La Tendre Camarade/07

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L’Édition (p. 143-164).

VII

La nuit de la tendre camaraderie.


— L’amour est un grand mystère, dit Jean Noël. On ne sait pourquoi les êtres sont attirés les uns vers les autres, pourquoi ils se cherchent âprement, se saisissent avec fureur pour se rejeter ensuite.

Quel est ce pouvoir qui fait que des personnages de sexe différent se livrent à mille combinaisons qui aboutissent toutes à un résultat unique, s’étendre dans l’emplacement qui sert également au sommeil et s’y étreindre durant un temps variable selon la force et le désir ?

La nature et la sagesse des hommes nous enseignent que ces actions ne sont accomplies que dans un but de reproduction, et que la beauté qu’il y a dans l’amour, le sentiment de supériorité que nous y effleurons quelques secondes ne sont que d’habiles duperies que cette rusée nature a préparées pour mieux arriver à ses fins.

Mais il nous est permis alors de nous dire que le moyen vaut peut-être mieux que le but. Un voyageur qui par une nuit d’été s’en va sous une belle allée de palmiers vers une auberge sale et délabrée fera mieux de s’endormir à la belle étoile que dans la chambre inconnue où la laideur du décor empoisonnera sa nuit.

Puisque la nature nous dupe, pourquoi ne la duperions-nous pas à notre tour ?



Car la nature n’est pas sublime. On se sert sans cesse d’elle pour défendre ou excuser mille actions absurdes ou laides. Obéir à la loi de la nature serait revenir à l’état de sauvagerie. Tout ce qu’il y a en nous de noble et de supérieur s’efforce de lutter contre les fins monstrueuses de cette marâtre dépourvue de réflexion et de sensibilité.

La nature a trouvé les mirages de l’amour pour nous inciter à avoir de nombreux enfants. Ayons l’air d’entrer dans ses vues, mais jouons-lui le tour de ne pas aller jusqu’au bout de la course. Arrêtons-nous à l’instant admirable et si rapide où, par l’échange de la sympathie mutuelle, il nous vient un agrandissement de nous-même, une possession du divin qui, pour s’évanouir promptement, n’en semble pas moins être ce qu’il y a de meilleur sur la terre.

La recherche de la minute parfaite où l’individu, oublieux de la survie de l’espèce, se réalise dans l’amour, voilà le vrai but qu’il faut poursuivre.



L’Anglais original qui est le héros habituel de Jules Verne part, je crois, dans je ne sais plus lequel de ses romans, à la recherche à travers le monde d’un rayon miraculeux que, sous certaines conditions d’atmosphère, devant des mers aux phosphorescences particulières, le soleil jette en se couchant. Durant une seule seconde seulement, toutes les couleurs de l’arc-en-ciel en un prisme féerique inondent la terre et le ciel d’un incomparable éblouissement.

Une seule seconde seulement !

L’amour est comme ce rayon magique. Avec une ferveur égale à celle de l’Anglais original, il nous faut le poursuivre dans le monde.

Mais au lieu de monter sur des paquebots qui font naufrage, de traverser avec des caravanes de tropicales végétations, de rencontrer maints peuples anthropophages, suivi d’un serviteur fidèle et plaisant, c’est seul, dans la volupté des chambres, auprès d’une femme étendue, devant l’énigme de son sourire ou de ses larmes, qu’il nous faut chercher la lumière du rayon.



Il luit parfois. Il est fait du silence de la nuit, de la certitude de n’être pas troublé, de la tiédeur de l’atmosphère, des parfums délicats, de la noblesse de l’endroit où l’on est couché, de l’harmonie des objets et des étoffes qui vous entourent.

Il est fait de la beauté du visage, du contour du corps aux clartés de la lampe, de la douceur et de la durée de la caresse.

Il est fait d’une subtile communication physique qui s’est établie avec la femme qui est auprès de vous, de sorte que si vous joignez seulement votre main avec la sienne, une douce chaleur vous vient dans le corps et dans l’âme, qui est à la fois de la volupté et de la tendresse.

Il est fait du désir qui naît, de la possession qui est prochaine, de l’ardeur des sens qui se combine avec un élan égal de l’imagination.

Il est fait du sentiment qu’aucune obligation ne vous lie l’un à l’autre, de la liberté réciproque, du pouvoir que l’on a de se reprendre après s’être donné.



Cette recherche est difficile, car nous sommes des aveugles qui avons sur les yeux le bandeau des idées conventionnelles, et nous ne savons pas de quel côté il faut tendre les bras.

L’amour est la chose la plus intéressante de la terre et nous n’avons pour le pratiquer ni organisation, ni chambre préparée avec art, ni meubles favorables. Il est même considéré comme un élément mauvais, permis seulement quand il a été pesé, classé, surveillé, dans le mariage. Pour la plus grande partie des hommes, faire le mal est synonyme de faire l’amour.

Et même ceux qui se sont affranchis et qui ont compris l’importance de l’amour lui attribuent un caractère clandestin et ne s’y adonnent qu’avec un vague remords. En tout cas, ils ne le recherchent que comme un plaisir supérieur, ce qui est une manière de le rabaisser.



La sympathie de l’homme et de la femme affecte différentes formes qui sont plus ou moins propres à nous rapprocher de l’instant divin.

