La Tendre Camarade/06

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L’Édition (p. 107-141).

VI

La nuit de la bonne action


Une seule bonne action dans toute ma vie, dit Jean Noël, est-ce assez ? C’est ce que j’ai cru et je n’en ai accompli qu’une. Mais ce fut vraiment une bonne action, car elle ne fut utile à personne, ni à moi-même.

Quand il a plu et quand il a fait froid, à Paris, durant trois mois, une belle matinée de soleil et de chaleur est une chose délicieuse. On ne savait pas que le printemps était très avancé, et l’on s’en aperçoit tout à coup. C’est bête, se dit-on, il est venu sans que personne ne le sache !

Imaginez l’odeur des feuilles, un petit souffle de nature, la joie de la terre le long des fortifications. Je marchais dans une ivresse incomparable quand, devant une porte que je connaissais, je fus témoin d’un spectacle inattendu.

Une concierge que je connaissais et dont le visage affreux et plein de mauvais sentiments me faisait détourner la tête quand je l’apercevais le matin était devant sa porte, appuyée sur son balai. Et son visage, habituellement chargé d’acrimonies, m’apparaissait, différent et transformé. C’était bien le même, mais devenu humain et sensible, avec des lèvres qui tremblaient, et les lumières de deux larmes sous les paupières, et une magnificence de pitié sur ses traits jaunis.

Et je m’arrêtai, cherchant avec stupeur quelle pouvait être la cause d’une transformation si étonnante.



Sur le boulevard ensoleillé il passait un enterrement. Mais c’était un enterrement comme jamais je n’en avais vu et qui devait appartenir à la dernière classe des enterrements. Aucun cortège ne le suivait. Aucun fonctionnaire mortuaire ne le précédait. Il n’y avait aucune couronne ni aucun drap noir. C’était simplement un cercueil posé sur une voiture.

La voiture avait des soubresauts, ce qui lui donnait une apparence encore plus misérable. Elle amenait hâtivement vers je ne sais quel cimetière un être qui avait dû mourir dans une solitude sans pareille. La pauvreté et l’absence d’amitié réunies représentent les plus grands maux de la terre. La triste voiture en était le symbole, et son essieu mal graissé avait une plainte basse et résignée.

Mon regard croisa celui de la concierge et, sans m’adresser la parole directement, parlant plutôt aux choses et aux dieux, elle exprima sa pensée principale :

— Le malheureux n’avait donc pas de concierge ?

Puis, l’indignation remplaçant la pitié, elle reprit :

— Ou, alors, cette femme est une misérable de l’avoir laissé partir tout seul.



Chez cette concierge, que je savais propagatrice de calomnies, active dans le mal, traîtresse et vénale, il y avait donc un honneur professionnel qui ne s’exerçait pas dans le domaine des choses matérielles, puisqu’elle remettait les lettres avec irrégularité pour persécuter, faisait de faux rapports au propriétaire pour faire chasser, mais qui existait dans le domaine des idées pures et qui comportait le respect de la mort, la pitié pour une misère qu’elle n’avait pas vue.

Je mesurai cette supériorité en voyant couler sur le visage affreux les larmes précieuses. Cette concierge, qui avait été pour moi l’image même de la vilenie, me donnait un haut exemple. Mon cœur sec s’ouvrit à je ne sais quelle tendresse affectueuse pour l’inconnu qui était mort solitaire, et je me mis à courir pour rattraper la voiture cahotante.



J’allai, dans la splendeur du jour ensoleillé, vers un lointain cimetière de banlieue. Et jamais les rues n’avaient été aussi animées, jamais les tramways n’avaient fait un tel fracas, jamais la vie n’avait été aussi vivante.

Des couples qui se tenaient par le bras, des jeunes gens qui marchaient en bande, ayant aux yeux les signes visibles de cette joie que donne l’amitié, des familles étalées sur les portes attestaient au passage de la dépouille du solitaire qu’il n’y a de bonheur que dans la vie en commun et que tout l’effort de l’homme consiste à fuir la solitude.

