sans changer.

(Ariel, invisible, entre en exécutant une musique grave et lente.)

Sébastien.

Oui certainement, et alors nous ferions la chasse aux chauves-souris.

Antonio.

Allons, mon bon seigneur, ne vous fâchez pas.

Gonzalo.

Non, sur ma parole, je ne compromets pas si légèrement ma prudence. Voulez-vous plaisanter assez pour m’endormir ? car déjà je me sens appesanti.

Antonio.

Allons, dormez et écoutez-nous.

(Tous s’endorment, excepté Alonzo, Sébastien et Antonio.)
Alonzo.

Quoi ! déjà tous endormis ! Je voudrais que mes yeux pussent, en se fermant, emprisonner mes pensées : je les sens disposés au sommeil.

Sébastien.

Seigneur, s’il s’offre pesamment à vous, ne le repoussez pas. Rarement il visite le chagrin ; quand il le fait, c’est un consolateur.

Antonio.

Tous deux, seigneur, nous allons faire la garde auprès de votre personne tandis que vous prendrez du repos, et nous veillerons à votre sûreté.

Alonzo.

Je vous remercie. Je suis étrangement assoupi.

(Il s’endort. — Ariel sort.)
Sébastien.

Quelle bizarre léthargie s’est emparée d’eux tous ?

Antonio.

C’est une propriété du climat.

Sébastien.

Pourquoi n’a-t-elle pas forcé nos yeux à se fermer ? Je ne me sens point disposé au sommeil.

Antonio.

Ni moi ; mes esprits sont en mouvement. — Ils sont tous tombés comme d’un commun accord ; ils ont été abattus comme par un même coup de tonnerre. — Quel pouvoir est en nos mains, digne Sébastien ! oh quel pouvoir ! Je n’en dis pas davantage, et cependant il me semble que je vois sur ton visage ce que tu pourrais être. L’occasion te parle, et, dans la vivacité de mon imagination, je vois une couronne tomber sur ta tête.

Sébastien.

Quoi ! es-tu éveillé ?

Antonio.

Ne m’entendez-vous pas parler ?

Sébastien.

Je t’entends, et sûrement ce sont les paroles d’un homme endormi ; c’est le sommeil qui te fait parler. Que me disais-tu ? C’est un étrange sommeil que de dormir les yeux tout grands ouverts, debout, parlant, marchant, et cependant si profondément endormi.

Antonio.

Noble Sébastien, tu laisses ta fortune dormir, ou plutôt mourir : tu fermes les yeux, toi, tout éveillé.

Sébastien.

Tu ronfles distinctement ; tes ronflements ont un sens.

Antonio.

Je suis plus sérieux que je n’ai coutume de l’être : vous devez l’être aussi si vous faites attention à ce que je vous dis ; y faire attention, c’est vous tripler vous-même.

Sébastien.

À la bonne heure ! mais je suis une eau stagnante.

Antonio.

Je vous apprendrai à monter comme le flux.

Sébastien.

Charge-toi de le faire, car une indolence héréditaire me dispose au reflux.

Antonio.

Ô si vous saviez seulement combien ce projet vous est cher au moment même où vous vous en moquez ! combien vous y entrez de plus en plus, en le rejetant ! Les hommes de reflux sont si souvent entraînés tout près du fond par leur crainte et leur indolence même.

Sébastien.

Je t’en prie, poursuis : la fermeté fixe de ton regard, de tes traits, annonce quelque chose qui veut sortir de toi, et un enfantement qui te presse et te travaille.

Antonio.

Voilà ce qui en est, seigneur. Quoique ce gentilhomme au faible souvenir, et qui une fois enterré sera d’aussi petite mémoire, ait presque persuadé au roi (car il est possédé d’un esprit de persuasion) que son fils est vivant, il est aussi impossible que ce fils ne soit pas noyé, qu’il l’est que celui qui dort ici puisse nager.

Sébastien.

Moi, je n’ai pas d’espoir qu’il ne soit pas noyé.

Antonio.

