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La Teppe aux merles/2

La bibliothèque libre.
Librairie Armand Colin (p. 17-30).


II


« Vous partez tôt aujourd’hui, ce qui prouve que vous avez vile vendu vos denrées et fait une bonne foire », dit la maîtresse de l’auberge où étaient remisés la jardinière et le cheval de Madeleine Franchet, lorsque celle-ci se présenta vers cinq heures pour payer son petit compte. Pendant ce temps, Philibert allait chercher le cheval à son rang de file parmi les nombreuses bêtes de trait ou de selle arrivées le matin à Tournus, et qui allaient être successivement sellées ou attelées à un des véhicules confusément placés dans la grande cour, brancards à terre.

D’habitude Mme Franchet ne permettait pas à son fils d’aller chercher Noiraud à l’écurie de l’auberge ; dans ces réunions de chevaux inconnus, il pouvait s’en trouver de vicieux, et un coup de pied est si vite lancé ! Il fallait que la mère eût pris confiance dans le savoir-faire de son fils, ou bien que sa prévoyance fût engourdie par le mal de tête qui l’avait empêchée de diner, car elle n’objecta rien à celle proposition de Philibert :

« C’est moi qui vais atteler Noiraud, n’est-ce pas ? »

Après avoir payé l’aubergiste, elle s’assit sur le banc de pierre de la cour, et resta là, le menton posé dans sa main, sans penser à reprendre l’inexpérience de son fils qui se piquait aux ardillons du harnachement.

Philibert n’était pas maladroit cependant : mais c’était la première fois qu’il attelait Noiraud et comme il avait souvent observé cette opération, il corrigeait ses erreurs l’une après l’autre. Peut-être même en serait-il venu à bout sans tant de peine si sa tête n’avait été occupée à autre chose qu’à ce qu’il faisait.

Est-ce qu’on allait quitter Tournus sans aller faire une petite visite à l’oncle Pétrus et aux deux gentilles cousines ? Si Philibert avait eu le choix en arrivant en ville, c’est chez l’oncle Pétrus qu’on serait allé diner, et non pas chez l’oncle Tailland où l’on n’était pas à l’aise. Quelle différence entre ce gros Eugène, si gonflé de ses écus, et cousine Ursule si douce et si modeste, et cousine Rosalie si fûtée et si drôlette avec son babil de sept ans. L’oncle Pétrus était plus aimable aussi que l’oncle et la tante Tailland. Ce n’est pas qu’il fût bien gai… au contraire ; depuis que sa femme était morte, il était même très triste ; mais cela ne l’empêchait pas de trouver de vrais mots d’amitié pour Philibert. Et puis, quoique moins belle que le magasin de l’oncle Tailland, la boutique de l’oncle Pétrus Franchet était plus amusante à visiter dans tous ses coins. Il y avait de tout : de la quincaillerie, de la faïence, des jouets, de la mercerie, et à chaque fois, des choses nouvelles à regarder, un tas de brimborions dont Philibert ne comprenait pas toujours l’usage ; mais la cousine Ursule le lui expliquait.

C’était l’ainée de la famille et la filleule de cette tante Ursule dont on avait partagé le petit héritage ; la boutique de quincaillerie avait été le lot de Pétrus Franchet que la vieille tante avait élevé.

Quand il eut mené sa besogne à bonne fin, Philibert amena par la bride Noiraud vers le grand portail, puis il dit un peu haut pour se faire entendre de sa mère :

« Est-ce qu’il manque quelque chose, maman ? Est-ce que je ne m’en suis pas bien tiré ?… Viens voir un peu. »

Mme Franchet fut debout comme en sursaut, par un mouvement brusque ; elle s’approcha de la jardinière, et tout en disant d’un air étonné « Comment ! c’est toi qui as attelé Noiraud et qui l’as amené jusqu’ici sans rien accrocher à travers ce fouillis de voitures ? » elle tourna autour du cheval et vérifia la correction de son harnachement. Pour être donnés en peu de mots, ses éloges à son fils n’en furent pas moins bien reçus, et Philibert y puisa le courage nécessaire à la question suivante :

« Maman, est-ce que nous quitterons Tournus sans aller faire une petite visite à l’oncle Pétrus ?

