La Terre/Cinquième partie/3

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La Terre (1887)
G. Charpentier (p. 432-448).


III


Les labours d’hiver tiraient à leur fin, et par cette après-midi de février, sombre et froide, Jean, avec sa charrue, venait d’arriver à sa grande pièce des Cornailles, où il lui restait à faire deux bonnes heures de besogne. C’était un bout de la pièce qu’il voulait semer de blé, une variété écossaise de poulard, une tentative que lui avait conseillée son ancien maître Hourdequin, en mettant même à sa disposition quelques hectolitres de semence.

Tout de suite, Jean enraya, à la place où il avait dérayé la veille ; et, faisant mordre le soc, les mains aux mancherons de la charrue, il jeta à son cheval le cri rauque dont il l’excitait.

— Dia hue ! hep !

Des pluies battantes, après de grands soleils, avaient durci l’argile du sol, si profondément, que le soc et le coutre détachaient avec peine la bande qu’ils tranchaient, dans ce labour à plein fer. On entendait la motte épaisse grincer contre le versoir qui la retournait, enfouissant au fond le fumier, dont une couche étalée couvrait le champ. Parfois, un obstacle, une pierre, donnait une secousse.

— Dia hue ! hep !

Et Jean, de ses bras tendus, veillait à la rectitude parfaite du sillon, si droit, qu’on l’aurait dit tracé au cordeau ; tandis que son cheval, la tête basse, les pieds enfoncés dans la raie, tirait d’un train uniforme et continu. Lorsque la charrue s’empâtait, il en détachait la boue et les herbes, d’un branle de ses deux poings ; puis, elle glissait de nouveau, en laissant derrière elle la terre mouvante et comme vivante, soulevée, grasse, à nu jusqu’aux entrailles.

Quand il fut au bout du sillon, il tourna, en commença un autre. Bientôt, une sorte de griserie lui vint de toute cette terre remuée, qui exhalait une odeur forte, l’odeur des coins humides où fermentent les germes. Sa marche lourde, la fixité de son regard, achevaient de l’étourdir. Jamais il ne devait devenir un vrai paysan. Il n’était pas né dans ce sol, il restait l’ancien ouvrier des villes, le troupier qui avait fait la campagne d’Italie ; et ce que les paysans ne voient pas, ne sentent pas, lui le voyait, le sentait, la grande paix triste de la plaine, le souffle puissant de la terre, sous le soleil et sous la pluie. Toujours il avait eu des idées de retraite à la campagne. Mais quelle sottise de s’être imaginé que, le jour où il lâcherait le fusil et le rabot, la charrue contenterait son goût de la tranquillité ! Si la terre était calme, bonne à ceux qui l’aiment, les villages collés sur elle comme des nids de vermine, les insectes humains vivant de sa chair, suffisaient à la déshonorer et à en empoisonner l’approche. Il ne se souvenait pas d’avoir souffert autant que depuis son arrivée, déjà lointaine, à la Borderie.

Jean dut soulever un peu les mancherons, pour donner de l’aisance. Une légère déviation du sillon lui causa de l’humeur. Il tourna, s’appliqua davantage, en poussant son cheval.

— Dia hue ! hep !

Oui, que de misères, en ces dix années ! D’abord, sa longue attente de Françoise ; ensuite, la guerre avec les Buteau. Pas un jour ne s’était passé sans vilaines choses. Et, à cette heure qu’il avait Françoise, depuis deux ans qu’ils étaient mariés, pouvait-il se dire vraiment heureux ? S’il l’aimait toujours, lui, il avait bien deviné qu’elle ne l’aimait pas, qu’elle ne l’aimerait jamais, comme il aurait désiré l’être, à pleins bras, à pleine bouche. Tous deux vivaient en bon accord, le ménage prospérait, travaillait, économisait. Mais ce n’était point ça, il la sentait loin, froide, occupée d’une autre idée, au lit, quand il la tenait. Elle se trouvait enceinte de cinq mois, un de ces enfants faits sans plaisir, qui ne donnent que du mal à leur mère. Cette grossesse ne les avait même pas rapprochés. Il souffrait surtout d’un sentiment de plus en plus net, éprouvé le soir de leur entrée dans la maison, le sentiment qu’il demeurait un étranger pour sa femme : un homme d’un autre pays, poussé ailleurs, on ne savait où, un homme qui ne pensait pas comme ceux de Rognes, qui lui paraissait bâti différemment, sans lien possible avec elle, bien qu’il l’eût rendue grosse. Après le mariage, exaspérée contre les Buteau, elle avait, un samedi, rapporté de Cloyes une feuille de papier timbré, afin de tout laisser par testament à son mari, car elle s’était fait expliquer comment la maison et la terre retourneraient à sa sœur, si elle mourait avant d’avoir un enfant, l’argent et les meubles entrant seuls dans la communauté ; puis, sans lui donner aucune explication à ce sujet, elle semblait s’être ravisée, la feuille était encore dans la commode, toute blanche ; et il en avait ressenti un grand chagrin secret, non qu’il fût intéressé, mais il voyait là un manque d’affection. D’ailleurs, aujourd’hui que le petit allait naître, à quoi bon un testament ? Il n’en avait pas moins le cœur gros, chaque fois qu’il ouvrait la commode et qu’il apercevait le papier timbré, devenu inutile.