Ô que de ce défaut d’espoir il sort pour vous une grande espérance ! Point d’espérance de ce côté, c’est de l’autre une espérance si haute, que l’œil de l’ambition elle-même ne peut percer au delà, et doute plutôt de ce qu’il y découvre. Voulez-vous demeurer d’accord avec moi que Ferdinand est noyé ?

Sébastien.

Il n’est plus de ce monde.

Antonio.

Maintenant, dites-moi, quel est l’héritier le plus proche du royaume de Naples ?

Sébastien.

Claribel.

Antonio.

Qui ? la reine de Tunis ? elle qui habite à dix lieues par delà la vie de l’homme ? elle qui ne peut pas avoir de nouvelles de Naples, à moins que le soleil ne fasse office de poste (car l’homme de la lune est trop lent), avant que les mentons nouveau-nés ne soient durcis et devenus propres au rasoir ? elle, à cause de qui nous avons été tous engloutis par la mer, bien qu’elle en ait rejeté quelques-uns, et que nous soyons par là destinés à exécuter une action dont ce qui vient d’arriver n’est que le prologue ? Pour ce qui doit suivre, vous et moi en sommes chargés.

Sébastien.

Quelles balivernes me contez-vous là ? Que voulez-vous dire ? Il est vrai que la fille de mon frère est reine de Tunis, et qu’elle est aussi l’héritière de Naples : entre ces deux régions il y a quelque distance.

Antonio.

Une distance dont chaque coudée semble s’écrier : « Comment cette Claribel nous franchira-t-elle jamais pour retourner à Naples ? » Garde Claribel, Tunis, et laisse Sébastien se réveiller ! Dites, si ce qui vient de les saisir était la mort, eh bien ! ils n’en seraient pas plus mal qu’ils ne sont en ce moment. Il y a des gens capables de gouverner Naples aussi bien que celui-ci qui dort ; des courtisans qui sauront bavarder aussi longuement, aussi inutilement que ce Gonzalo ; moi-même je pourrais faire un choucas aussi profondément babillard. Oh ! si vous portiez en vous l’esprit qui est en moi, quel sommeil serait celui-ci pour votre élévation ! Me comprenez-vous ?

Sébastien.

Je crois vous comprendre.

Antonio.

Et comment la joie de votre cœur accueille-t-elle votre bonne fortune ?

Sébastien.

Je me rappelle que vous avez supplanté votre frère Prospero.

Antonio.

Oui, et voyez comme je suis bien dans mes habits, et de bien meilleur air qu’auparavant. Les serviteurs de mon frère étaient mes compagnons alors ; ce sont mes gens maintenant.

Sébastien.

Mais votre conscience ?

Antonio.

Vraiment, seigneur, où cela loge-t-il ? Si c’était une engelure à mon talon, elle me forcerait à garder mes pantoufles ; mais je ne sens point cette déité dans mon sein. Vingt consciences fussent-elles entre moi et le trône de Milan, elles peuvent se candir et se fondre avant de me gêner. Voilà votre frère couché là, et s’il était ce qu’il paraît être en ce moment, c’est-à-dire mort, il ne vaudrait pas mieux que la terre sur laquelle il est couché. Moi, avec cette épée obéissante, rien que trois pouces de lame, je le mets au lit pour jamais ; tandis que vous, de la même manière, vous faites cligner l’œil pour l’éternité à ce vieux rogaton, ce sire Prudence qu’ainsi nous n’aurons plus pour censurer notre conduite. Quant aux autres, ils prendront ce que nous voudrons leur inspirer comme un chat lape du lait : quelle que soit l’entreprise pour laquelle nous aurons fixé un certain moment, ils se chargeront de nous dire l’heure.

Sébastien.

Ta destinée, cher ami, me servira d’exemple : comme tu gagnas Milan, je veux gagner Naples. Tire ton épée : un seul coup va t’affranchir du tribut que tu payes, et te donner pour roi moi qui t’aimerai.

Antonio.