Et nous passâmes, lui et moi, sans être ni remarqués, ni salués, et nous arrivâmes ainsi jusqu’à la porte solennelle de ce beau et triste jardin des Mille et une nuits qu’est le cimetière de Saint-Ouen. Et sans que je me demande nettement quel pouvait être celui que j’accompagnais, une image vint à ma pensée, une image que mon imagination ne créait pas et qui me semblait presque avoir la réalité d’un souvenir.

Le cocher se hâtait, et je marchais à grands pas dans une immense allée de marbre et de cyprès.



Je voyais un personnage grand, pauvrement vêtu, quoique de façon assez correcte, mais d’habits trop larges qui ne semblaient pas avoir été coupés primitivement à son usage. Des pantalons de zouave et des cheveux assez longs lui donnaient cette vague allure à laquelle aspirent les humbles qui ont pour idéal d’être des artistes.

Un ancien ouvrier qui aurait voulu devenir peintre ou chansonnier de Montmartre. La timidité et l’absence de dons l’avaient empêché de parvenir. Une bonté naturelle l’écartant des mauvaises actions, il n’avait pu s’élever ni par le bien, ni par le mal. Un homme charmant, en vérité, qui était passé à côté de tout sans oser s’arrêter. Il avait en lui des trésors d’amour pour des êtres qu’il ne regardait que de loin, des trésors de reconnaissance pour des bienfaiteurs que sa mauvaise chance l’avait empêché de rencontrer. Ensuite un homme qui n’inspirait pas une très grande sympathie parce qu’il parlait peu et qu’il n’avait pas de profession définie.

Comme tout le monde, il avait eu une histoire. Je n’en distinguais confusément que la fin. Une extrême pauvreté caractérisée par ces symboles : un cabinet d’hôtel meublé à quinze francs par mois, une absence totale de linge. Mais l’habitude empêche la souffrance du pauvre d’être cuisante.

L’absolue solitude qui était venue lentement, mystérieusement, comme vient la vieillesse, avait été pour lui le mal le plus terrible, parce que le remède était derrière toutes les portes de son hôtel, dans toutes les boutiques de la rue, sur tous les seuils, et qu’il n’avait pu l’atteindre.



Il y avait cependant deux hommes vêtus de noir qui nous attendaient en devisant, assis sur un banc, au fond du cimetière. Et j’éprouvai une petite consolation à penser qu’en vertu de l’administration des choses de la mort, ces deux hommes étaient placés là pour s’occuper exclusivement, pendant quelques minutes, du sort du malheureux que j’avais accompagné.

Je craignis un instant qu’on me demandât si j’étais un parent ou qu’on me posât quelque question. Il n’en fut rien. Les hommes agirent comme si je n’avais pas existé. Ils prirent le cercueil et la voiture s’éloigna rapidement.

Je fis quelques pas derrière eux et je vis qu’ils déposaient le cercueil dans un trou très large. L’inconnu n’aurait pas une place étroite dans un coin abandonné. Il allait reposer dans une fosse vaste et commune à d’autres formes humaines. Il allait connaître, pour la première fois, le compagnonnage avec d’autres êtres ses semblables, dans un tombeau amical, aussi grand que la terre immense.



Et je vois quelquefois l’homme pauvre et timide me sourire de loin dans cette fluidité brumeuse intermédiaire entre le songe et l’apparition où nous nous imaginons qu’évoluent les ombres vaines des morts.

— Tu m’as fait goûter, me dit-il, la douceur du regret et de la consolation. Ce qui demeure de nous, contrairement à ce qu’on croit, garde les mesquineries et les vanités humaines, quoique affaiblies et diminuées. Grâce à toi, j’ai pu m’enorgueillir qu’un petit cortège ait marché derrière ma dépouille. Je te suivrai dans la vie, à mon tour, non pour te protéger, car je suis parmi les morts, plus timide et plus inutile encore que parmi les vivants, mais pour que tu sentes autour de toi, dans la grande solitude de la vie, l’amitié invisible de celui qui ne peut rien. Et ce sera beaucoup.

