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La Terre/Cinquième partie/4

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La Terre (1887)
G. Charpentier (p. 449-474).


IV


C’était justement le lendemain, un dimanche, que les garçons de Rognes allaient à Cloyes tirer au sort ; et, comme, dans la nuit tombante, la Grande et la Frimat, accourues, déshabillaient, puis couchaient Françoise avec d’infinies précautions, le tambour battait en bas, sur la route, un vrai glas pour le pauvre monde, au fond du triste crépuscule.

Jean, qui avait perdu la tête, partait chercher le docteur Finet, lorsqu’il rencontra, près de l’église, Patoir le vétérinaire, venu pour le cheval du père Saucisse. Violemment, il l’obligea à entrer voir la blessée, bien que l’autre s’en défendît. Mais, devant l’affreuse plaie, il refusa tout net de s’en mêler : à quoi bon ? il n’y avait rien à faire. Lorsque, deux heures plus tard, Jean ramena M. Finet, celui-ci eut le même geste. Rien à faire, des stupéfiants qui adouciraient l’agonie. La grossesse de cinq mois compliquait le cas, on sentait s’agiter l’enfant mourant de la mort de la mère, de ce flanc troué dans sa fécondité. Avant de partir, après avoir essayé d’un pansement, le docteur, tout en promettant de revenir le lendemain, déclara que la pauvre femme ne passerait pas la nuit. Et elle la passa pourtant, elle durait encore, lorsque, vers neuf heures, le tambour recommença à battre pour réunir les conscrits, devant l’école.

Toute la nuit, le ciel s’était fondu en eau, un vrai déluge que Jean avait écouté ruisseler, assis au fond de la chambre, hébété, les yeux pleins de grosses larmes. Maintenant, il entendait le tambour, assourdi comme par un crêpe, dans la matinée humide et tiède. La pluie ne tombait plus, le ciel était resté d’un gris de plomb.

Longtemps, le tambour résonna. C’était un nouveau, un neveu à Macqueron, de retour du service, et qui tapait comme s’il eût conduit un régiment au feu. Tout Rognes en était révolutionné, car les nouvelles circulant depuis quelques jours, la menace d’une guerre prochaine, aggravaient, cette année-là, l’émotion toujours si vive du tirage au sort. Merci ! pour aller se faire casser la tête par les Prussiens ! Il y avait neuf garçons du pays qui tiraient, ce qui ne s’était jamais vu peut-être. Et parmi eux, se trouvaient Nénesse et Delphin, autrefois inséparables, séparés aujourd’hui que le premier servait à Chartres, chez un restaurateur. La veille, Nénesse étant venu coucher à la ferme de ses parents, Delphin l’avait à peine reconnu, tant il était changé : un vrai monsieur, avec une canne, un chapeau de soie, une cravate bleu de ciel, serrée dans une bague ; et il se faisait habiller par un tailleur, il plaisantait les complets de Lambourdieu. Au contraire, l’autre s’était épaissi, les membres gourds, la tête cuite sous le soleil, poussé en force, ainsi qu’une plante du sol. Tout de suite, d’ailleurs, ils avaient renoué. Après qu’ils eurent passé ensemble une partie de la nuit, ils arrivèrent bras dessus bras dessous devant l’école, à l’appel du tambour, dont les roulements ne cessaient pas, entêtés, obsédants.

Des parents stationnaient. Delhomme et Fanny, flattés de la distinction de Nénesse, avaient voulu le voir partir ; et ils étaient du reste sans crainte, puisqu’ils l’avaient assuré. Quant à Bécu, sa plaque de garde champêtre astiquée, il parlait de gifler la Bécu, parce qu’elle pleurait : quoi donc ? est-ce que Delphin n’était pas bon pour servir la patrie ? Le garçon, lui, s’en fichait, sûr, disait-il, d’amener un bon numéro. Lorsque les neuf furent réunis, ce qui demanda une bonne heure, Lequeu leur remit le drapeau. On discuta pour savoir qui en aurait l’honneur. D’habitude, c’était le plus grand, le plus vigoureux, si bien qu’on finit par tomber d’accord sur Delphin. Il en parut très troublé, timide au fond, malgré ses gros poings, inquiet des choses dont il n’avait pas l’usage. En voilà une longue machine qui était gênante dans les bras ! et pourvu qu’elle ne lui portât pas malechance !