Jean s’arrêta, laissa souffler son cheval. Lui-même secouait son étourdissement, dans l’air glacé. D’un lent regard, il regarda l’horizon vide, la plaine immense, où d’autres attelages, très loin, se noyaient sous le gris du ciel. Il fut surpris de reconnaître le père Fouan, qui venait de Rognes par le chemin neuf, cédant encore à quelque souvenir, à un besoin de revoir un coin de champ. Puis, il baissa la tête, il s’absorba une minute dans la vue du sillon ouvert, de la terre éventrée à ses pieds : elle était jaune et forte au fond, la motte retournée avait apporté à la lumière comme une chair rajeunie, tandis que, dessous, le fumier s’enterrait en un lit de fécondation grasse ; et ses réflexions devenaient confuses, la drôle d’idée qu’on avait eue de fouiller ainsi le sol pour manger du pain, l’ennui où il était de ne pas se sentir aimé de Françoise, d’autres choses plus vagues, sur ce qui poussait là, sur son petit qui naîtrait bientôt, sur tout le travail qu’on faisait, sans en être souvent plus heureux. Il reprit les mancherons, il jeta son cri guttural.

— Dia hue ! hep !

Jean achevait son labour, lorsque Delhomme, qui revenait à pied d’une ferme voisine, s’arrêta au bord du champ.

— Dites donc, Caporal, vous savez la nouvelle… Paraît qu’on va avoir la guerre.

Il lâcha la charrue, il se releva, saisi, étonné du coup qu’il recevait au cœur.

— La guerre, comment ça ?

— Mais avec les Prussiens, à ce qu’on m’a dit… C’est dans les journaux.

Les yeux fixes, Jean revoyait l’Italie, les batailles de là-bas, ce massacre dont il avait été si heureux de se tirer, sans une blessure. À cette époque, de quelle ardeur il aspirait à vivre tranquille, dans son coin ! et voilà que cette parole, criée d’une route par un passant, cette idée de la guerre lui allumait tout le sang du corps !

— Dame ! si les Prussiens nous emmerdent… On ne peut pas les laisser se foutre de nous.

Delhomme n’était pas de cet avis. Il hocha la tête, il déclara que ce serait la fin des campagnes, si l’on y revoyait les Cosaques, comme après Napoléon. Ça ne rapportait rien, de se cogner : valait mieux s’entendre.

— Ce que j’en dis, c’est pour les autres… J’ai mis de l’argent chez M. Baillehache. Quoi qu’il arrive, Nénesse, qui tire demain, ne partira pas.

— Bien sûr, conclut Jean, calmé. C’est comme moi, qui ne leur dois plus rien et qui suis marié à cette heure, je m’en fiche qu’ils se battent !… Ah ! c’est avec les Prussiens ! Eh bien ! on leur allongera une raclée, voilà tout !

— Bonsoir, Caporal !

— Bonsoir !

Delhomme repartit, s’arrêta plus loin pour crier de nouveau la nouvelle, la cria plus loin une troisième fois ; et la menace de guerre prochaine vola par la Beauce, dans la grande tristesse du ciel de cendre.

Jean, ayant terminé, eut l’idée d’aller tout de suite à la Borderie chercher la semence promise. Il détela, laissa la charrue au bout du champ, sauta sur son cheval. Comme il s’éloignait, la pensée de Fouan lui revint, il le chercha et ne le trouva plus. Sans doute, le vieux s’était mis à l’abri du froid, derrière une meule de paille, restée dans la pièce aux Buteau.

À la Borderie, après avoir attaché sa bête, Jean appela inutilement ; tout le monde devait être en besogne dehors ; et il était entré dans la cuisine vide, il tapait du poing sur la table, lorsqu’il entendit enfin la voix de Jacqueline monter de la cave, où se trouvait la laiterie. On y descendait par une trappe, qui s’ouvrait au pied même de l’escalier, si mal placée, qu’on redoutait toujours des accidents.