Je suis très fier de cet humble protecteur. J’aime à le voir marcher dans ma pensée, avec son col usé et son pantalon de zouave. Il me représente une bonne action si parfaite que je ne veux plus jamais en accomplir d’autres.



Alors l’ancien administrateur colonial Miély se souleva sur son coude et dit : « Les actions ont des conséquences qui nous sont inconnues. Qui peut affirmer que l’acte qu’on accomplit et qu’on croit bon ne deviendra pas, par des enchaînements imprévus, créateur du mal ?

Le bien est de la même essence que le bonheur. Je veux dire qu’il est, comme lui, changeant et périssable, qu’il a aussi son amertume et sa laideur. De même que, lorsqu’on est heureux, il suffit d’une parole entendue ou d’un souvenir pour que le bonheur s’efface ; de même quand une bonne action est accomplie, on s’aperçoit qu’elle est d’une qualité très sensible, qu’elle se modifie selon la chaleur ou les transformations de l’âme, qu’elle peut, avec une extrême facilité, devenir une mauvaise action.

Et c’est pourquoi je pense qu’il faut se garder également du bien et du mal comme on se garde de deux puissances redoutables qui n’existent pas.



Près du petit lac, à Hanoï, un soir de plaisir, j’ai pu croire accomplir une bonne action. Il y a très longtemps de cela et je n’avais pas atteint cette sagesse que m’ont donnée ensemble l’opium et les années.

Sous la véranda de Thi-Ba-Sen l’entremetteuse nous buvions du champagne, et tout, à part les yeux un peu bistrés et la peau d’ambre des congaï, ressemblait assez à une soirée de France. On avait dansé et joué du piano et la joie commune, l’avidité de plaisir immédiat s’épanouissaient chez mes compagnons.

Je remarquai une petite congaï qui faisait les gestes de s’amuser sans paraître prendre de plaisir. Ses yeux lointains semblaient dépasser l’horizon du petit lac et regarder vers un pays imaginaire. Elle avait des yeux très beaux et très profonds et, à un moment donné, elle les posa sur moi comme pour m’exprimer sa solitude et sa tristesse.

Je le crus du moins. C’étaient ma solitude et ma tristesse que je voyais sans doute dans ses yeux. Mais de ce regard dépendait une vie nouvelle, car le soir même j’emmenai, et pour toujours, la petite congaï avec moi.



Une petite congaï que l’on prend chez Thi-Ba-Sen ne vaut pas plus que les quelques piastres contre lesquelles on l’échange. Elle est une servante dans la maison, un compagnon sur les nattes de la fumerie, une camarade sensuelle aux heures de sieste. On la prend et on la quitte pour quelques mois ou quelques années comme l’on prend, en Europe, une femme pour une soirée.

Or il se trouva que ma petite amie Thi-Nam parlait à merveille le français, avait lu des livres, laissait poindre dans ses paroles une âme semblable à la mienne. Fille d’une congaï enrichie et mariée à un interprète, elle avait été élevée chez des sœurs, avait appris nos usages et nos pensées. Mais sa mère était morte et l’interprète s’en était allé, abandonnant Thi-Nam à son destin. Ce destin, l’entremetteuse Thi-Ba-Sen s’était chargée de le diriger. Ma petite amie prétendait que j’étais arrivé à la minute précise de ses débuts dans la vie. Je n’en croyais rien, naturellement. J’estimais avec raison que cela importait peu et que l’essentiel était que Thi-Nam fût charmante.

Elle l’était. Je m’étonnai qu’elle le fût à ce point. J’admirai sa facilité à tout comprendre. Alors une notion du devoir entra dans mon esprit. Je résolus de développer l’intelligence de Thi-Nam, de l’élever à moi, d’en faire ma vraie compagne.



C’est un grand mystère qu’il y ait des êtres qui aspirent à monter dans l’échelle humaine, tandis que d’autres descendent. C’est aussi un grand mystère de savoir si l’effort vers plus d’intelligence et de connaissance est d’essence sublime ou si l’ignorance et la simplicité du cœur ne nous conduisent pas aussi directement à ce que nous croyons la vérité de la vie.