Tirons ensemble nos épées ; et quand je lèverai mon bras en arrière, faites-en autant pour frapper aussitôt Gonzalo.

Sébastien.

Oh ! un mot encore.

(Ils se parlent bas.)
(Musique. — Ariel rentre invisible.)
Ariel.

Mon maître prévoit par son art le danger que courent ces hommes dont il est l’ami. Il m’envoie pour leur sauver la vie, car autrement son projet est mort.

(Il chante à l’oreille de Gonzalo.)

Tandis que vous dormez ici en ronflant,
La conspiration à l’œil ouvert
Choisit son moment.
Si vous attachez quelque prix à la vie,
Secouez le sommeil et prenez garde.
Réveillez-vous, réveillez-vous.

Antonio.

Maintenant frappons tous deux à la fois.

Gonzalo

À nous, anges gardiens, sauvez le roi !

(Ils s’éveillent.)
Alonzo.

Quoi ! qu’est-ce que c’est ? Oh ! vous êtes réveillés ! pourquoi vos épées nues ? pourquoi ces regards effroyables ?

Gonzalo.

De quoi s’agit-il ?

Sébastien.

Tandis que nous veillions ici à la sûreté de votre sommeil, nous avons entendu tout à coup un bruit sourd de rugissements comme de taureaux, ou plutôt de lions. Ne vous a-t-il pas réveillés ? il a frappé mon oreille de la manière la plus terrible.

Alonzo.

Je n’ai rien entendu.

Antonio.

Oh ! c’était un bruit capable d’effrayer l’oreille d’un monstre, de faire trembler la terre : sûrement c’étaient les rugissements d’un troupeau de lions.

Alonzo.

L’avez-vous entendu, Gonzalo ?

Gonzalo.

Sur mon honneur, seigneur, j’ai ouï un murmure, un étrange murmure qui m’a réveillé. Je vous ai poussé, seigneur, et j’ai crié. Quand mes yeux se sont ouverts, j’ai vu leurs épées nues. Un bruit s’est fait entendre, c’est la vérité : il sera bon de nous tenir sur nos gardes ; ou plutôt quittons ce lieu ; tirons nos épées.

Alonzo.

Partons d’ici, et continuons à chercher mon pauvre fils.

Gonzalo.

Que le ciel le garde de ces monstres, car sûrement il est dans cette île !

Alonzo.

Partons.

Ariel, à part.

Prospero, mon maître, saura ce que je viens de faire : maintenant, roi, tu peux aller sans danger à la recherche de ton fils.

(Ils sortent.)



Scène II

(Une autre partie de l’île. On entend le bruit du tonnerre.)
CALIBAN entre avec une charge de bois.
Caliban.

Que tous les venins que le soleil pompe des eaux croupies, des marais et des fondrières retombent sur Prospero, et ne laissent pas sans souffrance un pouce de son corps ! Ses esprits m’entendent, et pourtant il faut que je le maudisse. D’ailleurs ils ne viendront pas sans son ordre me pincer, m’effrayer de leurs figures de lutins, me tremper dans la mare, ou, luisants comme des brandons de feu, m’égarer la nuit loin de ma route : mais pour chaque vétille il les lâche sur moi ; tantôt en forme de singes qui me font la moue, me grincent des dents, et me mordent ensuite ; tantôt ce sont des hérissons qui viennent se rouler sur le chemin où je marche pieds nus, et dressent leurs piquants au moment où je pose mon pied. Quelquefois je me sens enlacé par des serpents qui de leur langue fourchue sifflent sur moi jusqu’à me rendre fou. — (Trinculo paraît.) Ah oui… oh ! — Voici un de ses esprits ; il vient me tourmenter parce que je suis trop lent à porter ce bois. Je vais me jeter contre terre ; peut-être qu’il ne prendra pas garde à moi.

Trinculo.

