La Tendre Camarade/12

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L’Édition (p. 239-262).

XII

La nuit de la mauvaise action.


— Certes, dit Jean Noël, j’ai dû accomplir dans ma vie beaucoup de mauvaises actions, mais je n’en ai pas eu de remords. Peut-être ces mauvaises actions ne renfermaient-elles pas une vraie goutte de mal. Une seule me fait souffrir quand j’y pense, malgré qu’elle n’ait fait de tort à personne, et je sais que je ne saurais en accomplir de plus mauvaise.

Quand on vient d’arriver à Naples et qu’on demande au portier de son hôtel où l’on pourrait aller se promener pour une ou deux heures, il vous indique un endroit au-dessus de la ville, dont je ne me rappelle plus le nom, et où il y a soit un musée, soit une église, soit un point de vue à contempler, soit peut-être ces trois choses ensemble. C’est ce qui advint pour moi. J’avisai un cocher qui passait devant l’hôtel, je lui donnai le nom de la promenade en question et nous partîmes.

Naples était ce jour-là enveloppé de nuages et j’étais de fort mauvaise humeur de ne pas voir les beautés ensoleillées que je m’étais imaginées. C’était une ville sombre que je traversais. J’aperçus devant moi le profil de mon cocher. Il était étonnamment maigre et vieux avec une barbe courte et singulière. Ses vêtements étaient très pauvres. Quant au cheval, c’était une créature plus maigre encore que son maître et plus décharnée, comme je n’en avais jamais vu. Son trot était excessivement lent, et toute la voiture geignait comme si elle allait se briser.

Ma mauvaise humeur augmenta de traverser cette ville dans un aussi grotesque équipage.



Et comme nous gravissions une rue très raide, le maigre cheval s’arrêta épuisé. Je vis alors le cocher, au lieu de se servir de son fouet ou même seulement de le faire claquer, descendre de son siège et venir parler à son cheval. Je ne comprenais pas ce qu’il lui disait. Il lui parlait doucement, presque tendrement, et il jetait parfois un regard timide sur moi pour s’assurer que je supportais sans colère cet arrêt.

Il devait dire à son cheval : Nous sommes tous les deux vieux et laids, pauvres parmi les pauvres. Nous faisons rire, et c’est miracle si nous pouvons dans la journée trouver un ou deux clients distraits qui nous permettent de gagner un peu d’avoine pour toi, un peu de pain pour moi. Je sais que la côte est rude et que tu n’en peux plus. Mais songe que notre misère est grande. L’homme est impitoyable. Je tremble que celui qui est assis dans notre voiture nous quitte. Allons, fais un effort, ô mon frère ! »

Des gens regardaient et riaient devant une boutique. Assis dans la voiture, j’avais le sentiment d’un grand ridicule. Sans doute le cheval entendit-il les paroles de son maître, car il se remit en marche à petits pas.



Mais un peu plus loin il s’arrêta encore, puis il repartit de lui-même. Mais le vieux cocher alors, d’un mouvement spontané, se jeta à bas de son siège. Je crus que c’était pour tirer le cheval par la bride. Il n’en était rien. Il se mit à pousser la voiture de toutes ses forces, et il y avait sur son visage désolé de pauvre vieillard la crainte de mon mécontentement et la pitié pour son triste compagnon, en même temps que le besoin de l’entr’aider.

Il me semble maintenant, par le souvenir, que la vue de ce spectacle aurait dû arracher des larmes au cœur le plus dur. Il n’en était rien. Les gens que nous croisions se moquaient ostensiblement, et moi j’étais comme tout homme qui s’est engagé sur la voie des mauvais sentiments, j’avais un bandeau sur les yeux, je m’enfonçais chaque minute davantage dans l’égoïsme et dans l’absence de pitié.

