La Tendre Camarade/09

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L’Édition (p. 181-206).

IX

À Anthéor, non loin d’Agay


À Anthéor, non loin d’Agay, les rochers sont rouges, il y a des pins parasols qui ressemblent à des soleils, des eucalyptus qui ressemblent à des jeunes filles, et les cigales font tant de bruit qu’on dirait que c’est toute la terre qui soupire de chaleur.

À Anthéor, non loin d’Agay, après un phare tout blanc au milieu des pins bleus, la route longe la mer, et tandis que les roses jaillissent des pergolas, on voit de petites baies si calmes entre des rocs si tourmentés, dans une lumière si magique, qu’on voudrait être un navigateur de rêve abordant dans ces ports minuscules.

À Anthéor, non loin d’Agay, les aiguilles de pins crient sous les pas, le parfum des algues séchées se mêle à celui des fleurs fraîches, de sorte que l’on ne sait pas ce qui vous enivre, si c’est le sel de la mer ou l’essence des plantes terrestres.

À Anthéor, non loin d’Agay, il y a une petite villa avec des colonnes qui est posée comme un bouquet de pierres au bord des flots, et dans cette villa habitent les jours heureux, et dans cette villa habite l’angoisse, et là le visage du bonheur sourit perpétuellement à côté de celui du malheur.



— Que préfères-tu ? disait Jocelyne à Aline, en mettant à côté d’une rose blanche la perle qu’elle avait à son doigt.

Il me semble qu’il y a plus d’éclat et de vie dans la rose, et puis elle embaume.

La perle a vécu au fond de la mer. Très loin, dans un océan, un homme a plongé pour la trouver. Un bijoutier l’a travaillée. Des femmes ont souffert pour la posséder. Comme c’est beau, une perle !

Mais quand on la regarde de près, quelle tristesse il y a dans cette lumière terne !

Vois comme la rose est fragile, dit Jocelyne, et du bout de son petit doigt, d’un coup sec, elle en effeuilla tous les pétales.

Aline regrettait la belle rose morte, mais, sur le sable de l’allée, il lui sembla que les pétales répandus dessinaient grossièrement un grand visage mélancolique.



Dans la villa d’Anthéor, tout est clair et neuf, les meubles sont peints en mille couleurs variées, et dans la grande salle qui donne sur la mer les lanternes qu’on allume le soir semblent illuminer une féerie puérile.

Dans la villa d’Anthéor, Jocelyne joue du piano dès le matin, elle pousse des éclats de rire quand elle ne joue pas du piano, et d’autres fois elle danse, les mains derrière la tête, et une expression grave et lointaine passe alors dans son regard.

Dans la villa d’Anthéor, Jean Noël a porté le Bouddha de jade et la petite statue d’Aphrodite, il les a placés l’un en face de l’autre sur le plateau d’argent, où ils échangent des paroles silencieuses qui ne finissent jamais.

Dans la villa d’Anthéor, il y a beaucoup de baisers, beaucoup de caresses que le soleil brûle, que le souffle de la nuit fait évaporer, et Aline se lève chaque matin avec l’espérance et s’endort avec le renoncement.



— Quand je vous vois toutes les deux avec vos turbans orange et vos babouches violettes sur cette haute balustrade qui domine la mer, dit Jean Noël, il me semble que vous êtes deux sultanes des Mille et Une Nuits.

Je crois entendre alors le cri des caravaniers qui arrivent au crépuscule, les appels des derviches qui se répondent et une musique plus subtile, celle des rêveries féminines éparses dans une invisible cité.

Assis sur le banc, parmi les cactus et les mimosas, je songe parfois avec passion que vous allez entrer dans le palais de votre maître absent et vous y étreindre sur les mosaïques colorées, car les amours des sultanes sont surtout faites de baisers mutuels.

Et d’autres fois la douceur merveilleuse de l’air fait naître en moi un songe si profond que je ne voudrais plus quitter l’ombre des mimosas et que je me rappelle le poète arabe Tahir qui vit, d’une balustrade semblable, tomber son épouse dans la mer et qui oublia de se porter à son secours, tellement son inspiration était belle.



Le verger d’Agay est entouré d’un mur si haut que c’est à peine si l’on voit les têtes des pommiers avec leurs couronnes de fleurs et les petites gouttes de sang que font les cerises.

Le verger d’Agay est un vieux verger planté par un ancien maître avare de ce grand domaine marin qui, pour ne rien abandonner aux enfants pillards et abriter ses fruits, construisit cette haute muraille.