— Hein ? qui est-ce ?

Il s’était accroupi sur la première marche du petit escalier raide, et elle le reconnut d’en bas.

— Tiens, Caporal !

Lui aussi la voyait, dans le demi-jour de la laiterie, éclairée par un soupirail. Elle travaillait là, au milieu des jattes, des crémoirs, d’où le petit-lait s’en allait goutte à goutte, dans une auge de pierre ; et elle avait les manches retroussées jusqu’aux aisselles, ses bras nus étaient blancs de crème.

— Descends donc… Est-ce que je te fais peur ?

Elle le tutoyait comme autrefois, elle riait de son air de fille engageante. Mais lui, gêné, ne bougeait pas.

— C’est pour la semence que le maître m’a promise.

— Ah ! oui, je sais… Attends, je monte.

Et, quand elle fut au grand jour, il la trouva toute fraîche, sentant bon le lait, avec ses bras nus et blancs. Elle le regardait de ses jolis yeux pervers, elle finit par demander d’un air de plaisanterie :

— Alors, tu ne m’embrasses pas ?… Ce n’est pas parce qu’on est marié qu’on doit être mal poli.

Il l’embrassa, en affectant de faire claquer fortement les deux baisers sur les joues, pour dire que c’était simplement de bonne amitié. Mais elle le troublait, des souvenirs lui remontaient de tout le corps, dans un petit frisson. Jamais avec sa femme, qu’il aimait tant, il n’avait éprouvé ça.

— Allons, viens, reprit Jacqueline. Je vas te montrer la semence… Imagine-toi que la servante elle-même est au marché.

Elle traversa la cour, entra dans la grange au blé, tourna derrière une pile de sacs ; et c’était là, contre le mur, en un tas que des planches maintenaient. Il l’avait suivie, il étouffa un peu de se trouver ainsi seul avec elle, au fond de ce coin perdu. Tout de suite, il affecta de s’intéresser à la semence, une belle variété écossaise de poulard.

— Oh ! qu’il est gros !

Mais elle eut son roucoulement de gorge, elle le ramena vite au sujet qui l’intéressait.

— Ta femme est enceinte, vous vous en donnez, hein ?… Dis donc, est-ce que ça va avec elle ? est-ce que c’est aussi gentil qu’avec moi ?

Il devint très rouge, elle s’en amusa, enchantée de le bouleverser de la sorte. Puis, elle parut s’assombrir, sous une pensée brusque.

— Tu sais, moi, j’ai eu bien des ennuis. Heureusement que c’est passé et que j’en suis sortie à mon avantage.

En effet, un soir, Hourdequin avait vu tomber à la Borderie son fils Léon, le capitaine, qui ne s’y était pas montré depuis des années ; et, dès le premier jour, ce dernier, venu pour savoir, fut renseigné, lorsqu’il eut constaté que Jacqueline occupait la chambre de sa mère. Un instant, elle trembla, car l’ambition l’avait prise de se faire épouser et d’hériter de la ferme. Mais le capitaine commit la faute de jouer le vieux jeu : il voulut débarrasser le père en se faisant surprendre chez lui, couché avec elle. C’était trop simple. Elle étala une vertu farouche, elle poussa des cris, versa des larmes, déclara à Hourdequin qu’elle s’en allait, puisqu’elle n’était plus respectée dans sa maison. Il y eut une scène atroce entre les deux hommes, le fils essaya d’ouvrir les yeux du père, ce qui acheva de gâter les choses. Deux heures plus tard, il repartit, il cria sur le seuil qu’il aimait mieux tout perdre, et que, s’il rentrait jamais, ce serait pour faire sortir cette catin à coups de botte.

L’erreur de Jacqueline, dans son triomphe, fut alors de croire qu’elle pouvait tout risquer. Elle signifia à Hourdequin qu’après des vexations pareilles, dont le pays clabaudait, elle se devait de le quitter, s’il ne l’épousait pas. Même elle commença à faire sa malle. Mais le fermier, encore bouleversé de sa rupture avec son fils, d’autant plus furieux qu’il se donnait secrètement tort et que son cœur saignait, faillit l’assommer d’une paire de gifles ; et elle ne parla plus de partir, elle comprit qu’elle s’était trop pressée. Maintenant, du reste, elle était la maîtresse absolue, couchant ouvertement dans la chambre conjugale, mangeant à part avec le maître, commandant, réglant les comptes, ayant les clefs de la caisse, si despotique, qu’il la consultait sur les décisions à prendre. Il déclinait, très vieilli, elle espérait bien vaincre ses révoltes dernières, l’amener au mariage, quand elle aurait achevé de l’user. En attendant, comme il avait juré de déshériter son fils, dans le coup de sa colère, elle travaillait pour le décider à un testament en sa faveur ; et elle se croyait déjà propriétaire de la ferme, car elle lui en avait arraché la promesse, un soir, au lit.

