La Tendre Camarade/13

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L’Édition (p. 263-286).

XIII

La descente


Quand la vie a écrit le mot fin à la suite d’une histoire d’amour, quelle qu’elle soit, il est bien difficile de l’effacer.

On se revoit presque toujours, on passe une ou deux nuits ensemble quelquefois, mais on ne retrouve jamais le parfum unique qu’on avait respiré.

La tendre camaraderie ! Aline aurait bien voulu être une tendre camarade. Mais elle aurait surtout voulu ne pas souffrir. Elle n’avait pas assez d’expérience et trop de tendresse pour savoir changer sa peine en volupté.

Et puis, si l’on ne vit pas continuellement l’un avec l’autre, tout collabore à vous séparer. Sur le fragile monument qu’on s’efforçait d’élever il y a chaque jour une vague qui met une couche de sable. Il y a la vague des amis, il y a celle de l’argent, il y a celle des voyages, il y a celle des nouvelles liaisons. Et quand beaucoup de vagues de sable se sont accumulées, on s’aperçoit un jour que sur le bonheur, sur les souvenirs, sur tout ce qu’on a aimé, il n’y a plus que du sable.



— Je l’aimais parce qu’il m’avait élevée à lui, qu’il m’avait fait comprendre pourquoi un livre est mieux qu’un autre, parce qu’il m’avait parlé de choses inconnues pour moi jusqu’à ce jour, telles que la sympathie des êtres entre eux, la philosophie des Chinois, le charme des arts.

Je l’aimais parce que, quand nous causions ensemble, il s’efforçait de me laisser croire qu’il parlait avec un être aussi intelligent que lui et de la même qualité.

Je l’aimais parce qu’il se souvenait quelquefois et qu’il oubliait beaucoup, parce qu’il avait l’air, quand il me regardait dans les yeux, de regarder plus loin que moi, jusque dans la région où mon âme est née,

Je l’aimais parce qu’il ne m’aimait qu’un peu, parce que j’avais peur de le perdre. Je l’aimais pour d’autres raisons.



— Vois-tu, pour triompher de tout et de soi-même, dit le peintre Fortune, il faut développer en soi le génie joyeux de la vie.

Je ne connais pas de lieu sur la terre plus effroyablement triste qu’à minuit une certaine rue de Paris qui aboutit à la station du Métropolitain Réaumur-Sébastopol. Un quartier commerçant, quand les boutiques en sont fermées et qu’il est désert, offre l’image d’une désolation incomparable.

Je me rappelle que, passant une fois en ce lieu, je fus témoin d’un spectacle extraordinaire. Devant l’entrée de cette station du Métropolitain affreuse entre toutes, un homme et une femme modestement vêtus se tenaient enlacés et valsaient en fredonnant. Aucune musique ne les entraînait. Ils n’étaient pas impressionnés par la solitude et par la laideur. Je pensai qu’ils précédaient quelque bande joyeuse par laquelle ils étaient stimulés. Il n’en était rien. Ils étaient seuls. Possédés de leur joie intérieure, ils s’étaient saisis pour manifester cette joie par le mouvement.

Je les admirai longtemps. J’ai souvent pensé à eux. Ils avaient le génie joyeux de la vie. Qu’ils te soient, comme à moi, un exemple. Sans musique, sans amis, il faut pouvoir danser devant la station Réaumur-Sébastopol.



On se rappelle combien on était joyeuse d’être montée. On descend.

On se rappelle combien un peu plus de luxe, un peu plus de superflu, la qualité des bottines et des gants vous avaient été agréables parce qu’ils étaient les symboles d’une vie meilleure. On revient aux anciennes bottines et aux anciens gants.

On se rappelle qu’on a vu tout d’un coup se dérouler devant soi un nouvel horizon, et quelle douceur c’était de se sentir plus indulgente pour toute chose parce qu’on se sentait aimée et qu’un peu plus de bien était autour de vous.

On se rappelle combien ce chemin qui monte était beau parce que les gens qu’on y rencontrait étaient plus intelligents, plus fins que ceux qu’on avait vus jusqu’alors, et combien en jetant un regard en arrière on avait horreur de la laideur et du mal traversés.