— Tu m’y fais penser, dit-elle à son fils. J’ai encore là le petit panier de chasselas et les œufs que j’apportais à tes cousines. Puisque la voiture est attelée, sortons d’ici, nous l’arrêterons devant la boutique à Pétrus. Et, j’y pense, Philibert, je te remercie de m’avoir parlé de ton oncle. Il aurait eu du chagrin de ne pas nous voir. Et moi, je serai aise de causer avec lui. C’est un homme juste, pas envieux, et de bon conseil. oui, oui, c’est un parent dans lequel on peut mettre sa confiance. »

Philibert aurait voulu que Noiraud avançât vite par les rues ; mais l’encombrement y était op grand ; il fallait garder le pas pour ne point causer d’accident dans ce pêle-mêle de gens affairés trainant après eux leurs achats du jour sous forme de bestiaux récalcitrants aux ordres de maitres inconnus. Enfin, la jardinière atteignit le coin de la petite rue où la boutique de Pétrus Franchet était en harmonie avec les constructions vieillottes qui s’avançaient ou rentraient capricieusement sur la ligne de la chaussée. La plupart de ces maisons, datant du xviiie siècle, avaient un anneau de fer encastré dans une des pierres de taille de leur façade, et ce fut cette commodité d’une époque où les voyageurs n’avaient pas toujours sous la main un valet pour tenir leur monture qui permit à Mme Franchet et à son fils d’abandonner Noiraud après avoir fixé son licol.

Cette opération n’était pas encore terminée quand le grincement d’une sonnette rouillée se fit entendre ; la porte de la boutique s’ouvrit, et Pétrus Franchet s’avança au-devant de ses visiteurs.

« À la bonne heure, dit-il, vous voici tard, mais enfin vous voici. Mes filles ont compté les heures, tellement il leur tardait de vous voir. Mais vous n’avez pas bonne mine, cousine Madeleine ! Tout votre monde se porte bien ? Vous n’avez pas quelque contrariété ? »

Philibert n’en entendit pas davantage ; après avoir embrassé son oncle, il se précipita le premier dans la boutique et courut se pendre au cou d’Ursule qui abandonna le rangement d’une vitrine pour faire accueil à son jeune cousin.

« Où est Rosalie ? demanda bientôt celui-ci,

— Ah ! vous êtes cause que je l’ai grondée. Elle ne pouvait pas venir à bout d’apprendre ses dix lignes de leçon aujourd’hui ; elle ne pensait qu’à guetter votre arrivée ; alors je l’ai envoyée étudier par cœur dans la salle,

— Pourquoi es-tu si sévère avec cette pauvre petite ? dit Philibert ; elle n’a que sept ans ; elle ne peut pas être aussi raisonnable que toi.

— Vous entendez, père, dit doucement Ursule à Pétrus Franchet qui rentrait à la suite de Madeleine, je suis accusée de rendre notre Rosette malheureuse. Ah ! bonjour, ma tante, je suis bien contente de vous voir.

— Bonjour, ma nièce, répondit Mme

Un homme sort d'une boutique marquée taillerie. Devant une femme au chapeau traditionnel attache un cheval à un anneau. L’homme tend les mains vers elle.
Un homme sort d'une boutique marquée taillerie. Devant une femme au chapeau traditionnel attache un cheval à un anneau. L’homme tend les mains vers elle.
Le bon Pétrus Franchet courant au devant de sa cousine..


Franchet, en touchant la main de la jeune fille ; si Philibert te reprochait, quand je suis entrée, de ne pas nous laisser emmener Rosette à la campagne pour une quinzaine, il avait raison contre toi. Allez, je vois votre raison, à tous deux, vous craignez de vous ennuyer sans elle.

— Oui, dit Pétrus Franchet, nous serions tristes ensemble si ce lutin ne nous égayait pas malgré nous… Je vous remercié, cousine Madeleine, mais ne parlons plus de cela… Nous verrons l’an prochain.