— Depuis des années que je m’esquinte à l’amuser, conclut-elle, tu comprends que ce n’est pas pour ses beaux yeux.

Jean ne put s’empêcher de rire. Tout en parlant, d’un geste machinal, elle avait enfoncé ses bras nus dans le blé ; et elle les en retirait, les y replongeait, poudrant sa peau d’une poudre fine et douce. Il regardait ce jeu, il fit à voix haute une réflexion qu’il regretta ensuite.

— Et, avec Tron, ça va toujours ?

Elle ne parut pas blessée, elle parla librement, comme à un vieil ami.

— Ah ! je l’aime bien, cette grande bête, mais il n’est guère raisonnable, vrai !… Est-ce qu’il n’est pas jaloux ! Oui, il me fait des scènes, il ne me passe que le maître, et encore ! Je crois qu’il vient écouter la nuit si nous dormons.

De nouveau, Jean s’égayait. Mais elle ne riait pas, elle, ayant une peur secrète de ce colosse, qu’elle disait sournois et faux, ainsi que tous les Percherons. Il l’avait menacée de l’étrangler, si elle le trompait. Aussi n’allait-elle plus avec lui qu’en tremblant, malgré le goût qu’elle gardait pour ses gros membres, elle toute fluette qu’il aurait écrasée entre son pouce et ses quatre doigts.

Puis, elle eut un joli haussement d’épaules, comme pour dire qu’elle en avait mangé d’autres. Et elle reprit, souriante :

— Dis, Caporal, ça marchait mieux avec toi, nous étions si d’accord !

Sans le quitter de ses yeux plaisants, elle s’était remise à brasser le blé. Lui, se trouvait reconquis, oubliait son départ de la ferme, son mariage, l’enfant qui allait naître. Il lui saisit les poignets, au fond de la semence ; il remonta le long de ses bras, veloutés de farine, jusqu’à sa gorge d’enfant, que l’abus de l’homme semblait durcir ; et c’était ce qu’elle voulait, depuis qu’elle l’avait aperçu, en haut de la trappe, un regain de sa tendresse d’autrefois, le mauvais plaisir aussi de le reprendre à une autre femme, une femme légitime. Déjà, il l’empoignait, il la renversait sur le tas de blé, pâmée, roucoulante, lorsqu’une haute et maigre figure, celle du berger Soulas, apparut derrière les sacs, toussant violemment et crachant. D’un bond, Jacqueline s’était relevée, tandis que Jean, essoufflé, bégayait :

— Eh bien ! c’est ça, je reviendrai en chercher cinq hectolitres… Oh ! est-il gros ! est-il gros !

Elle, rageuse, regardant le dos du berger qui ne s’en allait pas, murmura, les dents serrées :

— C’est trop à la fin ! Même quand je me crois seule, il est là qui m’embête. Ce que je vais te le faire flanquer dehors !

Jean, refroidi, se hâta de quitter la grange et détacha son cheval, dans la cour, malgré les signes de Jacqueline, qui l’aurait caché au fond de la chambre conjugale, plutôt que de renoncer à son envie. Mais, désireux de s’échapper, il répéta qu’il reviendrait le lendemain. Il partait à pied, tenant sa bête par la bride, quand Soulas, sorti pour l’attendre, lui dit à la porte :

— C’est donc la fin de l’honnêteté, que, toi aussi, tu y retournes ?… Rends-lui le service, alors, de la prévenir qu’elle ferme son bec, si elle ne veut pas que j’ouvre le mien. Ah ! il y en aura, du grabuge, tu verras !

Mais Jean passa outre, avec un geste brutal, refusant de s’en mêler davantage. Il était plein de honte, irrité de ce qu’il avait manqué faire. Lui qui croyait bien aimer Françoise, il n’avait plus jamais près d’elle de ces coups bêtes de désir. Était-ce donc qu’il aimait mieux Jacqueline ? cette garce lui avait-elle laissé du feu sous la peau ? Tout le passé se réveillait, sa colère s’accrut, lorsqu’il sentit qu’il retournerait la voir, malgré sa révolte. Et, frémissant, il sauta sur son cheval, il galopa, afin de rentrer plus vite à Rognes.