Aux deux coins de la rue, chacune dans la salle de son cabaret, Flore et Cœlina donnaient un dernier coup de balai, pour le soir. Macqueron, l’air morne, regardait du seuil de sa porte, lorsque Lengaigne parut sur la sienne, en ricanant. Il faut dire que ce dernier triomphait ; car les rats de cave de la régie, l’avant-veille, avaient saisi quatre pièces de vin, cachées dans un bûcher de son rival, que cette fichue aventure venait de forcer à envoyer sa démission de maire ; et, personne n’en doutait, la lettre de dénonciation, sans signature, était sûrement de Lengaigne. Pour comble de malheur, Macqueron enrageait d’une autre histoire : sa fille Berthe s’était tellement compromise avec le fils du charron, auquel il la refusait, qu’il avait dû consentir enfin à la lui accorder. Depuis huit jours, à la fontaine, les femmes ne causaient que du mariage de la fille et du procès du père. L’amende était certaine, peut-être bien qu’il y aurait de la prison. Aussi, devant le rire insultant de son voisin, Macqueron préféra-t-il rentrer, gêné de ce que le monde commençait aussi à rire.

Mais Delphin avait empoigné le drapeau, le tambour se remit à battre ; et Nénesse emboîta le pas, les sept autres suivirent. Cela faisait un petit peloton, filant par la route plate. Des galopins coururent, quelques parents, les Delhomme, Bécu, d’autres, allèrent jusqu’au bout du village. Débarrassée de son mari, la Bécu se hâta, monta se glisser furtivement dans l’église ; puis, lorsqu’elle s’y vit toute seule, elle qui n’était pas dévote, se laissa tomber sur les genoux en pleurant, en suppliant le bon Dieu de réserver un bon numéro pour son fils. Pendant plus d’une heure, elle balbutia cette ardente prière. Au loin, du côté de Cloyes, la silhouette du drapeau s’était peu à peu effacée, les roulements de tambour avaient fini par se perdre dans le grand air.

Ce fut seulement vers dix heures que le docteur Finet reparut, et il sembla très surpris de trouver Françoise vivante encore, car il croyait bien n’avoir plus qu’à écrire le permis d’inhumer. Il examina la plaie, hocha la tête, préoccupé de l’histoire qu’on lui avait dite, n’ayant aucun soupçon d’ailleurs. On dut la lui répéter : comment diable la malheureuse était-elle ainsi tombée sur la pointe d’une faux ? Il repartit, outré de cette maladresse, contrarié d’avoir à revenir pour la constatation du décès. Mais Jean était resté sombre, les yeux sur Françoise qui fermait les paupières, muette, dès qu’elle sentait le regard de son mari l’interroger. Lui, devinait un mensonge, quelque chose qu’elle lui cachait. Dès le petit jour, il s’était échappé un instant, courant à la pièce de luzerne, là-haut, voulant voir ; et il n’avait rien vu de net, des pas effacés par le déluge de la nuit, une place foulée, à l’endroit de la chute sans doute. Après le départ du médecin, il se rassit au chevet de la mourante, seul justement avec elle, la Frimat étant allée déjeuner, et la Grande ayant dû s’absenter pour donner un coup d’œil chez elle.

— Tu souffres, dis ?

Elle serra les paupières, elle ne répondit pas.

— Dis, tu ne me caches rien ?

On l’aurait crue morte déjà, sans le petit souffle pénible de sa gorge. Depuis la veille, elle était sur le dos, comme frappée d’immobilité et de silence. Dans la fièvre ardente qui la brûlait, sa volonté, au fond d’elle, semblait se bander et résister au délire, tellement elle craignait de parler. Toujours, elle avait eu un singulier caractère, une sacrée tête, ainsi qu’on le disait, la tête des Fouan, ne faisant rien à l’exemple des autres, ayant des idées qui stupéfiaient le monde. Peut-être obéissait-elle à un profond sentiment de la famille, plus fort que la haine et le besoin de vengeance. À quoi bon, puisqu’elle allait mourir ? C’étaient des choses qu’on enterrait entre soi, dans le coin de terre où l’on avait poussé tous, des choses qu’il ne fallait jamais, à aucun prix, étaler devant un étranger ; et Jean était l’étranger, ce garçon qu’elle n’avait pu aimer d’amour, dont elle emportait l’enfant, sans le faire, comme si elle était punie de l’avoir commencé.