Faut-il développer la pensée avec ce qu’elle entraîne de désirs et de souffrances ou, au contraire, la borner, parce que beaucoup de mal est en elle ? Y a-t-il un but à atteindre, un flambeau à porter plus loin ?

Ceci se passait au temps de ma jeunesse. Je croyais avec fermeté que nous devions aller vers la compréhension du monde par l’esprit actif, comme sur une voie sacrée qui s’éclaire à mesure que l’on avance. Je n’avais pas encore vu les tombeaux qui la bordent et je ne savais pas que pour quelques lumières tremblantes il y avait de grands espaces d’ombre.

La petite Thi-Nam voulait s’avancer sur la voie sacrée et je pensai toucher à la grande bonne action de ma vie en la conduisant par la main.



Aux premières magies de l’opium est lié pour moi le plaisir que j’eus à instruire Thi-Nam des choses que j’aimais. En face de moi, derrière la lampe, je voyais se tendre son mince corps sous le ke-hao de soie noire, je voyais son chignon lisse, son front étroit et ses yeux brillants. Je goûtais la douceur profonde d’une parole qui est comprise, d’une pensée qui s’agrandit parce qu’elle est partagée.

La chambre où nous fumions, à Cao-Bang, où j’avais été nommé administrateur, se prolongeait par une grande véranda après laquelle on voyait un jardin aux végétations extraordinaires. Derrière la claire-voie d’osier se pressaient les cocotiers, les caoutchoucs, les arequiers. L’odeur de l’opium se mêlait délicieusement aux sucs des végétaux. Et durant la première partie de la nuit, tant que je parlais, le jardin était immobile et silencieux.

Mais quand nous avions beaucoup fumé, quand il était tard, que nos corps étaient légers et qu’une grande volupté nous venait d’une pression de mains, alors le jardin se mettait à bruire étrangement, les arbres s’agitaient, parlaient, et tout, dans leur voix qui n’avait pas de sens précis, était contradictoire à ce que j’avais dit. Il semblait que leur murmure venait de très loin, du cœur des grandes forêts asiatiques, où les pourrissements de racines et de bois font l’air plus épais, où il y a des accumulations millénaires de végétaux morts. Et ce murmure, après les heures où j’avais conté mon étroite sagesse d’Européen, disait la sagesse plus profonde, héritée d’innombrables siècles, de l’impénétrable Asie.



Thi-Nam était catholique, mais à la manière dont on l’est là-bas, c’est-à-dire qu’elle mélangeait singulièrement le culte de la Vierge avec celui que l’on rend aux ancêtres.

Dans la chambre, au milieu des meubles d’ébène, des porcelaines et des objets achetés de-ci de-là, se dressait l’autel des ancêtres et elle venait y brûler parfois des petits bâtonnets d’encens. Elle y déposait des présents, des bananes, une fiole de choum-choum et un bol de riz.

Elle allait aussi à la messe. Elle était perpétuellement remplie de terreurs. Elle craignait l’enfer et aussi les dragons, les génies du ciel. Elle alternait les Pater et les Ave avec les formules magiques qui éloignent les mauvais esprits.

Et moi j’entrepris une lutte contre toutes ces puissances célestes et infernales. J’élaborai des métaphysiques à son usage, une histoire des religions qu’elle put comprendre. Je lui dis la longue lutte de l’homme à travers les siècles contre les dieux qui n’existaient pas et sa victoire future. Je lui enseignai qu’elle avait en elle-même le germe de toute sagesse, et elle me regardait avec des yeux émerveillés qui parfois semblaient s’ouvrir à un monde nouveau.

Elle n’alla plus à la messe. Sur l’autel des ancêtres les bananes se séchèrent, et elle ne remplit pas à nouveau la fiole de choum-choum que le boy avait bue.

Mais quand, le soir, nous avions beaucoup fumé et que les arbres s’agitaient derrière la véranda, alors elle se blottissait contre moi, je sentais qu’elle était la proie des antiques superstitions, des vieilles légendes de sa race, je la défendais avec mes bras contre les milliers de formes terribles surgies des profondeurs de la forêt.