Justement, cette après-midi-là, Françoise eut l’idée d’aller faucher un paquet de luzerne pour ses vaches. C’était elle d’habitude qui faisait ce travail, et elle se décidait en songeant qu’elle trouverait là-haut son homme, au labour ; car elle n’aimait guère s’y hasarder seule, dans la crainte de s’y coudoyer avec les Buteau, qui, enragés de ne plus avoir toute la pièce à eux, cherchaient continuellement de mauvaises querelles. Elle prit une faux, le cheval rapporterait le paquet d’herbe. Mais, comme elle arrivait aux Cornailles, elle eut la surprise de ne point apercevoir Jean, qu’elle n’avait pas averti du reste : la charrue était là, où pouvait-il bien être, lui ? Et ce qui acheva de l’émotionner fortement, ce fut de reconnaître Buteau et Lise, debout devant le champ, agitant les bras, l’air furieux. Sans doute ils venaient de s’arrêter, au retour de quelque village voisin, endimanchés, les mains libres. Un instant, elle fut sur le point de tourner les talons. Puis, elle s’indigna de cette peur, elle était bien la maîtresse d’aller à sa terre ; et elle continua de s’approcher, la faux sur l’épaule.

La vérité était que, lorsque Françoise rencontrait ainsi Buteau, surtout seul, elle en demeurait bouleversée. Depuis deux ans, elle ne lui adressait plus la parole. Mais elle ne pouvait le voir, sans en éprouver un élancement dans tout son corps. C’était peut-être bien de la colère, peut-être bien autre chose aussi. À plusieurs reprises, sur ce même chemin, comme elle se rendait à sa luzernière, elle l’avait de la sorte aperçu devant elle. Il tournait la tête, deux, trois fois, pour la regarder de son œil gris, taché de jaune. Un petit frisson la prenait, elle hâtait le pas malgré son effort, tandis qu’il ralentissait le sien ; et elle passait à son côté, leurs yeux se fouillaient une seconde. Puis, elle avait le trouble de le sentir derrière son dos, elle se raidissait, ne savait plus marcher. Lors de leur dernière rencontre, elle s’était effarée au point de s’étaler tout de son long, embarrassée par son ventre de femme grosse, en voulant sauter de la route dans sa luzerne. Lui, avait éclaté de rire.

Le soir, lorsque Buteau raconta méchamment à Lise la culbute de sa sœur, tous les deux eurent un regard où luisait la même pensée : si la gueuse s’était tuée avec son enfant, le mari n’avait rien, la terre et la maison leur faisaient retour. Ils savaient, par la Grande, l’aventure du testament différé, devenu inutile depuis la grossesse. Mais eux n’avaient jamais eu de chance, pas de danger que le sort les débarrassât de la mère et du petit ! Et ils y revinrent en se couchant, histoire simplement d’en causer, car ça ne tue pas les gens, de parler de leur mort. Une supposition que Françoise fût morte sans héritier, comme tout s’arrangeait, quel coup de justice du bon Dieu ! Lise, empoisonnée de sa haine, finit par jurer que sa sœur n’était plus sa sœur, qu’elle lui tiendrait la tête sur le billot, s’il ne s’agissait que de ça pour rentrer dans leur chez-eux, d’où la salope les avait si dégoûtamment chassés. Buteau, lui, ne se montrait pas gourmand, déclarait que ce serait déjà gentil de voir le petit claquer avant de naître. Cette grossesse surtout l’avait irrité : un enfant, c’était la fin de son espoir têtu, la perte définitive du bien. Alors, comme ils se mettaient au lit tous deux, et qu’elle soufflait la chandelle, elle eut un rire singulier, elle dit que tant que les mioches ne sont pas venus, ils peuvent ne pas venir. Un silence régna dans l’obscurité, puis il demanda pourquoi elle lui disait ça. Collée contre lui, la bouche à son oreille, elle lui fit un aveu : le mois dernier, elle avait eu l’embêtement de s’apercevoir qu’elle se trouvait de nouveau pincée ; si bien que, sans le prévenir, elle avait filé chez la Sapin, une vieille de Magnolles qui était sorcière. Encore enceinte, merci ! il l’aurait bien reçue ! La Sapin, avec une aiguille, tout simplement, l’avait débarrassée. Il l’écoutait, sans approuver, sans désapprouver, et son contentement ne perça que dans la façon goguenarde dont il exprima l’idée qu’elle aurait dû se procurer l’aiguille, pour Françoise. Elle s’égaya aussi, le saisit à pleins bras, lui souffla que la Sapin enseignait une autre manière, oh ! une manière si drôle ! Hein ? laquelle donc ? Eh bien ! un homme pouvait défaire ce qu’un homme avait fait : il n’avait qu’à prendre la femme en lui traçant trois signes de croix sur le ventre et en récitant un Ave à l’envers. Le petit, s’il y en avait un, s’en allait comme un vent. Buteau s’arrêta de rire, ils affectèrent de douter, mais l’antique crédulité passée dans les os de leur race, les secouait d’un frisson, car personne n’ignorait que la vieille de Magnolles avait changé une vache en belette et ressuscité un mort. Ça devait être, puisqu’elle l’affirmait. Enfin, Lise désira, très câline, qu’il essayât sur elle l’Ave à l’envers et les trois signes de croix, voulant se rendre compte si elle ne sentirait rien. Non, rien ! C’était que l’aiguille avait suffi. Sur Françoise, ça en aurait fait, du ravage ! Il rigola, est-ce qu’il pouvait ? Tiens ! pourquoi pas, puisqu’il l’avait déjà eue ? Jamais ! Il s’en défendait maintenant, tandis que sa femme lui enfonçait les doigts dans la chair, devenue jalouse. Ils s’endormirent aux bras l’un de l’autre.