Point de buisson, pas le moindre arbrisseau pour se mettre à l’abri des injures du temps, et voilà un nouvel orage qui s’assemble : je l’entends siffler dans les vents. Ce nuage noir là-bas, ce gros nuage ressemble à un vilain tonneau qui va répandre sa liqueur. S’il tonne comme il a fait tantôt, je ne sais où cacher ma tête. Ce nuage ne peut manquer de tomber à pleins seaux. — Qu’avons-nous ici ? Un homme ou un poisson ? mort ou vif ? — Un poisson ; il sent le poisson, une odeur de vieux poisson. — Quelque chose comme cela, et pas du plus frais, un cabillaud. — Un étrange poisson ! Si j’étais en Angleterre maintenant, comme j’y ai été une fois, et que j’eusse seulement ce poisson en peinture, il n’y aurait pas de badaud endimanché qui ne donnât une pièce d’argent pour le voir. C’est là que ce monstre ferait un homme riche : chaque bête singulière y fait un homme riche ; tandis qu’ils refuseront une obole pour assister un mendiant boiteux, ils vous en jetteront dix pour voir un Indien mort. — Hé ! il a des jambes comme un homme, et ses nageoires ressemblent à des bras ! sur ma foi, il est chaud encore. Je laisse là ma première idée maintenant, elle ne tient plus. Ce n’est pas là un poisson, mais un insulaire que tantôt le tonnerre aura frappé. — (Il tonne.) Hélas ! voilà la tempête revenue. Mon meilleur parti est de me blottir sous son manteau ; je ne vois point d’autre abri autour de moi. Le malheur fait trouver à l’homme d’étranges compagnons de lit. — Allons, je veux me gîter ici jusqu’à ce que la queue de l’orage soit passée.

(Entre Stephano chantant, et tenant une bouteille à la main.)
Stephano.

Je n’irai plus à la mer, à la mer.
Je veux mourir ici à terre.

C’est une piètre chanson à chanter aux funérailles d’un homme. Bien, bien, voici qui me réconforte.

(Il boit.)

Le maître, le balayeur, le bosseman et moi,
Le canonnier et son compagnon,
Nous aimions Mall, Meg, et Marion et Marguerite ;
Mais aucun de nous ne se souciait de Kate,
Car elle avait un aiguillon à la langue,
Et criait au marinier : Va te faire pendre !
Elle n’aimait pas l’odeur de la poix ni du goudron :
Cependant un tailleur pouvait la gratter où il lui démangeait.
Allons à la mer, enfants, et qu’elle aille se faire pendre !

C’est aussi une piètre chanson. Mais voici qui me réconforte.

(Il boit.)
Caliban.

Ne me tourmente point. Oh !

Stephano.

Qu’est ceci ? avons-nous des diables dans ce pays ? Vous accoutrez-vous en sauvages et en hommes de l’Inde pour nous faire niche ? Je ne suis pas réchappé de l’eau pour avoir peur ici de vos quatre jambes ? car il a été dit : L’homme le plus homme qui ait jamais cheminé sur quatre pieds ne le ferait pas reculer, et on le dira ainsi tant que l’air entrera par les narines de Stephano.

Caliban.

L’esprit me tourmente. Oh !

Stephano.

C’est là quelque monstre de l’île, avec quatre jambes. Celui-là, je m’imagine, aura gagné la fièvre. Où diable peut-il avoir appris notre langue ? Ne fût-ce que pour cela, je veux lui donner quelque secours. Si je puis le guérir et l’apprivoiser, et lui faire gagner Naples avec moi, c’est un présent digne de quelque empereur que ce soit qui ait jamais marché sur cuir de bœuf.

Caliban.

Ne me tourmente pas, je t’en prie ; je porterai mon bois plus vite à la maison.

Stephano.

Le voilà dans son accès maintenant ! il n’est pas des plus sensés dans ce qu’il dit. Il tâtera de ma bouteille : s’il n’a jamais encore goûté de vin, il ne s’en faudra guère que cela ne guérisse son accès. Si je parviens à le guérir et à l’apprivoiser, je n’en demanderai jamais trop cher : il défrayera le maître qui l’aura, et comme il faut.

Caliban.