Au lieu de descendre et de pousser la voiture avec le vieil homme, je fumais une cigarette dans une pose négligente, ou bien je souriais avec mépris pour faire comprendre aux passants qui se moquaient que je voyais tout le ridicule d’une pareille scène, qu’étranger à cette ville, c’était à la suite d’une méprise que j’avais pris pour me transporter cette voiture de dernier ordre et ce lamentable cocher.

J’allai même jusqu’à faire entendre des plaintes sur la lenteur de la montée et à murmurer que j’étais pressé et qu’il aurait été honnête de me prévenir.

À aucune minute la grandeur de cette fraternité des pauvres ne me toucha.



Et quand nous fûmes arrivés devant l’église ou le musée — je ne sais — je mis sur mon visage l’expression d’un homme qui est excédé, qui a été dupé et qui va faire une légitime exécution.

Au lieu de garder le cocher pour redescendre, je lui demandai avec sévérité combien je lui devais. Il se tenait devant moi, le chapeau à la main, essoufflé, très humble, comme vaincu. Il fixa lui, le pauvre, une toute petite somme dérisoire, à voix basse. Et moi, l’égoïste, je la lui comptai parcimonieusement, n’ajoutant qu’un pourboire absolument insignifiant dont il me remercia en me saluant à plusieurs reprises.

Le brouillard, pendant que nous montions, s’était accumulé sur Naples. Le cocher y plongea et y disparut comme dans la mer de la détresse. Toutes les forces du mal me possédaient à cette minute. L’imbécile vanité de paraître, l’incapacité de comprendre l’âme fraternelle des pauvres, l’avarice, la méconnaissance de la pitié.

Je crois qu’à cet endroit devait se dérouler le panorama splendide de Naples et de la mer. Mais l’on ne voyait que des nuages. Je fis deux ou trois pas, et soudain dans cette brume épaisse une lumière se fit, une clarté intérieure de mon âme plus resplendissante que le soleil sur la baie de Sorrente.

Je voulus m’élancer à la poursuite du cocher. Mais soit que je me sois trompé de route, soit que par une ironie du destin, le cheval ait pu courir après m’avoir quitté, je ne le retrouvai point. Je ne devais pas le revoir durant les trois jours que je passai à Naples. Ma mauvaise action était à jamais accomplie.



— Le seul péché qui ne soit pas pardonné est le péché contre l’esprit, dit au cours d’un assez long silence, l’ancien administrateur colonial Miély. Je ne me rappelle pas si je vous ai parlé de ma petite amie Thi-Nam que j’aimais et que je croyais avoir rendue plus intelligente. C’est contre elle que j’ai accompli la plus grande faute possible, et cette faute fut d’autant plus grande qu’elle s’est exercée en même temps contre moi.

J’étais alors parmi ces gens qui poursuivent un but avec une grande sincérité apparente, mais qui au fond d’eux-mêmes n’y croient pas, n’ont pas la foi dans le but qu’ils poursuivent.

J’étais depuis trop longtemps en Indo-Chine, et une immense nostalgie de la France m’était venue. Au bruit des lataniers je voulais faire succéder le bruit des acacias et des platanes de mon pays. Je voulais revoir les longues lignes de cyprès qui abritent les fermes et les briques rouges qui les recouvrent.

J’avais droit à un congé. Je me décidai à rentrer en Europe. J’abandonnerais Thi-Nam. C’est vrai, elle s’était transformée auprès de moi. Mais au fond, ce n’était qu’une petite sauvage qui trouverait, quand je serais partie, un bonheur plus grand. C’est du moins ce que j’essayai de me persuader. Ne m’avait-elle pas trompé, du reste, avec un sergent de la milice ?

Je lui jurai que je serais de retour au bout de six mois, que je ne l’oublierais pas, et je partis ayant chargé un de mes amis, fonctionnaire des douanes, de lui remettre de l’argent, quelque temps après, et de lui annoncer avec ménagement que je ne reviendrais plus.