— Et je puis aller trouver Rosalie ? demanda Philibert qui s’était armé du panier de raisin.

— Certainement, répondit Ursule et ne la ramène pas ici, car voici cinq ou six clients arrivant à la file, et la boutique est si petite que vous nous gêneriez. »

Ursule dut répondre toute seule aux demandes du groupe campagnard dont l’entrée agita le trémolo de la sonnerie, car Pétrus Franchet et sa cousine suivirent le jeune garçon et allèrent s’asseoir dans un coin de la salle un peu sombre qui suivait la boutique. Quant à Philibert, il n’était pas encore arrivé au milieu de cette pièce qu’une exclamation joyeuse partit de l’embrasure de l’unique croisée qui l’éclairait sur la cour.

« Ah ! te voici, et pourquoi si tard ?

— Va, ce n’est pas ma faute ; répondit Philibert après avoir embrassé la jolie blondinette qui sautillait autour de lui, sans remarquer qu’elle piétinait son livre d’étude. *

— Je vais dire bonjour à ma tante », reprit Rosalie, puis après avoir fait quelques pas en avant, elle ajouta : « Non, je crains de la déranger. Elle cause bien sérieusement avec papa, et tout bas… Ce sera pour tout à l’heure, quand ils auront fini. Dis-moi en attendant ce : que ma cousine Reine l’a dit pour moi. Et pourquoi ne vient-elle jamais à Tournus ? Est-ce toujours bien joli, chez vous ? Y a-t-il de belles fleurs ? Tu sais, je me souviens à peine de votre maison. J’étais si petite quand j’y suis allée ! Je n’avais que cinq ans. »

C’était à l’époque de la mort de sa mère que Rosalie avait passé quinze jours chez ses parents de Farges et, quoique ses souvenirs de ce temps-là fussent un peu confus, elle en gardait une impression de liberté au large des champs et un désir de la renouveler que Philibert accroissait de temps à autre par ses descriptions. Ce jour-là, il ne manqua pas à son rôle habituel, et tout en picorant à la façon des moineaux gourmands le chasselas du panier, tous deux gardèrent les moutons en idée, sautèrent des ruisseaux, cueillirent des mûres jusqu’à s’en barbouiller, dénichèrent des œufs, surveillèrent au four la cuisson de la galette, gaulèrent des noix, en un mot, jouirent en imagination de tous les plaisirs de la vie champêtre.

Pendant ce temps, le dialogue à voix basse de Madeleine Franchet avec son cousin se poursuivait. Au moment où Rosalie s’amusait du récit des prouesses équestres de Philibert sur un poulain de deux ans, Pétrus Franchet répondait à sa visiteuse :

« Oui, je comprends votre crainte d’un faux espoir donné à votre mari. Claude a la tête vive, et ce serait un coup trop dur pour lui s’il était trompé après s’être figuré… Écoutez, puisque vous craignez que Claude ne se monte la tête, ne lui disons rien avant d’être bien sûrs, Donnez-moi le numéro de cette valeur, et j’irai consulter à Mâcon le banquier V**, qui connait toutes ces choses de son état et à qui l’on peut avoir confiance,

— Merci bien, Pétrus ; mais comment me préviendrez-vous ? Ce qui m’occupe surtout, c’est la tranquillité d’esprit de mon mari. Voyons, comment m’aviserez-vous de la vérité ? »

Pétrus Franchet eut un bon sourire sur les lèvres ; mais au lieu de répondre à Madeleine, il se leva et se dirigea vers le groupe formé par Rosalie et Philibert, assis l’un en face de l’autre sur deux chaises basses, les pieds juchés sur les barreaux d’une autre chaise qui supportait le panier de raisin ; chacun d’eux tenait à la main une grappe entamée, et tout en gobant l’un après l’autre les grains roussis par le soleil, ils jasaient avec un tel entrain qu’ils ne s’aperçurent pas de la fin du colloque de leurs parents.

« Oh ! comme cela doit être amusant, les vendanges ! disait Rosalie au moment où son père s’approchait d’elle.