Depuis ce temps, l’idée de cet enfant qui poussait, qui allait leur prendre pour toujours la maison et la terre, les hanta ; et ils ne rencontraient plus la jeune sœur, sans que leur regard, tout de suite, se portât sur son ventre. Quand ils la virent arriver par le chemin, ils la mesurèrent d’un coup d’œil, saisis de constater que la grossesse avançait et que bientôt il ne serait plus temps.

— Nom de Dieu ! gueula Buteau, en revenant au labour qu’il examinait, le voleur a bien mordu sur nous d’un bon pied… Y a pas à dire, v’là la borne !

Françoise avait continué de s’approcher, du même pas tranquille, en cachant sa crainte. Elle comprit alors la cause de leurs gestes furieux, la charrue de Jean devait avoir entamé leur parcelle. Il y avait là de continuels sujets de dispute, pas un mois ne se passait sans qu’une question de mitoyenneté les jetât les uns sur les autres. Ça ne pouvait finir que par des coups et des procès.

— Tu entends, continua-t-il en élevant la voix, vous êtes chez nous, je vas vous faire marcher !

Mais la jeune femme, sans même tourner la tête, était entrée dans sa luzernière.

— On te parle, cria Lise hors d’elle. Viens voir la borne, si tu crois que nous mentons… Faut se rendre compte du dommage.

Et, devant le silence, le dédain affecté de sa sœur, elle perdit toute mesure, s’avança sur elle, les poings fermés.

— Dis donc, est-ce que tu te fous de nous ?… Je suis ton aînée, tu me dois le respect. Je saurai bien te faire demander à genoux pardon de toutes les cochonneries que tu m’as faites.

Elle était devant elle, enragée de rancune, aveuglée de sang.

— À genoux, à genoux, garce !

Toujours muette, Françoise, comme le soir de l’expulsion, lui cracha au visage. Et Lise hurlait, lorsque Buteau intervint, en l’écartant violemment.

— Laisse, c’est mon affaire.

Ah ! oui, elle le laissait ! Il pouvait bien la tordre et lui casser l’échine, ainsi qu’un mauvais arbre ; il pouvait bien en faire de la pâtée pour les chiens, s’en servir comme d’une traînée : ce n’était pas elle qui l’en empêcherait, elle l’aiderait plutôt ! Et, à partir de ce moment, toute droite, elle guetta, veillant à ce qu’on ne le dérangeât point. Autour d’eux, sous le ciel morne, la plaine immense et grise s’étendait, sans une âme.

— Vas-y donc, il n’y a personne !

Buteau marchait sur Françoise, et celle-ci, à le voir, la face dure, les bras raidis, crut qu’il venait la battre. Elle n’avait pas lâché sa faux, mais elle tremblait ; déjà, d’ailleurs, il en tenait le manche ; il la lui arracha, la jeta dans la luzerne. Pour lui échapper, elle n’eut plus qu’à s’en aller à reculons, elle passa ainsi dans le champ voisin, se dirigea vers la meule qui s’y trouvait, comme si elle eût espéré s’en faire un rempart. Lui, ne se hâtait point, semblait également la pousser là, les bras peu à peu ouverts, la face détendue par un rire silencieux qui découvrait ses gencives. Et, tout d’un coup, elle comprit qu’il ne voulait pas la battre. Non ! il voulait autre chose, la chose qu’elle lui avait refusée si longtemps. Alors, elle trembla davantage, quand elle sentit sa force l’abandonner, elle vaillante, qui tapait dur autrefois, en jurant que jamais il n’y arriverait. Pourtant, elle n’était plus une gamine, elle avait eu vingt-trois ans à la Saint-Martin, une vraie femme à cette heure, la bouche rouge encore et les yeux larges, pareils à des écus. C’était en elle une sensation si tiède et si molle, que ses membres lui semblaient s’en engourdir.