Tu ne me fais pas encore grand mal, mais cela viendra bientôt ; je le sens à ton tremblement. Dans ce moment Prospero agit sur toi.

Stephano, à Caliban.

Allons, venez ; voici qui vous donnera la parole, chat[4]. Ouvrez la bouche ; je peux dire que cela secouera votre tremblement, et comme il faut. (Caliban boit avec plaisir.) Vous ne connaissez pas celui qui est ici votre ami. Allons, ouvrez encore vos mâchoires.

Trinculo.

Je crois reconnaître cette voix. Ce pourrait être… Mais il est noyé. Ce sont des diables. Ô défendez-moi !

Stephano.

Quatre jambes et deux voix ! un monstre tout à fait mignon ; sa voix de devant est sans doute pour dire du bien de son ami, sa voix de derrière pour tenir de mauvais discours et dénigrer. Si tout le vin de mon broc suffit pour le rétablir, je veux médicamenter sa fièvre. Allons, ainsi soit-il ! Je vais en verser un peu dans ton autre bouche.

Trinculo.

Stephano ?

Stephano.

Comment, ton autre voix m’appelle ? — Miséricorde ! Miséricorde ! ce n’est pas un monstre, c’est un diable. Laissons-le là, je n’ai pas une longue cuiller, moi[5].

Trinculo.

Stephano ? si tu es Stephano, touche-moi, parle-moi. Je suis Trinculo ; — ne sois pas effrayé, — ton bon ami Trinculo.

Stephano.

Si tu es Trinculo, sors de là, je vais te tirer par les jambes les plus courtes. S’il y a ici des jambes à Trinculo, ce sont celles-là. En effet, tu es Trinculo lui-même : comment es-tu devenu le siège de ce veau de lune[6] ? Rend-il des Trinculos ?

Trinculo.

Je l’ai cru tué d’un coup de tonnerre. Mais n’es-tu donc pas noyé, Stephano ? Je commence à espérer que tu n’es pas noyé. L’orage a-t-il crevé tout à fait ? Moi, dans la peur de l’orage, je me suis caché sous le manteau de ce veau de la lune mort. — Es-tu bien vivant, Stephano ? Ô Stephano ? deux Napolitains de réchappés !

Stephano.

Je te prie, ne tourne pas autour de moi ; mon estomac n’est pas bien ferme.

Caliban.

Ce sont là deux beaux objets, si ce ne sont pas des lutins. Celui-ci est un brave dieu qui porte avec lui une liqueur céleste : je veux me mettre à genoux devant lui.

Stephano.

Comment t’es-tu sauvé ? Comment es-tu arrivé ici ? dis-le moi par serment sur ma bouteille, comment es-tu venu ici ? Moi, je me suis sauvé sur un tonneau de vin de Canarie que les matelots avaient roulé à grand’peine hors du navire. J’en jure par cette bouteille que j’ai faite de mes propres mains, avec l’écorce d’un arbre, depuis que j’ai été jeté sur le rivage.

Caliban.

Je veux jurer sur cette bouteille d’être ton fidèle sujet, car ta liqueur ne vient pas de la terre.

Stephano.

Allons, jure : comment t’es-tu sauvé ?

Trinculo.

J’ai nagé jusqu’au rivage, mon ami, comme un canard. Je nage comme un canard ; j’en jurerai.

Stephano.

Tiens, baise le livre. — Cependant tu ne peux nager comme un canard, car tu es fait comme une oie.

Trinculo.

Ô Stephano, as-tu encore de ceci ?

Stephano.

La futaille entière, mon ami ; mon cellier est dans un rocher au bord de la mer : c’est là que j’ai caché mon vin. — Eh bien ! maintenant, veau de lune, comment va ta fièvre ?

Caliban.

N’es-tu pas tombé du ciel ?

Stephano.

Oui vraiment, de la lune. J’étais de mon temps l’homme qu’on voyait dans la lune.

Caliban.

Je t’y ai vu, et je t’adore. Ma maîtresse t’a montré à moi, toi, ton chien et ton buisson.

