La Tentative amoureuse/02

La bibliothèque libre.
Stock (p. 33-50).


II


Madame — c’est à vous que je conterai cette histoire. Vous savez que nos tristes amours se sont égarés dans la lande, et c’est vous qui vous plaigniez autrefois que j’eusse tant de peine à sourire. Cette histoire est pour vous : j’y ai cherché ce que donne l’amour ; si je n’ai trouvé que l’ennui, c’est ma faute : vous m’aviez désappris d’être heureux. — Que la joie est brève en un livre et qu’elle est vite racontée ; combien est banal un sourire sans vice et sans mélancolie ! Puis, que nous fait l’amour des autres, l’amour qui leur fait le bonheur. — Tant pis pour eux, Luc et Rachel s’aimèrent ; pour l’unité de mon récit, ils ne firent même rien d’autre ; ils ne connurent de l’ennui que celui même du bonheur. — La cueillaison des fleurs était leur occupation monotone. Ils n’écartaient pas le désir pour une poursuite plus lointaine, et goûtaient peu les langueurs de l’attente. Ils ignoraient ce geste qui repousse cela même qu’on voudrait étreindre, — comme nous faisions, ah ! Madame — par la crainte de posséder et par amour du pathétique. — Ils cueillaient aussitôt toute fleur désirable, sans souci qu’entre leurs mains tièdes, elle ne fût trop vite fanée. — Heureux ceux qui comme eux pourront aimer sans conscience ! Ils en étaient à peine fatigués ; — car ce n’est pas tant l’amour, et ce n’est pas tant le péché que de s’en repentir, qui fatigue. Donc ils avaient pris cette coutume de regarder bien peu sur les eaux du passé leurs actions flottantes ; et leur joie à eux leur venait de l’ignorance de la tristesse : ils ne se souvenaient que de baisers et de prises qu’on peut refaire. Il y eut alors un instant où leurs vies vraiment se fondirent. C’était au solstice d’Été ; dans l’air tout bleu, les hautes branches au-dessus d’eux avaient des gracilités souveraines.

Été ! Été ! Il faudrait chanter cela comme un cantique. — Cinq heures ; — je me suis levé (voici l’aube) et je suis sorti par les champs. — S’ils savaient tout ce qu’il y a de rosée fraîche sur l’herbe, d’eau froide où laveront les pieds frissonnants du matin ; s’ils savaient les rayons sur les champs, et l’étourdissement de la plaine ; s’ils savaient l’accueil de sourires que l’aube fait à qui descend vers elle dans l’herbe, — ils ne resteraient pas à dormir, je suppose, — mais Luc et Rachel sont las des baisers de la nuit, et cette lassitude amoureuse met plus de sourires peut-être dans leurs rêves que l’aube n’en a mis dans les champs.

Un matin pourtant ils sortirent ; ils gagnèrent cette même vallée et ce canal qu’un jour de printemps ils suivaient ; mais, ayant doublé la colline au lieu de la gravir, ils arrivèrent en un lieu où le canal rejoignait une large rivière ; le canal servait au halage ; ils passèrent l’eau sur une écluse et suivirent le chemin de halage, ayant à droite le canal, à gauche la rivière. Sur l’autre rive, était aussi une route. Et ces cinq routes parallèles dans l’étroite vallée, aussi loin qu’ils voyaient, s’enfonçaient. Leur promenade ce jour-là fut assez longue, mais pas intéressante à raconter.


Ils voulurent revoir la plage ; ils redescendirent la valleuse ; ils s’assirent devant la mer. Les flots d’une récente tempête avaient amené sur la grève des coquilles des profondeurs, des épaves et des lambeaux d’algue arrachés ; les vagues encore gonflées étourdissaient par une clameur continue. Et Rachel soudain eut une inquiétude : elle sentit que Luc commençait à penser. Un vent plus froid soufflait ; un frisson les saisit ; ils se levèrent. — Luc marcha devant, trop vite, un peu déclamatoire ; une poutre était là, déchiquetée et noire, pilotis inconnu, fragment de bateau, bois des Îles… et tous deux devant cela s’arrêtèrent. Après, Luc regarda la mer ; Rachel, par besoin, par instinct, s’appuya sur Luc et pencha la tête contre son épaule, sentant confusément en lui l’angoisse et la soif d’aventures. Ils restaient debout. Le soleil s’en allait, s’enfonçait au delà du golfe, après le détroit, où l’on voyait entre les promontoires fuir au loin la ligne infinie de la mer.