Cependant, lui, depuis qu’il l’avait ramenée agonisante, songeait au testament. Toute la nuit, l’idée lui était revenue que, si elle mourait de la sorte, il n’aurait que la moitié des meubles et de l’argent, cent vingt-sept francs qui se trouvaient dans la commode. Il l’aimait bien, il aurait donné de sa chair pour la garder ; mais ça augmentait encore son chagrin, cette pensée qu’il pouvait perdre avec elle la terre et la maison. Jusque là, pourtant, il n’avait point osé lui en ouvrir la bouche : c’était si dur, et puis il y avait toujours eu du monde. Enfin, voyant qu’il n’en saurait pas davantage sur la façon dont l’accident s’était produit, il se décida, il aborda l’autre affaire.

— Peut-être bien que tu as des arrangements à terminer.

Françoise, raidie, ne parut pas entendre. Sur ses yeux clos, sur sa face fermée, rien ne passait.

— Tu sais, à cause de ta sœur, dans le cas où un malheur t’arriverait… Nous avons le papier là, dans la commode.

Il apporta le papier timbré, il continua d’une voix qui s’embarrassait.

— Hein ? désires-tu que je t’aide ? Savoir si tu as encore la force d’écrire… Moi, ce n’est pas l’intérêt. C’est seulement l’idée que tu ne peux rien vouloir laisser aux gens qui t’ont fait tant de mal.

Elle eut un léger frisson des paupières, qui lui prouva qu’elle entendait. Alors, elle refusait donc ? Il en resta saisi, sans comprendre. Elle-même, peut-être, n’aurait pu dire pourquoi elle faisait ainsi la morte, avant d’être clouée entre quatre planches. La terre, la maison, n’étaient pas à cet homme, qui venait de traverser son existence par hasard, comme un passant. Elle ne lui devait rien, l’enfant partait avec elle. À quel titre le bien serait-il sorti de la famille ? Son idée puérile et têtue de la justice protestait : ceci est à moi, ceci est à toi, quittons-nous, adieu ! Oui, c’étaient ces choses, et c’étaient d’autres choses encore, plus vagues, sa sœur Lise reculée, perdue dans un lointain, Buteau seul présent, aimé malgré les coups, désiré, pardonné.

Mais Jean s’irrita, gagné et empoisonné lui aussi par la passion de la terre. Il la souleva, tâcha de l’asseoir sur son séant, essaya de lui mettre une plume entre les doigts.

— Voyons, est-ce possible ?… Tu les aimerais mieux que moi, ils auraient tout, ces gueux !

Alors, Françoise ouvrit enfin les paupières, et le regard qu’elle tourna vers lui, le bouleversa. Elle savait qu’elle allait mourir, ses grands yeux élargis en avaient le désespoir sans fond. Pourquoi la torturait-il ? Elle ne pouvait pas, elle ne voulait pas. Un cri sourd de douleur lui avait seul échappé. Puis, elle retomba, ses paupières se refermèrent, sa tête redevint immobile, au milieu de l’oreiller.

Un tel malaise avait envahi Jean, honteux de sa brutalité, qu’il était resté le papier timbré à la main, lorsque la Grande rentra. Elle comprit, elle l’emmena à l’écart, pour savoir s’il y avait un testament. Balbutiant de son mensonge, il déclara que, justement, il cachait le papier, de peur qu’on ne tourmentât Françoise. Elle parut l’approuver, elle continuait à être du côté des Buteau, prévoyant des abominations, si ces derniers héritaient. Et, après s’être assise devant la table, elle se remit à tricoter, en ajoutant tout haut :

— Moi, je ne ferai bien sûr du tort à personne… Il y a longtemps que le papier est en règle. Oh ! chacun a sa part, je me croirais trop malhonnête, si j’avantageais quelqu’un… Vous y êtes, mes enfants. Ça viendra, ça viendra un jour !

C’était ce qu’elle disait quotidiennement aux membres de la famille, et elle le répétait, par habitude, près de ce lit de mort. Un rire intérieur, chaque fois, la chatouillait, à l’idée du fameux testament qui devait les faire se dévorer tous, quand elle serait partie. Elle n’y avait pas introduit une clause, sans y mettre dessous la possibilité d’un procès.

— Ah ! si l’on pouvait emporter son avoir ! conclut-elle. Mais, puisqu’on ne l’emporte pas, faut bien que les autres s’en régalent.

À son tour, la Frimat revint s’asseoir de l’autre côté de la table, en face de la Grande. Elle aussi tricotait. Et les heures de l’après-midi se succédèrent, les deux vieilles femmes causaient tranquillement, tandis que Jean, ne pouvant tenir en place, marchait, sortait, rentrait, dans une attente affreuse. Le médecin avait dit qu’il n’y avait rien à faire, on ne faisait rien.