Et pourtant on redescend sans le vouloir, sans le savoir d’abord, puis en ne voulant pas y croire, puis en ne voulant pas y penser.

Et il vient un moment où l’on se rappelle moins parce que le souvenir s’use et où l’on descend plus vite, parce que la vie est impitoyable.



Là-bas, à l’extrémité d’un faubourg, dans une rue pleine de barriques vides, il y a une petite maison pauvre dont l’unique fenêtre du rez-de-chaussée a des volets avec une ouverture découpée en forme de croix. C’est là qu’habite un vieil ouvrier qui est du village de Valentine, et qu’Aline allait voir de temps en temps avant d’être heureuse.

Elle y revient. Elle traverse l’enfer de poussière, de tonneaux alignés, de murailles grises. Le vieil homme est toujours là. Il la fait asseoir et ils se tiennent l’un en face de l’autre, presque sans rien dire.

En regardant le visage sculpté du paysan de son pays devenu ouvrier, elle évoque malgré elle la terre de là-bas, les vignes qu’on accroche aux pommiers, les pommiers qui sont larges et bas et où les coucous chantent au printemps, les prairies épaisses, les chemins qui montent sous les châtaigniers, les bergers avec leur cape de bure, les troupeaux avec leur cape de laine, l’eau du fleuve, la fraîcheur des vallées.

Ce vieil homme est pareil à elle. Il s’est exilé, il a voulu vivre à la ville. Tous deux sont misérables, rejetés, solitaires. Et quand elle s’en va, elle voit de loin, en se retournant, dans la grande tristesse du faubourg, les deux croix rougeâtres que fait la lumière aux volets, les deux croix insensibles et sans expression comme la pitié des pauvres entre eux.



À présent il faut revenir chez mère Loute, écouter ses conseils sur les hommes et sur la vie. Il faut revoir Lucette, subir le regard de ses yeux fidèles, résister à ses caresses. Il faut aller s’asseoir encore dans le petit bar, non loin du port, écouter les discussions de Totote, de Rosette et de Jeanne l’avare. Il faut revenir chez Mme Rosalie pour rencontrer des officiers anglais et raconter en se déshabillant qu’on est la fille d’un officier de marine mort à la guerre. Il faut monter dans des chambres d’hôtel où l’on retrouve une odeur familière de moisissure, il faut subir des hommes communs qu’on ne connaît pas, il faut faire une perpétuelle addition de petites sommes dont le total ne suffit jamais au budget de sa vie. Il faut aller, venir, sur la même route mélancolique et sans amour où l’on rencontre toujours l’homme au teint jaune, qui marche les mains dans ses poches en se dandinant et souffle une haleine infecte, comme l’appel des bas-fonds.



Il y avait une personne charmante qui tenait une pension de famille à Nice, qui aimait beaucoup Aline, et que celle-ci appelait sa petite maman. Elles s’écrivaient régulièrement, et Aline pensa qu’elle trouverait peut-être un refuge auprès d’elle.

Oui, elles s’étaient écrit avec régularité, sauf depuis quelque temps naturellement, c’est toujours ainsi. Mais une petite maman reste une petite maman, quoi qu’il arrive.

Et Aline alla à Nice. On fut bien contente de la revoir. Mais la pension de famille avait prospéré, toutes les chambres étaient prises, et il n’y avait pas de place pour elle en ce moment. La petite maman était très occupée, et ensuite elle consacrait les heures qu’elle avait de libres à un jeune homme qui était devenu son amant. On aime à tout âge, n’est-ce pas ? Aline habiterait ailleurs et viendrait souvent lui dire bonjour. Elle avait eu des chagrins ? Elle les lui conterait en détail, un jour. Mais tout passe. Il ne fallait pas se tourmenter. Allons, à bientôt, ma chérie.

Les petites mamans qui tiennent des pensions de famille ne valent pas les autres.



Il fallait me laisser à la maison meublée, au bar, à la rue. Je trouvais ma vie ennuyeuse et misérable certes, mais quand j’en imaginais une autre plus belle, je ne savais pas qu’elle était aussi près et que je pouvais la saisir.