Et, tandis que le soleil plongeait, alors, en face d’eux, comme sur une île, les grilles du parc inconnu, recevant les rayons mourants, commencèrent à briller d’une manière inexplicable et presque surnaturelle : du moins il le leur parut à ceci qu’ils ne se dirent rien l’un à l’autre. Chaque barreau, plutôt d’acier que d’or, semblait luire de lui-même, intimement, ou à cause d’une excessive polissure ; le plus curieux c’était qu’on croyait voir au delà de la grille, encore que l’on n’aurait su dire quoi. Luc et Rachel sentirent, chacun, que l’autre n’osait pas en parler.

En revenant Rachel trouva, sur le sable, un œuf de sèche, énorme, noir, élastique, et d’une bizarrerie de forme comme intentionnelle, tellement qu’ils la jugèrent importante pour eux, et en cherchèrent la raison.


Le souvenir de ce jour leur laissa une vague inquiétude, et songeant souvent malgré eux à ce parc, clos devant la mer, attirés, questionneurs, et n’ayant d’ailleurs pas de barque qui les y mène, ils résolurent d’y partir un matin, longeant les côtes, marchant jusqu’à ce qu’ils l’eussent atteint.

Ils se levèrent avant l’aube, et se mirent en route ; l’heure était grise et fraîche encore ; ils marchèrent comme des pèlerins sérieux, silencieux, préoccupés, ayant un but autre qu’eux-mêmes ; et leur curiosité retombée laissait en eux comme le sentiment d’une tâche. — Mais n’en disons pas trop. Madame, car voici presque qu’ils nous plaisent. — Tant pis ! pour une fois ils marchèrent sans souci de la chaleur du jour, guidés par une pensée, — car ce n’était plus un désir. Et Rachel ne se plaignait pas des graviers roulants de la route, ou du sable mobile où les pieds appuyés enfonçaient ; — tantôt suivant la grève, tantôt à travers champs — une fois remontant la berge d’une rivière jusqu’à ce qu’ils trouvassent un pont, — puis la redescendant ensuite, — puis à travers champs de nouveau. — Ah ! les voici enfin qui parvinrent presque au pied du mur ; c’était le Parc ; — et pour mieux en défendre l’approche, l’eau de la mer amenée dans un fossé garni de pierres, battait le pied du mur, et semblait se fermer sur lui, et ce mur avançait en digue, dans la mer, de sorte qu’on ne voyait rien de ce côté qu’un morne promontoire calcaire. Ils avancèrent. Le fossé cessa. Alors suivant le mur ils marchèrent. Le soleil était lourd ; la route devant eux s’allongeait ; — c’était l’heure où les murs des jardins n’ont pas d’ombre. Ils virent, presque sous le lierre et cachée, une petite porte fermée. Insensiblement le mur tournait et le soleil, tournant aussi tandis que s’achevait le jour, semblait les suivre. Par-dessus le mur, des branches se penchaient, mais sans gestes. Il naissait de l’intérieur du parc, comme un bruit de rires, mais souvent les jets d’eau font le bruit même de paroles. Tout d’un coup ils se retrouvèrent devant la mer. Alors ils furent pris par une grande tristesse, et ils s’assirent un peu, avant de se remettre en route pour revenir. Devant eux, ainsi que de l’autre côté, un promontoire de pierre s’avançait dans la mer, et continuait le mur dont la mer battait le pied dans une douve infranchissable. Et la tristesse les pénétra, les remplit, entrant toute à la fois par la plus étroite fissure. — Surtout, ils étaient las de la course, et de ce qu’elle eût été vaine. — Le soleil maintenant disparaissait derrière le parc ; ils marchaient dans l’ombre envahissante du mur ; il leur parut un peu qu’elle avait en elle un mystère. Il leur semblait entendre par instants le bruit comme d’un jeu de doigts sur des vitres, mais ce bruit cessant sitôt qu’ils cessaient de marcher, ils le crurent causé par l’étourdissement de leur marche. Il était nuit déjà depuis longtemps lorsqu’ils rentrèrent. Le lendemain, dans le repos du jour : Racontez-moi l’aube d’été, dit Rachel, puisque me tient ici près de vous ma paresse. Luc commença :