D’abord, la Frimat regretta qu’on ne fût pas allé chercher maître Sourdeau, un rebouteux de Bazoches, bon également pour les blessures. Il disait des paroles, il les refermait, rien qu’en soufflant dessus.

— Un fier homme ! déclara la Grande devenue respectueuse. C’est lui qui a remis le bréchet aux Lorillon… V’là que le bréchet tombe au père Lorillon. Ça se recourbait, ça lui pesait sur l’estomac, si bien qu’il s’en allait de langueur. Et le pis, c’est que v’là la mère Lorillon prise à son tour de ce fichu mal, qui se communique, comme vous savez. Enfin, les v’là tous pincés, la fille, le gendre, les trois enfants… Ma parole, ils en claquaient, s’ils n’avaient pas fait venir maître Sourdeau, qui leur a remis ça, en leur frottant l’estomac avec un peigne d’écaille.

L’autre vieille appuyait chaque détail d’un branle du menton : c’était connu, ça ne se discutait pas. Elle-même cita un autre fait.

— C’est encore maître Sourdeau qui a guéri la petite aux Budin de la fièvre, en ouvrant en deux un pigeon vivant et en le lui appliquant sur la tête.

Elle se tourna vers Jean, hébété devant le lit.

— À votre place, je le demanderais. Peut-être bien que ce n’est pas trop tard.

Mais il eut un geste de colère. Lui, gâté par l’orgueil des villes, ne croyait point à ces choses. Et les deux femmes continuèrent longtemps, se communiquèrent des remèdes, du persil sous la paillasse contre les maux de reins, trois glands de chêne dans la poche pour guérir l’enflure, un verre d’eau blanchie par la lune et bue à jeun pour chasser les vents.

— Dites donc, reprit brusquement la Frimat, si l’on ne va pas chercher maître Sourdeau, on pourrait tout de même faire venir monsieur le curé.

Jean eut le même geste furieux, et la Grande pinça les lèvres.

— En v’là une idée ! qu’est-ce qu’il y ficherait, monsieur le curé ?

— Ce qu’il y fiche donc !… Il apporterait le bon Dieu, ce n’est pas mauvais, des fois !

Elle haussa les épaules, comme pour dire qu’on n’était plus dans ces idées-là. Chacun chez soi : le bon Dieu chez lui, les gens chez eux.

— D’ailleurs, fit-elle remarquer au bout d’un silence, le curé ne viendrait pas, il est malade… La Bécu m’a dit tout à l’heure qu’il partait en voiture mercredi, parce que le médecin a déclaré qu’il crèverait pour sûr à Rognes, si on ne l’emmenait point.

En effet, depuis deux ans et demi qu’il desservait cette paroisse, l’abbé Madeline ne faisait que décliner. La nostalgie, le regret désespéré de ses montagnes d’Auvergne l’avait rongé un peu chaque jour, en face de cette plate Beauce, dont le déroulement à l’infini noyait son cœur de tristesse. Pas un arbre, pas un rocher, des mares d’eau saumâtre, au lieu des eaux vives, qui, là-haut, ruissellent en cascades. Ses yeux pâlissaient, il s’était décharné davantage, on disait qu’il s’en allait de la poitrine. Encore s’il avait trouvé quelque consolation près de ses paroissiennes ! Mais, au sortir de son ancienne cure si croyante, ce nouveau pays gâté par l’irréligion, respectueux des seules pratiques extérieures, le bouleversait dans la timidité inquiète de son âme. Les femmes l’étourdissaient de cris et de querelles, abusaient de sa faiblesse, au point de diriger le culte à sa place, ce dont il restait effaré, plein de scrupules, toujours sous la crainte de pécher sans le vouloir. Un dernier coup lui était réservé : le jour de la Noël, une des filles de la Vierge fut prise des douleurs de l’enfantement dans l’église. Et, depuis ce scandale, il traînait, on s’était résigné à le remporter en Auvergne, mourant.

— Nous v’là encore sans prêtre, alors ! dit la Frimat. Qui sait si l’abbé Godard voudra revenir ?

— Ah ! le bourru ! s’écria la Grande, il en crèverait de mauvais sang !

Mais l’entrée de Fanny les fit taire. De toute la famille, elle était la seule qui fût déjà venue la veille ; et elle revenait, pour avoir des nouvelles. Jean, de sa main tremblante, se contenta de lui montrer Françoise. Un silence apitoyé régna. Puis, Fanny baissa la voix pour savoir si la malade avait demandé sa sœur. Non, elle n’en ouvrait pas la bouche, comme si Lise n’eût point existé. C’était bien surprenant, car on a beau être brouillé, la mort est la mort : quand donc ferait-on la paix, si on ne la faisait pas avant de partir ?