Buteau, la forçant toujours à reculer, parla enfin, d’une voix basse et ardente :

— Tu sais bien que ce n’est pas fini entre nous, que je te veux, que je t’aurai !

Il avait réussi à l’acculer contre la meule, il la saisit aux épaules, la renversa. Mais, à ce moment, elle se débattit, éperdue, dans l’habitude de sa longue résistance. Lui, la maintenait, en évitant les coups de pied.

— Puisque t’es grosse à présent, foutue bête ! qu’est-ce que tu risques ?… Je n’en ajouterai pas un autre, va, pour sûr !

Elle éclata en larmes, elle eut comme une crise, ne se défendant plus, les bras tordus, les jambes agitées de secousses nerveuses ; et il ne pouvait la prendre, il était jeté de côté, à chaque nouvelle tentative. Une colère le rendit brutal, il se tourna vers sa femme.

— Nom de Dieu de feignante ! quand tu nous regarderas !… Aide-moi donc, tiens-lui les jambes, si tu veux que ça se fasse !

Lise était restée droite, immobile, plantée à dix mètres, fouillant de ses yeux les lointains de l’horizon, puis les ramenant sur les deux autres, sans qu’un pli de sa face remuât. À l’appel de son homme, elle n’eut pas une hésitation, s’avança, empoigna la jambe gauche de sa sœur, l’écarta, s’assit dessus, comme si elle avait voulu la broyer. Françoise, clouée au sol, s’abandonna, les nerfs rompus, les paupières closes. Pourtant, elle avait sa connaissance, et quand Buteau l’eut possédée, elle fut emportée à son tour dans un spasme de bonheur si aigu, qu’elle le serra de ses deux bras à l’étouffer, en poussant un long cri. Des corbeaux passaient, qui s’en effrayèrent. Derrière la meule, apparut la tête blême du vieux Fouan, abrité là contre le froid. Il avait tout vu, il eut peur sans doute, car il se renfonça dans la paille.

Buteau s’était relevé, et Lise le regardait fixement. Elle n’avait eu qu’une préoccupation, s’assurer s’il faisait bien les choses ; et, dans le cœur qu’il y mettait, il venait d’oublier tout, les signes de croix, l’Ave à l’envers. Elle en restait saisie, hors d’elle. C’était donc pour le plaisir qu’il avait fait ça ?

Mais Françoise ne lui laissa pas le temps de s’expliquer. Un moment, elle était demeurée par terre, comme succombant sous la violence de cette joie d’amour, qu’elle ignorait. Brusquement, la vérité s’était faite : elle aimait Buteau, elle n’en avait jamais aimé, elle n’en aimerait jamais un autre. Cette découverte l’emplit de honte, l’enragea contre elle-même, dans la révolte de toutes ses idées de justice. Un homme qui n’était pas à elle, l’homme à cette sœur qu’elle détestait, le seul homme qu’elle ne pouvait avoir sans être une coquine ! Et elle venait de le laisser aller jusqu’au bout, et elle l’avait serré si fort, qu’il la savait à lui !

D’un bond, elle se leva, égarée, défaite, crachant toute sa peine en mots entrecoupés.

— Cochons ! salops !… Oui, tous les deux, des salops, des cochons !… Vous m’avez abîmée. Y en a qu’on guillotine, et qui en ont moins fait… Je le dirai à Jean, sales cochons ! C’est lui qui réglera votre compte.

Buteau haussait les épaules, goguenard, content d’y être arrivé enfin.

— Laisse donc ! tu en mourais d’envie, je t’ai bien sentie gigoter… Nous recommencerons ça.

Cette rigolade acheva d’exaspérer Lise, et toute la colère qui montait en elle contre son mari, creva sur sa cadette.

— C’est vrai, putain ! je t’ai vue. Tu l’as empoigné, tu l’as forcé… Quand je disais que tout mon malheur venait de toi ! Ose répéter à présent que tu ne m’as pas débauché mon homme, oui ! tout de suite au lendemain du mariage, lorsque je te mouchais encore !