— Eh bien, ma Rosette, dit celui-ci, tu les verras cette année, si tante Madeleine veut l’emmener tout de suite avec elle.

— Vrai ? papa, s’écria la blondinette en s’élançant les bras ouverts vers Pétrus Franchet, qui la reçut dans ses bras et la livra ensuite aux baisers de sa tante.

— Oui, continua-t-il ensuite, tu passeras là-bas une dizaine de jours ou un peu plus, enfin jusqu’à ce que j’aille te chercher après une petite tournée que j’ai à faire à Mâcon… Philibert, veux-tu voir à la boutique si Ursule a fini de servir ses clients ? Nous irions garder à sa place pendant qu’elle s’occuperait des affaires de Rosalie… Y va-t-il d’un bon pas ! Il parait content, lui aussi, d’emmener notre Rosette. »

Si Philibert était content ! oui certes, et pour son compte et pour celui de sa sœur qui allait être si agréablement étonnée en voyant arriver sa pelite cousine.

Une demi-heure plus tard, Noiraud trottinait sur la grand’route qui, de la vallée où Tournus s’étend au bord de la Saône, remonte vers les hauts plateaux où se groupent successivement Le Villars, Farges, Uchizy et Saint-Oyen. Le soleil s’abaissait sur l’horizon, et teignait de pourpre un amas de petits nuages folâtres que la brise faisait courir en bulles de mousse légère dans le lointain du ciel.

« Oh ! comme ils sont jolis, dit Rosalie à son cousin, et comme on en voit large du ciel dès qu’on a quitté Tournus où les maisons le cachent. Sais-tu, ces nuages roses sur ce bleu, ça ressemble à ta cravate. mais en grand. Elle est jolie aussi ta cravate, Philibert. »

Il se mit à rire : « Eugène l’a trouvée très laide, répondit-il ; elle a trop de couleurs pour les gens de la ville. »

Ils étaient bien à l’aise pour causer, car sous prétexte que le siège de la jardinière n’était pas assez large pour trois personnes, ils avaient obtenu de s’établir à l’intérieur, Rosalie sur sa valise, et Philibert sur un amoncellement de paniers vides. Absorbée par le soin de conduire et peut-être aussi par ses préoccupations, Mme Franchet ne retourna pas la tête en arrière une seule fois pendant que Philibert faisait à sa cousine les honneurs du paysage, lui nommant l’un après l’autre les groupes dé hameaux disséminés dans les prairies de la vallée ou montant vers le plateau à la lisière des vignobles.

« Peut-on voir votre maison ? Montre-la-moi, disait Rosalie chaque fois qu’un toit de briques ou d’ardoises se dessinait sur un fond de feuillage.

— Pas encore, disait chaque fois Philibert. Ceci est Le Villars. » Et plus loin : « Nous ne sommes qu’à Farges.

— Eh bien, reprit Rosalie pendant que la jardinière traversait la grande rue de ce village et que Madeleine Franchet échangeait un salut cordial avec chaque vieille femme occupée à filer sa quenouille devant sa porte, eh bien ! puisque vous êtes de Farges, votre maison doit être une de celles-ci. Dis-moi laquelle, car je ne m’en souviens plus du tout.

— Attends un peu », dit Philibert.

Noiraud, qui sentait son écurie, allongea le pas au sortir du village et s’engagea vivement dans un chemin vicinal bordé de haies de mûriers qu’enlaçaient des festons de clématites sauvages, à marabouts échevelés. Ce chemin montait le coteau que dominait une rangée de noyers plantés au-dessus d’un terrain gazonné où des blocs pierreux saillaient çà et là. Au-dessous de cette prairie naturelle, et au niveau d’une vigne à pampres colorés, une maison à demi voilée par un rideau d’arbres fruiliers étendait au midi sa façade égayée par une treille, et rendue pittoresque par son escalier de pierre intérieur, protégé par l’avancée du toit que soutenait un pilier de bois entouré de plantes grimpantes.

« Regarde, dit Philibert à sa cousine, est-ce que tu ne reconnais pas la Teppe aux merles ? »