La Grande fut d’avis qu’on devait questionner Françoise là-dessus. Elle se leva, elle se pencha.

— Dis, ma petite, et Lise ?

La mourante ne bougea pas. Il n’y eut, sur ses paupières closes, qu’un tressaillement à peine visible.

— Elle attend peut-être qu’on aille la chercher. J’y vais.

Alors, toujours sans ouvrir les yeux, Françoise dit non, en roulant la tête sur l’oreiller, doucement. Et Jean voulut qu’on respectât sa volonté. Les trois femmes se rassirent. L’idée que Lise ne venait pas d’elle-même, maintenant, les étonnait. Il y avait souvent bien de l’obstination dans les familles.

— Ah ! on a tant de contrariétés ! reprit Fanny avec un soupir. Ainsi, depuis ce matin, je ne vis plus, moi, à cause de ce tirage au sort ; et ce n’est guère raisonnable, car je sais pourtant que Nénesse ne partira pas.

— Oui, oui, murmura la Frimat, ça émotionne tout de même.

De nouveau, la mourante fut oubliée. On parlait de la chance, des garçons qui partiraient, des garçons qui ne partiraient pas. Il était trois heures, et bien qu’on les attendît, au plus tôt, vers cinq heures, des renseignements déjà circulaient, venus de Cloyes on ne savait comment, par cette sorte de télégraphie aérienne qui vole de village en village. Le fils aux Briquet avait le numéro 13 : pas de chance ! Celui des Couillot était tombé sur le 206, un bon, pour sûr ! Mais on ne s’entendait pas sur les autres, les affirmations étaient contradictoires, ce qui portait au comble l’émotion. Rien sur Delphin, rien sur Nénesse.

— Ah ! j’en ai le cœur qui se décroche, est-ce bête ! répéta Fanny.

On appela la Bécu, qui passait. Elle était retournée à l’église, elle errait comme un corps sans âme ; et, son angoisse devenait si forte, qu’elle ne s’arrêta même pas à causer.

— Je ne peux plus tenir, je vas à leur rencontre.

Jean, devant la fenêtre, n’écoutait pas, les yeux vagues, au dehors. Depuis le matin, il avait remarqué, à plusieurs reprises, que le vieux Fouan se traînait, sur ses deux cannes, autour de la maison. Brusquement, il le vit encore, la face collée contre une vitre, tâchant de distinguer les choses, dans la chambre ; et il ouvrit la fenêtre, le vieux eut l’air tout saisi, bégaya pour demander comment ça allait. Très mal, c’était la fin. Alors, il allongea la tête, regarda de loin Françoise, si longuement, qu’il semblait ne plus pouvoir s’arracher de là. En l’apercevant, Fanny et la Grande étaient revenues à leur idée d’envoyer chercher Lise. Fallait que chacun y mît du sien, ça ne pouvait pas se terminer ainsi. Mais, lorsqu’elles voulurent le charger de la commission, le vieux, effrayé, grelottant, se sauva. Il grognait, il mâchait des mots entre ses gencives empâtées de silence.

— Non, non… pas possible, pas possible…

Jean fut frappé de sa crainte, les femmes eurent un geste d’abandon. Après tout, ça regardait les deux sœurs, on ne les forcerait point à faire la paix. Et, à ce moment, un bruit s’étant élevé, d’abord faible, pareil au bourdonnement d’une grosse mouche, puis de plus en plus fort, roulant comme un coup de vent dans les arbres, Fanny eut un sursaut.

— Hein ? le tambour… Les voici, bonsoir !

Elle disparut, sans même embrasser sa cousine une dernière fois.

La Grande et la Frimat étaient sorties sur la porte, pour voir. Il ne resta que Françoise et Jean : elle, dans son obstination d’immobilité et de silence, entendant tout peut-être, voulant mourir ainsi qu’une bête terrée au fond de son trou ; lui, debout devant la fenêtre ouverte, agité d’une incertitude, noyé d’une douleur qui lui semblait venir des gens et des choses, de toute la plaine immense ! Ah ! ce tambour, comme il grandissait, comme il résonnait dans son être, ce tambour dont les roulements continus mêlaient à son deuil d’aujourd’hui ses souvenirs d’autrefois, les casernes, les batailles, la chienne de vie des pauvres bougres qui n’ont ni femme ni enfants pour les aimer !