Maintenant c’est trop triste. Je vois ce que j’aurais pu être et ce que je ne serai pas. Et je vois aussi ce que je vais devenir, et c’est cette clairvoyance qui me fait souffrir.

Il ne fallait pas me parler des bonnes et mauvaises actions, des cultes auxquels ont cru les hommes et des pays de l’Indo-Chine, où les jonques s’en vont sous les thuyas, où près des vérandas bruissent les forêts, de tout ce qui fait rêver et fait penser,

J’ai bu un poison. Il était peut-être comme tous les poisons. À une certaine dose il pouvait fortifier ou enivrer, mais à une autre il fait mourir.

Je ne mourrai pas. On parle beaucoup de mourir, mais on meurt difficilement. J’ai bu le poison qui rend plus intelligent et qui fait qu’on a le dégoût de sa propre existence.



Thi-Nam, tu es ma sœur. Mais moi je ne peux élever dans ma chambre meublée un autel des ancêtres où je brûlerais des parfums et où j’apporterais des offrandes comme tu le faisais.

Je ne pourrais y honorer comme seul ancêtre que ma mère qui buvait et me battait. J’ignore tout des autres. Et puis je n’ai pas la foi dans ce culte. Les bâtonnets d’encens me rappelleraient des soirées d’amour, et mère Loute viendrait boire le flacon de liqueur qui remplacerait le choum-choum.

Thi-Nam aux cheveux tirés et au teint de bronze, tu es une sœur plus favorisée, puisque tu reposes sous un petit tertre, le long d’une route, tandis que moi il me faudra m’étendre sans repos dans beaucoup de lits, pour gagner la pauvre vie qui m’anime et avoir droit à mon petit tertre.



Aline tient ce soir à la main le pendentif de jade ciselé qu’elle portait autour du cou attaché avec une petite chaînette. C’est Miély, l’ancien administrateur colonial, qui le lui avait donné. Il le tenait d’un mandarin très sage, ami de l’empereur, et elle avait attribué à ce pendentif la valeur d’un talisman.

Elle marche très vite dans une petite rue déserte. Elle a le cœur vide et elle a mal. Elle atteint le port et elle tourne à gauche. Là, il y a un canal aux eaux croupissantes où sont les vieux bateaux hors d’usage et où aboutissent les égouts.

Oh ! non ! Le mandarin ami de l’empereur n’avait pas raison. Peut-être parlait-il pour des êtres d’une autre race ou seulement pour une élite de riches. Ou plutôt c’était un vieux fou qui ne savait pas ce qu’il disait.

Elle se rappelle ses paroles que lui a rapportées Miély : « Le don unique et divin est la volonté constante d’acquérir plus d’intelligence. » Oh non ! ce don n’est pas divin. Il fait trop souffrir. Il est, au contraire, le signe de la malédiction sur la terre pour les pauvres filles comme elle.

Elle jeta le pendentif de jade dans les eaux croupissantes du canal et sans se retourner elle s’en revint vers sa vie.



Cette histoire me fut contée dans un café de Marseille, une après-midi de grande chaleur, par le peintre Fortune, homme joyeux et plein de pitié, dont le visage est pareil à celui d’un faune.

Il me montra Aline qui était assise parmi d’autres femmes et qui riait avec elles. Elle avait dû être jolie et l’était encore du reste, mais elle avait ce je ne sais quoi qui marque les femmes qui veillent trop tard et qui ont trop d’amants.

— Il me semble, dis-je, qu’elle rit plus fort que les autres et qu’elle met ses coudes sur la table avec plus d’aisance.

— Il est vrai, me répondit Fortune ; elle a peut-être même moins pleuré que les autres, mais il y a des qualités dans la douleur, et les larmes n’en sont pas toujours l’expression.

— Il me semble aussi qu’elle boit davantage, dis-je encore en voyant qu’elle avait plusieurs sous-tasses à côté d’elle, et qu’il y a dans son regard plus de vrai cynisme pour dévisager les hommes qui passent.

— Il est vrai, reprit le peintre Fortune, mais plus une pierre tombe de haut dans la vase, plus elle s’enfonce profondément, et s’il s’agit d’une âme, elle disparaît au point qu’on ne la retrouve jamais plus.