On a toujours le droit de quitter un être qu’on n’aime plus. L’amour qu’il a pour vous et sa souffrance d’être quitté ne sont pas des raisons suffisantes pour vous retenir. Mais ce qui est impardonnable, c’est de l’avoir élevé, de lui avoir donné un élément spirituel dont il ne pourra plus se passer, pour le rejeter ensuite à une vie inférieure.

La traversée, l’arrivée à Marseille, le plaisir de revoir la France furent pour moi une sorte d’étourdissement qui m’empêcha de penser à Thi-Nam. Je craignais le remords et je l’écartais.

J’allai passer quelque temps chez des parents, à Salon. C’est dans la pureté de ce paysage de Provence, sur les grandes routes droites, sous les platanes géants, que l’image du petit compagnon à la peau d’ambre et aux cheveux tirés réapparut pour moi. Je la regrettai peut-être à cause de l’ennui, de la solitude au milieu de gens qui n’avaient pas mes idées, peut-être parce que je la trouvai, par comparaison, bien plus intelligente et plus raffinée que toutes les femmes que je voyais. J’attendis avec impatience la lettre de mon ami me disant ce qu’avait pensé Thi-Nam de mon abandon.

Le fonctionnaire des douanes était un brave homme qui m’aimait bien, mais qui était assez vulgaire et considérait les femmes comme un élément dangereux pour l’amitié, qu’il plaçait au-dessus de tout. Je ne reçus sa lettre qu’après plusieurs mois. « Thi-Nam, me disait-il, avait très bien pris les choses. Cet abandon, pour une congaï, était si naturel ! Elle s’était consolée. Il ne fallait plus penser à elle. »

J’en eus du dépit d’abord, puis une grande mélancolie. Puis je pensai combien c’était juste et heureux, puisque je l’avais quittée, et cela augmenta encore ma tristesse.



Sur le lit d’une petite chambre blanche, à Salon, en Provence, avec un bruissement d’arbres à la fenêtre entr’ouverte, je fumais, un soir, solitaire. Des heures passèrent et je me souvins. Et quand j’eus beaucoup fumé, le souvenir s’évanouit et se confondit avec le présent.

Je fermais de temps en temps les yeux, et alors le bruit que faisaient les arbres dans le jardin me rappelait, à s’y méprendre, la voix de la forêt asiatique, là-bas, derrière la véranda de Cao-Bang.

Dans cette voix il y avait des appels désespérés d’âmes souffrantes, le frémissement des ailes des Génies du ciel, le mystère des végétations qui s’accumulent, les paroles que disent les Dragons de pierre immobiles devant la porte du paradis de Lao-Tsen.

Et parfois un cri particulièrement profond et humain se mêlait à ces voix confuses. C’était la plainte d’un pauvre petit être perdu dans l’immense forêt, qui cherche sa route, qui a peur et qui pleure, la plainte de Thi-Nam que j’avais abandonnée dans la grande forêt asiatique.



Et il me sembla qu’elle était de l’autre côté du plateau, allongée comme autrefois, avec ses yeux interrogateurs, son chignon tiré, sa peau d’ambre. Mais l’expression de son visage n’était plus la même. Elle reflétait l’effroi de la solitude, la tristesse d’être trahie par celui qu’on aime, une peine infinie. Ses joues étaient creusées et il y avait comme deux sillons de larmes sous ses yeux.

Et elle disait :

« Tu as éteint en moi une flamme légère et sacrée que tu avais allumée. Le goût d’apprendre, l’amour des livres, tout cela m’a quittée avec toi. Je redescends maintenant un chemin où il n’y a plus aucun bonheur. Tu as tué ce que tu aimais, l’œuvre que tu avais créée avec ta pensée, que tu avais modelée à ton image. C’est un peu de toi-même qui disparaît. Jamais plus, désormais, tu ne connaîtras la douceur des longues nuits où tu fumais en émerveillant l’âme de ta petite amie Thi-Nam qui t’aimait tant, à sa manière.