Dès que le drapeau reparut au loin, sur la route plate, assombrie par le crépuscule, un flot de gamins se mit à courir au-devant des conscrits, un groupe de parents se forma à l’entrée du village. Les neuf et le tambour étaient déjà très soûls, gueulant une chanson dans la mélancolie du soir, enrubannés de faveurs tricolores, la plupart le numéro au chapeau, piqué avec des épingles. En vue du village, ils braillèrent plus fort, et ils y entrèrent d’un pas de conquête, pour la fanfaronnade.

C’était toujours Delphin qui tenait le drapeau. Mais il le rapportait sur l’épaule, comme une loque gênante dont il ne concevait pas l’utilité. L’air défait, la face dure, lui ne chantait point, n’avait point de numéro épinglé à sa casquette. Dès qu’elle l’aperçut, la Bécu se précipita, tremblante, au risque de se faire culbuter par la bande en marche.

— Eh bien ?

Delphin, furieusement, la jeta de côté, sans ralentir son pas.

— Tu m’emmerdes !

Bécu s’était avancé, aussi étranglé que sa femme. Quand il entendit le mot de son fils, il n’en demanda pas davantage ; et, comme la mère sanglotait, il eut toutes les peines du monde à rentrer ses propres larmes, malgré sa crânerie patriotique.

— Qu’est-ce que tu veux y foutre ? il est pris !

Et, restés en arrière, sur la route déserte, tous deux revinrent péniblement, l’homme se rappelant sa dure vie de soldat, la femme tournant sa colère contre le bon Dieu, qu’elle était allée prier deux fois et qui ne l’avait pas écoutée.

Nénesse, lui, portait à son chapeau un superbe 214, peinturluré de rouge et de bleu. C’était un des plus hauts, et il triomphait de sa chance, brandissant sa canne, menant le chœur sauvage des autres, en battant la mesure. Quand elle vit le numéro, Fanny, au lieu de se réjouir, eut un cri de profond regret : ah ! si l’on avait su, on n’aurait pas versé mille francs à la loterie de M. Baillehache. Mais, tout de même, elle et Delhomme embrassèrent leur fils, comme s’il venait d’échapper à un gros péril.

— Lâchez-moi donc ! cria-t-il, c’est emmerdant !

La bande, dans son élan brutal, continuait sa marche, à travers le village révolutionné. Et les parents ne se risquaient plus, certains d’être envoyés au diable. Tous ces bougres revenaient aussi mal embouchés, et ceux qui partaient, et ceux qui ne partaient pas. D’ailleurs, ils n’auraient rien su dire, les yeux hors de la tête, soûls d’avoir gueulé autant que d’avoir bu. Un petit rigolo qui jouait de la trompette avec son nez, avait justement tiré mauvais ; tandis que les deux autres, pâlots, les yeux battus, étaient sûrement parmi les bons. L’enragé tambour, à leur tête, les aurait menés au fond de l’Aigre, qu’ils y auraient tous fait la culbute.

Enfin, devant la mairie, Delphin rendit le drapeau.

— Ah ! nom de Dieu, j’en ai assez de cette foutue mécanique qui m’a porté malheur !

Il saisit le bras de Nénesse, il l’emmena, pendant que les autres envahissaient le cabaret de Lengaigne, au milieu des parents et des amis, qui finirent alors par savoir. Macqueron apparut sur sa porte, navré de ce que la recette serait pour son rival.

— Viens, répéta Delphin d’une voix brève. Je vas te montrer quelque chose de drôle.

Nénesse le suivit. On avait le temps de retourner boire. Le sacré tambour ne leur cassait plus les oreilles, ça les reposait, de s’en aller ainsi tous les deux par la route vide, peu à peu noire de ténèbres. Et, le camarade se taisant, enfoncé dans des réflexions qui ne devaient pas être gaies, Nénesse se remit à lui parler d’une grosse affaire. L’avant-veille, à Chartres, étant allé pour son plaisir rue aux Juifs, il avait appris que Vaucogne, le gendre des Charles, voulait vendre la maison. Ça ne pouvait plus marcher, avec un rossard pareil, que ses femmes mangeaient. Mais quelle maison à relever, quel beurre à y battre, pour un garçon pas feignant, pas bête, les bras solides, au courant du négoce ! La chose tombait d’autant mieux que, lui, chez son restaurateur, s’occupait du bal, où il avait l’œil à la décence des filles, fallait voir ! Alors, le coup était d’effrayer les Charles, de leur montrer le 19 à deux doigts d’être supprimé par la police, tant il s’y passait des choses malpropres, et de l’avoir pour un morceau de pain. Hein ? ça vaudrait mieux que de cultiver la terre, il serait monsieur tout de suite !