La passion est dangereuse, car elle tend à enchaîner l’être dans l’amour unique. Or c’est une loi amère et rigoureuse qui veut que la lumière splendide aille en s’effaçant à mesure que l’amour se prolonge pour être remplacée par une grise clarté uniforme. Il faudrait pouvoir renouveler sans cesse cette passion, et la pauvreté de notre nature, le manque d’occasions, la force de l’habitude rendent ce renouvellement très difficile.

Le seul désir charnel est impuissant, dans la rapidité de sa satisfaction, à nous faire atteindre le but, et l’amour sentimental de la quinzième année n’a aussi que des ressources incomplètes.

L’amitié, qui est un merveilleux rapprochement entre les êtres qui se sont reconnus et choisis parmi des milliers d’êtres, place la sympathie sur un autre plan et nous éloigne du chemin désiré.



Et il ne faut pas dire que notre instinct nous conduit et que si nous aimons avec passion, il nous sera impossible de faire glisser cette passion vers un sentiment différent.

Il est évidemment plus commode de considérer comme admirable tout ce que nous avons en nous-même et de nous y laisser aller sans contrôle. Mais c’est une commodité que l’on paie bien cher. Car on se condamne par ce fait à ignorer l’apport sublime de l’amour dans la vie, tout en étant dupe de ses illusions ridicules et douloureuses.

On peut orienter ses sentiments sur la voie que l’on veut. De même que l’on diminue la souffrance de la jalousie en réfléchissant à l’absurdité de la jalousie, de même on peut faire de la volupté avec de l’amitié, ou de l’amitié avec de la passion, selon qu’on le juge nécessaire au bonheur ou à l’idéal qu’on s’est tracé.



Au-dessus de la passion, il y a l’amitié ; au-dessus de l’amitié, il y a la tendresse et au-dessus de la tendresse il y a la tendre camaraderie qui est la forme la plus parfaite de l’amour.

La passion nous fait souffrir, elle est exclusive et bornée. Elle limite à un seul être l’horizon de la vie. L’amitié nous déçoit parce qu’elle se hâte de nous trahir dès que la passion fait un signe. La tendresse nous lasse parce qu’elle a pour compagne la monotonie, que son haleine est fade et que son visage reflète trop la bonté.

Mais la tendre camaraderie, qui est voluptueuse et fraternelle à la fois, peut seule nous donner ensemble le plaisir et la supériorité de l’amour.


On est l’esclave d’une maîtresse ou d’une femme légitime. Celles-ci subordonnent l’amour aux conditions générales de la vie, à leur dignité, à leur situation matérielle, à leur avenir. La tendre camarade a peut-être une dignité, une situation matérielle, un avenir auquel elle pense, mais ils sont ailleurs, dans un autre domaine, et elle ne connaît pas l’effort réciproque vers l’amour quand elle est auprès de vous.

La tendre camarade n’a pas la clef de l’appartement parce qu’elle sait que le bonheur ne peut pas aller tous les jours quelque part, qu’il doit se présenter à l’improviste pour être reconnu comme bonheur, au lieu d’être nommé habitude. La tendre camarade ne vous fait pas de scène de jalousie, et on ne songe pas non plus à lui en faire, de même que si au cours d’une promenade on rafraîchit ses mains et son visage dans un ruisseau, il ne vous vient pas à l’idée d’accuser l’eau d’être infidèle.

La tendre camarade, lorsqu’elle arrive, apporte une virginité toujours parfaite, celle de sa bonne volonté, et lorsqu’elle va nous quitter, il y a dans le geste de sa main tendue la possibilité d’un adieu éternel.

La tendre camarade porte le costume clair de la jeunesse, dont elle est notre représentant le plus qualifié ; elle est le messager qui ne connaît pas le secret de sa mission, l’oiseau de paradis aveugle ; elle est le compagnon frivole et passager qui nous permet d’atteindre le divin par la volupté.



Aline se pencha avec une tendresse infinie sur Jean Noël. Par la merveilleuse effusion de son cœur, elle vivait sans cesse auprès de celui qu’elle aimait la minute divine dont elle avait parlé.

L’ancien administrateur colonial hochait la tête comme s’il allait dire la vanité de ce discours, combien l’amour, sous quelque forme qu’il soit, était vain et trompeur. Mais comme il fumait avec une certaine avidité et ajournait ses paroles après la prochaine pipe, il demeurait silencieux, car la prochaine pipe était toujours à l’horizon immédiat de son désir.

Parfois Jean Noël regardait l’heure à la montre qu’il avait autour de son poignet comme s’il attendait quelqu’un. Et lorsque Aline lui demanda :

— Qui attendez-vous donc pour regarder l’heure si souvent ?

Il répondit avec simplicité et une pointe d’interrogation :

— Je ne vous avais pas encore dit que ma maîtresse arrivait ce soir par le train de Paris ?

Aline resta quelques secondes comme quelqu’un qui a reçu un coup violent et qui se demande s’il n’est pas gravement blessé.

— Votre maîtresse ! dit-elle. Que suis-je donc pour vous, alors ?

— Vous êtes ma tendre camarade, répondit Jean Noël.

Et Aline demeura silencieuse, car elle ne savait pas si elle n’était pas comme ces fonctionnaires à qui on donne un titre honorifique au moment où on les destitue.