Je reçus, quelques jours après, plusieurs lettres d’amis qui me parlaient du désespoir qu’avait eu Thi-Nam de me perdre. Aucune, du reste, ne me blâmait. On m’apprenait qu’elle avait quitté Cao-Bang et qu’elle était revenue à Hanoï.

Le remords s’était emparé de moi. Avant que mon congé ne soit achevé, je m’embarquai à Marseille en me jurant de la retrouver. Mais les événements de la vie sont comme un fleuve qui s’écoule et qui ne remonte jamais vers sa source. Je sus en arrivant là-bas que, lorsque Thi-Nam avait appris ma résolution de la quitter, son premier soin avait été de rétablir l’autel des ancêtres qu’elle avait cessé depuis longtemps d’honorer. Elle y avait apporté à nouveau les bananes et le bol de riz. Elle était demeurée des journées entières, immobile, dans la fumée des bâtonnets d’encens qu’elle faisait brûler. On l’avait revue deux ou trois fois avec le sergent de la milice, puis elle avait quitté brusquement Cao-Bang toute seule, pour revenir à Hanoï.



Cau-Dong est une fille du Ciel qui a cassé une coupe de jade et qui a été chassée par le roi du Ciel. Elle est revenue sur la terre et elle y a mené une vie si parfaite qu’elle a obtenu l’immortalité. Il y a à Hanoï une pagode qui est consacrée à Cau-Dong. C’est une sorte de couvent de bonzesses où quelques pauvres femmes mènent une vie misérable, recevant les aumônes des étrangers qui viennent visiter la pagode, brûlant l’encens devant l’image de Cau-Dong.

C’est là que Thi-Nam était allée se réfugier. Je ne pus m’expliquer que par l’excès de la douleur ce retour en arrière d’un esprit qui était devenu intelligent et libéré de superstition. Une bonzesse de la pagode m’apprit que Thi-Nam, très malade, avait été portée à l’hôpital, puis qu’elle était morte d’une fluxion de poitrine. On l’avait enterrée dans le cimetière annamite, sur la route de Hué. Cela avait été, me dit-on, une cérémonie très convenable. Toutes les bonzesses avaient suivi l’enterrement.

Il y a une multitude de monticules le long de la route de Hué, et cela fait comme une grande mer, et chaque vague est un petit tertre pareil à un autre petit tertre, et tous les morts y sont anonymes.

Sous un de ces tertres il y avait Thi-Nam que j’avais aimée, que je n’avais élevée que pour la laisser tomber à une grossière religion et que, seules, de vieilles bonzesses ridicules avaient accompagnée quand elle était morte, tandis que j’aurais dû la porter moi-même, en la pressant sur mon cœur, comme mon enfant chérie.



Miély fit un geste qui embrassait les objets placés devant lui, la pipe et la lampe, la fumée et ses spirales, et qui embrassait aussi les objets du passé, d’autres pipes et d’autres lampes et une fumée plus ancienne, et il dit :

— C’est depuis ce temps…

On se tut, puis on parla encore des bonnes et des mauvaises actions.

— Que savons-nous des choses ? dit Jean Noël. Thi-Nam a peut-être trouvé parmi les bonzesses ridicules, en offrant un bol de riz et des bananes, une consolation qui a embelli la fin de ses jours plus que l’intelligence européenne et plus même que l’amour.

Miély, qui suivait sa pensée, reprit en s’adressant directement à Jean Noël :

— Ne croyez-vous pas que d’autres hommes ont fait du mal à d’autres Thi-Nam, et qu’il y a parmi les vivants d’autres cimetières aussi tristes et aussi anonymes que celui où sont les petits tertres sur la route de Hué ?

Alors on sonna à la porte. On entendit le froissement d’une robe, et Aline parut sur le seuil de la fumerie, très hésitante, très intimidée.

— Excusez-moi, dit-elle. J’ai pensé que je pouvais… je me suis permis…