Plus haut pourtant que les lataniers et les caoutchoucs se fit entendre ma voix de chaque soir pour l’âme enfantine de Thi-Nam. Elle lut les livres qui m’étaient chers et que j’avais emportés, elle renonça sans s’en douter à mille détails des modes annamites, elle devint semblable à une petite Française par le langage et par la manière d’aimer.

Elle disait m’aimer et je ne le croyais pas. Je n’avais jamais été aimé en France, à cause de ma timidité, de mon manque de fortune, de mon physique médiocre. La seule apparence de son amour me donnait une illusion qui devenait chaque jour plus douce. Je m’habituai à ce bonheur dont je doutais. Mon scepticisme diminua. Je m’exagérai le prestige moral que j’avais conquis sur Thi-Nam et l’importance de mon rôle. Puis du temps passa. L’habitude créa entre nous ses liens invisibles et puissants. Je m’aperçus insensiblement que j’aimais la petite Annamite. L’optimisme que me donnait le bonheur me fit croire aussi qu’elle m’aimait vraiment. J’eus l’orgueil d’avoir animé une statuette bronzée de l’Asie, de m’être créé une compagne.

Cela dura jusqu’au jour où j’appris qu’elle me trompait avec un sergent de la milice et qu’elle n’avait cessé de le faire depuis les premiers temps de mon arrivée à Cao-Bang.



Mais je considérais alors ma vie avec Thi-Nam comme une bonne action. Ayant la connaissance de cette bonne action, j’en eus le respect et je la fis passer avant ma colère, mon orgueil et ma douleur.

Je ne chassai pas Thi-Nam en la frappant comme le voulait l’usage. Je la gardai même auprès de moi. Je lui expliquai que je lui pardonnais, estimant que les mouvements de nos sens étaient passagers et devaient être considérés comme vains à côté de ce qu’avait décidé notre esprit.

Et je n’agis pas ainsi par égoïsme parce que je voulais conserver ma maîtresse à tout prix. Au contraire, mon expérience restreinte des femmes, mon absence de réflexion ne me permettaient pas de supporter sans dégoût l’idée d’avoir été trompé. Je l’aimais moins. Elle m’aima davantage. Je m’attachai avec force à ce devoir de perfectionner l’âme de la créature instinctive, malgré l’amertume qui y était pour moi désormais mêlée. Et ce fut là le point culminant de ma bonne action, je veux dire de ce que je croyais être une bonne action.



L’ancien administrateur colonial se tut, et chacun attendait la suite de l’histoire de Thi-Nam. Mais il lança vers le plafond plusieurs bouffées de fumée et il en contempla longuement les volutes.

Et dans cette fumée il regardait sans doute un visage d’ambre avec un chignon tiré, des épaules frêles sous un châle de couleur, il voyait s’agiter les thuyas et les cocotiers, il percevait une autre fumée plus légère qui était celle des bâtonnets brûlant devant l’autel des ancêtres.

Et peut-être avait-il envie de dire autre chose encore sur Thi-Nam. Il prépara en silence une pipe en faisant un geste comme s’il allait continuer quand il l’aurait fumée. Mais après celle-là il en recommença une autre, puis une autre encore, en regardant chaque fois les volutes bleues tournoyer au-dessus de lui, les volutes légères roulant les nuages des souvenirs.

Et il ne parla plus, soit qu’il soit triste de se rappeler le passé, soit que ces quelques pipes de plus lui aient apporté la vanité de parler.



— Et vous, quelle bonne action avez-vous accomplie, Aline ?

Et Aline était très confuse, car elle avait beau regarder dans son passé, elle ne voyait qu’une longue file de mauvaises actions. Tous les petits actes de son existence lui paraissaient laids et tristes comme ce qu’elle s’imaginait être le mal.

Et elle n’était pas assez clairvoyante sur sa vie et sur la vie des autres, elle n’était pas assez orgueilleuse pour dire qu’elle en avait accompli un très grand nombre, que chaque nuit passée dans les bras d’un homme était illuminée par le soleil de la pureté vraie, car elle leur avait donné beaucoup de plaisir sans en recevoir elle-même.