Quand on passe près des portes closes, le long des pierres usées, et qu’on voit très haut la cime de ces arbres dont les troncs et les feuillages sont invisibles, on se rappelle les contes de fées de son enfance, si on a l’âme tant soit peu portée au romanesque.

Là sont les fruits magiques, là se promène une princesse captive, et pour la délivrer il faudrait affronter un dragon dont la gueule lance des flammes.

Si l’on n’a pas l’âme portée au romanesque, l’on sait que les fruits magiques sont vendus au marché de Saint-Raphaël et que le dragon est un vieil homme du Midi très doux et qui sent l’ail, et qui lance non du feu, mais une gerbe d’eau, enveloppée d’un arc-en-ciel, par la pomme d’un arrosoir.



Il y a une colline de laquelle on voit le soleil se coucher. On peut le voir en principe de toutes les collines et même de tous les points de la terre, mais sur cette colline-là, il y a la pierre d’où on le regarde avec l’émotion qui crée le souvenir.

— Les couchers de soleil, dit Jean Noël, font penser à la mort, à l’immortalité et aux Méditations de Lamartine. Il y a un soleil qui se couche en moi, un soleil nuancé et un peu timide et qui ne ressemble pas à ce paysage splendide et grandiloquent.

— Mais moi j’ai envie de pleurer, je ne sais pourquoi, en voyant la nuit qui monte lentement des forêts de pins et gagne peu à peu le côté de la mer.

Et lorsque nous revenons par la route qui longe le rivage, je ne peux pas comprendre comment il se fait que Jocelyne et Jean Noël parlent indifféremment de mille choses futiles de leur vie à Paris. On dirait que cette beauté émouvante ne les atteint pas ou n’effleure que leur curiosité. Ce sont eux qui sont artistes et moi qui ne le suis pas, et c’est moi seule que ce beau paysage émeut. Leurs âmes sont-elles au-dessus de la nature ? Suis-je une pauvre petite sotte qui pleure pour rien ?



Il y a une chambre violette avec une grande bibliothèque blanche qui est pleine de livres. Et c’est dans cette chambre que passent pour moi les plus belles heures parce que la mer mystérieuse de la pensée est venue m’y baigner.

Cette mer est plus profonde, plus colorée, plus diverse que la Méditerranée que mes yeux regardent. Elle est soulevée de plus de tempêtes, elle nourrit plus de monstres, elle est inondée de plus de soleils et de lunes. Elle vient de plus loin jusqu’à la petite fille ignorante que je suis, et qui tend peureusement les mains au hasard.

Parce qu’il m’a indiqué un livre, parce qu’il a éclairé d’un mot le sens d’un autre, parce qu’il m’a fait comprendre la beauté de certaines pensées, qu’il a cru à mon effort, pourquoi suis-je lié à celui que j’aime bien plus solidement que par les paroles d’amour ou le plaisir des caresses ?

Il m’a tendu un miroir et il m’a montré mon âme, il est venu avec une baguette et il a fait jaillir des sources cachées, il m’a appris tout ce qu’il y avait en moi de susceptible d’élévation. Je suis éblouie par ce don nouveau, je ne voudrais plus y renoncer, mais je sais pourtant que j’en souffrirai.



— Vois-tu, Aline, dit Jocelyne, quand il fait froid, on allume des pommes de pin dans la cheminée ; elles font une flamme haute et joyeuse. Mais à présent c’est le printemps, il fait chaud, laisse ton corps dévêtu.

As-tu vu, Aline, cette grande cape avec un capuchon qui est suspendue dans l’antichambre ? Quand il fait froid et que le vent souffle, je la mets pour aller dans les rochers. Elle me descend jusqu’aux talons et je ressemble de loin à un douanier ou à un gardien de phare. Mais à présent c’est le printemps et nous pouvons nous promener en jupon et les seins nus dans les tamarins.

Vois-tu, Aline, durant l’hiver on enlève les moustiquaires des lits et on les plie dans les armoires. Mais à présent c’est le printemps, et l’on vient de les replacer. Ils sont éblouissants de blancheur et un peu raides encore, parce qu’ils sortent du lavoir. Je veux t’apercevoir toute nue sur le lit à travers leur gaze légère, comme à travers un rêve transparent, une subtile robe qui ne te toucherait pas.



