La Tendre Camarade/10

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L’Édition (p. 207-216).

X

La nuit de l’Aphrodite
et du Bouddha


Ce soir-là, comme la nuit était douce, comme le murmure des premières cigales s’était tu, que la clarté de la lune entrait par la porte ouverte sur la terrasse et que Jean Noël fumait en silence, il sembla à Aline que les objets placés sur le plateau d’argent s’animaient d’une vie étrange.

La petite statuette d’Aphrodite abaissa son bras droit qu’elle avait levé et elle écarta en souriant le pan de son voile qu’elle tenait. Elle apparut ainsi toute nue, fit deux ou trois pas parmi les aiguilles de métal et les talismans répandus autour de la lampe, et elle sourit avec une aisance parfaite où ne perçait pas la moindre pudeur. Puis elle s’avança délibérément vers le Bouddha de jade qui était de l’autre côté du plateau, et elle le fixait en marchant avec son regard où il y avait à la fois de l’allégresse, de l’ironie et un incompréhensible désir.

Aphrodite agitait la rose qu’elle tenait comme un appel d’amour, elle tendait ses seins parfaits, puis s’inclinait et se renversait, et le Bouddha de jade demeurait immobile avec ses mains croisées sur son ventre énorme.



Et l’Aphrodite disait : C’est moi qui mène le monde en agitant ma rose. Le plaisir que je donne est le fond et la raison d’être de toute chose. Les morales changent selon les temps et les peuples, les religions naissent et meurent, la vie de l’au-delà avec ses récompenses est une hypothèse incertaine, mais moi je ne change pas, je suis, depuis le commencement du monde, la seule certitude de bonheur.

Ô volupté des sens qui est en même temps l’ivresse de l’âme, qu’a-t-on trouvé de meilleur et de plus haut ? Tu révèles la beauté de la forme humaine, tu es l’obéissance à la loi de pénétration des êtres.

Heureux ceux qui se sont consacrés à moi dès le premier éveil de leur corps dans l’adolescence ! Ils ont pu prendre à la vie tout ce qu’elle peut donner. Heureux s’ils ont évité les pièges que la fidélité tend aux âmes fidèles, que la religion tend aux âmes croyantes, que le travail tend aux âmes laborieuses ! Ils peuvent, quand ils sont vieux, regarder sans regret leur existence par le souvenir.

Et quant à ceux dont le visage a pris une expression grossière parce qu’ils ont voulu m’ignorer, à ceux qui ont cultivé ce que les hommes appellent la vertu, quelle amère duperie aura été leur vie, puisqu’ils l’auront passée à se réjouir d’étreindre du vent !



Le visage carré du Bouddha de jade s’anima sans qu’il fût possible de distinguer si c’était la joie ou la tristesse qu’il reflétait. Et il dit :

— Tu exprimes une vérité qui a sa place entre d’autres vérités et qui n’est ni plus fausse ni plus vraie. Le plaisir doit être mis au-dessus du devoir, car le devoir n’est que la loi imposée par l’égoïsme du plus fort. Mais au-dessus du plaisir est l’amour de toute chose, au-dessus de cet amour est la sagesse d’en savoir la vanité, au-dessus de cette sagesse il y a le néant.

La beauté du corps, la volupté de la chair ne font qu’augmenter notre désir de vivre pour savourer encore cette beauté et cette volupté. Tout ce que nous saisissons nous échappe, tout ce qui nous enivre nous déçoit. Le parfum de ta rose, Aphrodite, ne me fera pas tressaillir, et la tiédeur de ta chair contre la mienne me laissera insensible. Après m’être efforcé de chérir l’univers également sous toutes ses formes, y compris la tienne, je m’efforce de détruire en moi ce pouvoir de chérir. Je préfère l’immobilité au mouvement et la laideur à la beauté parce qu’ils nous font moins désirer.

C’est pourquoi, les mains croisées sur mon ventre ridicule, je regarde sans bouger cette lampe rougeâtre qui n’éclaire pas, je respire cette fumée dont l’ivresse éteint les sens et j’entre un peu plus chaque jour dans le néant consolateur.



Avec une délicieuse fraîcheur, avec un parfum léger d’algues marines, de pins et de mimosas, avec une très vague lumière crépusculaire, le matin pénétra dans la chambre endormie et se répandit sur Jean Noël et sur Aline,

Celle-ci, en s’éveillant, regarda aussitôt le plateau d’argent. La statuette d’Aphrodite était à sa place et en face d’elle le Bouddha de jade était assis.

La petite lampe palpitait et allait s’éteindre, et il semblait que c’était moins par le manque d’huile que par le contact du matin qui l’effleurait.

Alors Aline raconta à Jean Noël le rêve qu’elle avait eu et les paroles qu’elle avait cru entendre. Et il répondit :

— La folie des hommes ne serait rien s’il n’y avait pas encore sur la terre la folie des dieux.