C’était l’Été, mais avant l’aube ; les oiseaux ne chantaient pas encore ; la forêt s’éveillait à peine.

— Ô ! pas une forêt, dit-elle ; une avenue. L’aube naît, et si les oiseaux ne chantent pas encore, c’est à cause de la vallée trop profonde où la nuit est encore attardée ; mais déjà des clartés blanchissent le haut des collines.

— Vers ces clartés supérieures, reprit Luc, deux chevaliers s’aventurèrent, et vers le plateau qui domine, après avoir suivi toute la nuit la vallée. Ils étaient silencieux et graves, ayant marché longtemps dans l’ombre, et les hauts chênes de l’avenue, au-dessus d’eux étendaient leurs branches. Leurs chevaux montaient lentement la route toute droite escarpée. Tandis qu’ils montaient augmentait autour d’eux la lumière. Sur le plateau le jour parut. — Sur le plateau s’étendait une autre avenue, plus vaste, coupant la première et qui suivait le sommet de la colline. Les deux chevaliers s’arrêtèrent. L’un dit : Séparons-nous, mon frère ; ce n’est pas la même route qui tous deux nous appelle — et mon courage suffisant n’a que faire du vôtre à mon aide. Où l’un vaut, l’autre est inutile. — Et l’autre dit : Adieu mon frère. — Puis, se tournant le dos, chacun d’eux s’en alla vers de solitaires conquêtes. — Alors tous les oiseaux s’éveillèrent. Il y eut des poursuites amoureuses sous les feuilles et des rondes d’insectes dans l’air : on entendait des vols d’abeilles et sur les gazons s’ouvraient les nouvelles fleurs butinées. Des murmures délicieux s’élevèrent.

Plus loin, où le terrain cessait, l’on ne voyait plus que des feuilles ; plus bas, dans la vallée moins ténébreuse, les cimes flottantes des arbres ; et plus bas encore, une brume. Ô ! comme nous nous serions penchés, pour voir les cerfs descendre boire !

— Et les deux chevaliers ? dit Rachel.

— Ah ! laissons-les, dit Luc — occupons-nous de l’avenue. — Il y vint, vers midi, une assemblée de jeunes femmes ; elles marchaient en se donnant la main, comme vous avec vos compagnes ; elles riaient ; puis vinrent des hommes costumés de soie et de dorures frivoles ; s’étant assis, tous ensemble causèrent.

Le jour passa ; eux s’étaient tus et l’ombre s’était allongée sur la mousse ; ils se levèrent et s’en allèrent pour voir se coucher le soleil. Et l’avenue s’emplit d’inquiétude et de murmure ; tout s’apprêtait à s’endormir ; — puis tout se tut ; c’était le soir et les branches se balancèrent ; les troncs gris paraissaient mystérieux dans l’ombre ; il s’éleva un chant d’oiseau crépusculaire. Alors l’on vit dans la nuit commencée deux chevaliers s’en revenir ; ils marchaient l’un vers l’autre, à cause de la route suivie, et leurs chevaux étaient comme après une grande fatigue. Eux ils étaient courbés, plus graves qu’au matin à cause de la tâche vaine. Et s’étant rejoints sans un mot ils redescendirent l’allée qui redescendait la colline, s’enfonçant dans la nuit sous les branches.

— Pourquoi partir alors, Luc — dit Rachel ; à quoi sert de se mettre en route. N’êtes-vous pas toute ma vie ?

— Mais vous, Rachel, dit Luc — vous n’êtes pas toute la mienne. Il y a d’autres choses encore.