— Quand vous irez vous baigner toutes les deux, dit Jean Noël, je me rappellerai l’histoire des sirènes. Il y en a plusieurs. Il y a celle d’Ulysse, qui est la plus connue. Mais quelle folie était donc celle de ce héros pour se faire enchaîner au pied d’un mât quand les sirènes chantaient ? Comment n’a-t-il pas pensé que si ces êtres marins et artistes appelaient les hommes de leurs voix irrésistibles et les entraînaient sous les flots, c’était pour leur faire partager leurs plaisirs dans leurs palais de nacre et d’opale ? La vie auprès de ces déesses devait valoir infiniment mieux qu’un retour problématique à Ithaque à travers mille périls.

J’ai connu un homme qui, ayant entendu une fois les sirènes, s’était précipité aussitôt pour les suivre et avait demeuré longtemps avec elles. Quand il était revenu sur la terre, sa femme s’était remariée et ses enfants étaient devenus des hommes barbus qui ne l’avaient pas reconnu. Mais cela lui était complètement égal. Il avait conservé de son séjour un goût des arts très raffiné, une grande philosophie, et il disait volontiers qu’il n’y a en somme d’existence possible qu’avec des sirènes.

Je risquerais de me noyer si je voulais aller avec vous sous les flots quand vous vous baignez. Mais vous pourrez bien chanter pour me griser, quand vous sortirez, ruisselantes de gouttes d’eau, et que vous vous sécherez dans votre peignoir. Puis vous m’entraînerez par la main dans la chambre où est le grand divan, dont les étoffes sont imprégnées de parfum et qui vaut bien une grotte.



Ce soir il m’a entraînée dans le jardin, pendant que Jocelyne jouait du piano, comme s’il voulait être seul avec moi et me dire des paroles qu’elle ne devait pas entendre.

Nous avons marché quelques minutes, mais il n’a rien dit. La mer ne faisait pas de bruit, le gravier ne criait pas sous nos pas, les arbres n’étaient pas agités par le vent, il y avait une harmonie de silence et d’immobilité.

Alors il m’a embrassée sur les lèvres, mais d’un baiser qui semblait être donné à la dérobée, qui avait la portée d’un secret entre nous deux.

Et juste dans cet instant un crapaud, du côté de la terre, s’est mis à chanter, et une branche de mimosa est tombée à nos pieds.

Nous sommes revenus vers la villa. Le piano s’était arrêté de jouer. Le secret s’était envolé.



Ô vieux figuier, pourquoi ressembles-tu tellement à un autre vieux figuier du pays de Gascogne, et comment des terres différentes peuvent-elles faire pousser des arbres pareils ?

Quand je regarde ton tronc blanchâtre, bas et tordu, et tes larges feuilles, il me semble que je suis redevenue une petite fille, je vois au loin se dessiner au fond d’une vallée le village de Valentine et j’entends les hoquets qu’avait ma mère quand elle avait bu.

Ô vieux figuier, tu abrites à présent une créature bien différente en apparence de cette petite fille. Et pourtant, de même qu’autrefois, quand j’avais peur ou quand j’avais mal, je courais me réfugier sous l’ombrage de ton frère des bords de la Garonne, je viens encore aujourd’hui écouter à tes pieds mon âme qui a peur et qui a mal. J’étais bien abandonnée jadis, bien seule, sans amour. Je ne suis plus seule maintenant et beaucoup d’amour m’enveloppe. Est-ce donc la même chose, puisque je suis, toute tremblante encore, sous le vieux figuier ?



La vie des femmes qui habitent à Paris a des complications que celles qui vivent dans les autres villes ignorent. Jocelyne doit brusquement partir pour Nice toute seule et elle ne reviendra que dans quelques jours.

Tout d’abord je ne l’ai pas cru à cause du bonheur qui éclatait en moi et qui me semblait trop grand. Mais déjà la voiture arrivait où l’on portait à la hâte son sac de voyage et ses cartons à chapeaux.

Nous sommes allés jusqu’à la grille et je ne comprenais pas comment elle pouvait partir. Elle aimait bien peu, ou elle avait une grande certitude d’elle, ou elle faisait bien peu de cas de moi.

Était-ce une forme de jalousie que son baiser plus tendre pour me dire adieu, ou son indifférence s’y manifestait-elle avec un petit regret des jours que nous venions de passer ensemble ?

— À bientôt. Ne vous ennuyez pas sans moi.

La voiture s’éloignait. Jocelyne ne se retourna qu’une fois en agitant la main. Non, elle n’était pas jalouse. Du moins, il me le semblait.