Delphin, qui écoutait confusément, absorbé, eut un sursaut, quand l’autre lui allongea une bourrade de malin dans les côtes.

— Ceux qui ont de la chance ont de la chance, murmura-t-il. Toi, t’es fait pour donner de l’orgueil à ta mère.

Et il retomba dans son silence, pendant que Nénesse, en garçon entendu, expliquait déjà les améliorations qu’il apporterait au 19, si ses parents lui faisaient les avances nécessaires. Il était un peu jeune, mais il se sentait la vraie vocation. Justement, il venait d’apercevoir la Trouille, filant près d’eux dans l’ombre de la route, courant au rendez-vous de quelque galant ; et, pour montrer son aisance avec les femmes, il lui appliqua une forte claque au passage. La Trouille, d’abord, lui rendit sa tape ; puis, les reconnaissant, lui et le camarade :

— Tiens ! c’est vous autres… Comme on a grandi !

Elle riait, au souvenir de leurs jeux d’autrefois. C’était elle encore qui changeait le moins, car elle restait galopin, malgré ses vingt et un ans, toujours souple et mince comme un scion de peuplier, avec sa gorge de petite fille. La rencontre l’amusant, elle les embrassa l’un après l’autre.

— On est toujours amis, pas vrai ?

Et elle aurait bien voulu, s’ils avaient voulu, seulement pour la joie de se retrouver, comme on trinque lorsqu’on se revoit.

— Écoute, dit Nénesse en manière de farce, je vas peut-être acheter la boutique aux Charles. Viens-tu y travailler ?

Du coup, elle cessa de rire, elle suffoqua, éclata en larmes. Les ténèbres de la route semblèrent la reprendre, elle disparut, en bégayant dans un désespoir d’enfant :

— Oh ! c’est cochon, c’est cochon ! Je ne t’aime plus !

Delphin était resté muet, et il se remit à marcher d’un air de décision.

— Viens donc, je vas te montrer quelque chose de drôle.

Alors, il pressa le pas, quitta le chemin pour gagner, à travers les vignes, la maison où la commune avait logé le garde champêtre, depuis que le presbytère était rendu au curé. C’était là qu’il habitait, avec son père. Il fit entrer son compagnon dans la cuisine, où il alluma une chandelle, content que ses parents ne fussent pas de retour encore.

— Nous allons boire un coup, déclara-t-il, en posant sur la table deux verres et un litre.

Puis, après avoir bu, il fit claquer sa langue, il ajouta :

— C’est donc pour te dire que, s’ils croient me tenir avec leur mauvais numéro, ils se trompent… Lorsque, à la mort de notre oncle Michel, j’ai dû aller vivre trois jours à Orléans, j’ai failli en claquer, tant ça me rendait malade de n’être plus chez nous. Hein ? tu trouves ça bête, mais que veux-tu ? c’est plus fort que moi, je suis comme un arbre qui crève quand on l’arrache… Et ils me prendraient, ils m’emmèneraient au diable, dans des endroits que je ne connais seulement pas ? Ah, non ! ah, non !

Nénesse, qui l’avait souvent entendu parler ainsi, haussa les épaules.

— On dit ça, puis on part tout de même… Y a les gendarmes.

Sans répondre, Delphin s’était tourné et avait empoigné de la main gauche, contre le mur, une petite hache qui servait à fendre les bûchettes. Ensuite, tranquillement, il posa l’index de sa main droite au bord de la table ; et, d’un coup sec, le doigt sauta.

— V’là ce que j’avais à te montrer… Je veux que tu puisses dire aux autres si un lâche en ferait autant.

— Nom de Dieu de maladroit ! cria Nénesse bouleversé, est-ce qu’on s’estropie ! T’es plus un homme !

— Je m’en fous !… Qu’ils viennent, les gendarmes ! Je suis sûr de ne pas partir.

Et il ramassa le doigt coupé, le jeta dans le feu de souches qui brûlait. Puis, après avoir secoué sa main toute rouge, il l’enveloppa rudement de son mouchoir, qu’il serra avec une ficelle, afin d’arrêter le sang.

— Faut pas que ça nous empêche de finir la bouteille, avant d’aller retrouver les autres… À ta santé !

— À ta santé !