Stephano.

Allons, jure-le, baise le livre ; tout à l’heure je le remplirai de nouveau. Jure.

Trinculo.

Par cette bonne lumière, voilà un sot monstre ! moi, avoir peur de lui ! un imbécile de monstre ! l’homme de la lune ! un pauvre monstre bien crédule ! — C’est boire net, monstre, sur ma parole.

Caliban, à Stephano.

Je veux te montrer dans l’île chaque pouce de terre fertile, et je veux baiser ton pied. Je t’en prie, sois mon dieu.

Trinculo.

Par cette clarté, le plus perfide et le plus ivrogne des monstres ! — Quand son dieu sera endormi, il lui volera sa bouteille.

Caliban.

Je baiserai ton pied ; je jurerai d’être ton sujet.

Stephano.

Eh bien ! approche ; à terre, et jure.

Trinculo.

J’en mourrai à force de rire de ce monstre à tête de chien. Un monstre dégoûtant ! je me sentirais en goût de le battre…

Stephano.

Allons, baise.

Trinculo.

… Si ce n’était que ce pauvre monstre est ivre. C’est un abominable monstre !

Caliban.

Je te conduirai aux meilleures sources, je te cueillerai des baies. Je veux pêcher pour toi et t’apporter du bois à ta suffisance. La peste étreigne le tyran que je sers ! je ne lui porterai plus de fagots ; mais c’est toi que je servirai, homme merveilleux.

Trinculo.

Un monstre bien ridicule, de faire une merveille d’un pauvre ivrogne !

Caliban.

Je t’en prie, laisse-moi te mener à l’endroit où croissent les pommes sauvages : de mes longs ongles je déterrerai des truffes ; je te montrerai un nid de geais, et je t’enseignerai à prendre au piège le singe agile ; je te conduirai à l’endroit où sont les bosquets de noisettes, et quelquefois je t’apporterai du rocher de jeunes pingouins. Veux-tu venir avec moi ?

Stephano.

J’y consens ; marche devant nous sans babiller davantage. — Trinculo, le roi et tout le reste de la compagnie étant noyés, nous héritons de tout ici. — (À Caliban.) Viens, porte ma bouteille. — Camarade Trinculo, nous allons tout à l’heure la remplir de nouveau.

Caliban chante comme un ivrogne.

Adieu, mon maître ; adieu, adieu.

Trinculo.

Monstre hurlant ! ivrogne de monstre !

Caliban.

Je ne ferai plus de viviers pour le poisson ;
Je n’apporterai plus à ton commandement de quoi faire le feu.
Je ne gratterai plus la table et ne laverai plus les plats,
Ban, ban, Ca… Caliban
À un autre maître, devient un autre homme.

Liberté ! vive la joie ! vive la joie ! liberté ! liberté ! vive la joie ! liberté !

Stephano.

Le brave monstre ! Allons, conduis-nous.

(Ils sortent.)



  1. Dollar, dolour, ont, en anglais, à peu près la même prononciation.
  2. You’ve paid : Dans l’ancienne édition, You’re paid, corrigé, ce me semble avec raison, par M. Steevens. M. Malone paraît assez embarrassé du sens de ce passage, qui cependant ne peut, je crois, laisser aucun doute. On a parié un éclat de rire ; Sébastien, qui a perdu, éclate de rire ; Antonio le prend sur le fait et lui dit : Vous avez payé. Cela est d’un genre de plaisanterie tout à fait conforme au reste de l’entretien de ces deux personnages.
  3. Dans l’anglais, temperance. Il a été impossible, dans la traduction, de conserver le jeu de mots qui paraît de plus faire allusion à quelque allégorie de la tempérance.
  4. Allusion au vieux dicton anglais : Ce vin est si bon qu’il ferait parler un chat.
  5. Allusion au proverbe écossais : Qui fait manger le diable a besoin d’une longue cuiller.
  6. Toute génération informe et monstrueuse était attribuée à l’influence de la lune.