Sa jalousie éclatait, singulière après ses complaisances, une jalousie qui portait moins sur l’acte que sur la moitié de ce que sa sœur lui avait pris dans l’existence. Si cette fille de son sang n’était pas née, est-ce qu’il lui aurait fallu partager tout ? Elle l’exécrait d’être plus jeune, plus fraîche, plus désirée.

— Tu mens ! criait Françoise. Tu sais bien que tu mens !

— Ah ! je mens ! Ce n’est peut-être pas toi qui voulais de lui, qui le poursuivais jusque dans la cave.

— Moi ! moi ! et, tout à l’heure, est-ce moi encore ?… Vache qui m’as tenue ! Oui, tu m’aurais cassé la jambe ! Et ça, vois-tu, je ne comprends pas, faut que tu sois dégoûtante, ou faut que tu aies voulu m’assassiner, gueuse !

Lise, à la volée, répondit par une gifle. Cette brutalité affola Françoise qui se rua sur elle. Les mains au fond des poches, Buteau ricanait, sans intervenir, en coq vaniteux pour lequel deux poules se battent. Et la bataille continua, enragée, scélérate, les bonnets arrachés, les chairs meurtries, chacune fouillant des doigts où elle pourrait atteindre la vie de l’autre. Toutes deux s’étaient bousculées, étaient revenues dans la luzerne. Mais Lise poussa un hurlement, Françoise lui enfonçait les ongles dans le cou ; et, alors, elle vit rouge, elle eut la pensée nette, aiguë, de tuer sa sœur. À gauche de celle-ci, elle avait aperçu la faux, tombée le manche en travers d’une touffe de chardons, la pointe haute. Ce fut comme dans un éclair, elle culbuta Françoise, de toute la force de ses poignets. Trébuchante, la malheureuse tourna, s’abattit à gauche, en jetant un cri terrible. La faux lui entrait dans le flanc.

— Nom de Dieu ! nom de Dieu ! bégaya Buteau.

Et ce fut tout. Une seconde avait suffi, l’irréparable était fait. Lise, béante de voir se réaliser si vite ce qu’elle avait voulu, regardait la robe coupée se tacher d’un flot de sang. Était-ce donc que le fer avait pénétré jusqu’au petit, pour que ça coulât si fort ? Derrière la meule, la face pâle du vieux Fouan s’allongeait de nouveau. Il avait vu le coup, ses yeux troubles clignotaient.

Françoise ne bougeait plus, et Buteau, qui s’approchait, n’osa la toucher. Un souffle de vent passa, le glaça jusqu’aux os, lui hérissa le poil, dans un frisson d’épouvante.

— Elle est morte, filons, nom de Dieu !

Il avait saisi la main de Lise, ils furent comme emportés, le long de la route déserte. Le ciel bas et sombre semblait leur tomber sur le crâne ; leur galop faisait derrière eux un bruit de foule, lancée à leur poursuite ; et ils couraient par la plaine vide et rase, lui ballonné dans sa blouse, elle échevelée, son bonnet au poing, tous les deux répétant les mêmes mots, grondant comme des bêtes traquées :

— Elle est morte, nom de Dieu !… Filons, nom de Dieu !

Leurs enjambées s’allongeaient, ils n’articulaient plus, grognaient des sons involontaires, qui cadençaient leur fuite, un reniflement où l’on aurait distingué encore :

— Morte, nom de Dieu !… Morte, nom de Dieu !… Morte, nom de Dieu !

Ils disparurent.

Quelques minutes plus tard, lorsque Jean revint, au trot de son cheval, ce fut une grande douleur.

— Quoi donc ? qu’est-il arrivé ?

Françoise, qui avait rouvert les paupières, ne remuait toujours pas. Elle le regardait longuement, de ses grands yeux douloureux ; et elle ne répondait point, comme très loin de lui déjà, songeant à des choses.

— Tu es blessée, tu as du sang, réponds, je t’en prie !

Il se tourna vers le père Fouan, qui s’approchait.

— Vous étiez là, que s’est-il passé ?

Alors, Françoise parla, d’une voix lente.

— J’étais venue à l’herbe… je suis tombée sur ma faux… Ah ! c’est fini !

Son regard avait cherché celui de Fouan, elle lui disait, à lui, les autres choses, les choses que la famille seule devait savoir. Le vieux, dans son hébétement, parut comprendre, répéta :

— C’est bien vrai, elle est tombée, elle s’est blessée… J’étais là, je l’ai vue.

Il fallut courir à Rognes pour avoir une civière. En route, elle s’évanouit de nouveau. On crut bien qu’on ne la rapporterait pas vivante.