Chez Lengaigne, dans la salle du cabaret, on ne se voyait plus, on ne s’entendait plus, au milieu de la fumée et des gueulements. Outre les garçons qui venaient de tirer, il y avait foule : Jésus-Christ et son ami Canon, occupés à débaucher le père Fouan, tous les trois autour d’un litre d’eau-de-vie ; Bécu, trop soûl, achevé par la mauvaise chance de son fils, foudroyé de sommeil sur une table ; Delhomme et Clou qui faisaient un piquet ; sans compter Lequeu, le nez dans un livre, qu’il affectait de lire, malgré le vacarme. Une batterie de femmes avait encore échauffé les têtes, Flore étant allée à la fontaine chercher une cruche d’eau fraîche, et y ayant rencontré Cœlina, qui s’était ruée sur elle, à coups d’ongle, en l’accusant d’être payée par les gabelous pour vendre les voisins. Macqueron et Lengaigne, accourus, avaient failli se cogner aussi ; le premier jurait à l’autre de le faire pincer en train de mouiller son tabac, le second ricanait, lui jetait sa démission à la tête ; et tout le monde s’en était mêlé, par plaisir de serrer les poings et de crier fort, si bien qu’un instant on avait pu craindre un massacre général. C’était fini, mais il en restait une colère mal contentée, un besoin de bataille.

D’abord, ça manqua d’éclater entre Victor, le fils de la maison, et les conscrits. Lui, ayant fait son temps, crânait devant ces gamins, braillait plus haut, les poussait à des paris imbéciles, de vider d’en l’air un litre au fond de sa gorge, ou encore de pomper son verre plein avec le nez, sans qu’une goutte passât par la bouche. Tout d’un coup, à propos des Macqueron et du mariage prochain de leur fille Berthe, le petit aux Couillot rigola de N’en-a-pas, fit le farceur en reprenant les vieilles plaisanteries. Voyons, faudrait demander ça au mari, le lendemain : en avait-elle, oui ou non ? On en causait depuis si longtemps, c’était bête à la fin !

Et l’on fut surpris de la brusque colère de Victor, qui, autrefois, était le plus acharné à dire qu’elle n’en avait pas.

— En v’là assez, elle en a !

Une clameur accueillit cette affirmation. Il l’avait donc vue, il avait couché avec ? Mais il s’en défendit formellement. On peut bien voir sans toucher. Il s’était arrangé pour ça, un jour que l’idée d’éclaircir la chose le tourmentait. Comment ? ça ne regardait personne.

— Elle en a, parole d’honneur !

Alors, ce fut terrible, lorsque le petit aux Couillot, très soûl, s’entêta à crier qu’elle n’en avait pas, sans savoir, simplement pour ne pas céder. Victor hurlait que lui aussi avait dit ça, que s’il ne le disait plus, ce n’était point par idée de soutenir les Macqueron, ces sales canailles ! C’était parce que la vérité est la vérité. Et il tomba sur le conscrit, on dut le lui arracher des mains.

— Dis qu’elle en a, nom de Dieu ! ou je te crève !

Bien du monde, d’ailleurs, garda un doute. Personne ne s’expliquait l’exaspération du fils aux Lengaigne, car il était dur aux femmes d’ordinaire, il reniait publiquement sa sœur, que de sales noces, disait-on, avaient conduite à l’hôpital. Cette pourrie de Suzanne ! elle faisait bien de ne pas venir les empoisonner de sa carcasse !

Flore remonta du vin, mais on eut beau trinquer de nouveau, des injures et des gifles restaient dans l’air. Pas un n’aurait lâché pour aller dîner. Quand on boit, on n’a pas faim. Les conscrits entonnèrent un chant patriotique, accompagné de tels coups de poing sur les tables, que les trois lampes à pétrole clignotaient en crachant leur fumée âcre. On étouffait. Delhomme et Clou se décidèrent à ouvrir la fenêtre, derrière eux. Et ce fut à ce moment que Buteau entra, se glissa dans un coin. Il n’avait pas son air provocant d’habitude, il promenait ses petits yeux troubles, regardait les gens l’un après l’autre. Sans doute il venait aux nouvelles, ayant le besoin de savoir, ne pouvant plus tenir chez lui, où il vivait enfermé depuis la veille. La présence de Jésus-Christ et de Canon parut l’impressionner, au point qu’il ne leur chercha pas querelle d’avoir soûlé le père Fouan. Longtemps aussi, il sonda Delhomme. Mais Bécu endormi, que l’affreux tapage ne réveillait pas, le préoccupait surtout. Dormait-il ou faisait-il le malin ? Il le poussa du coude, il se tranquillisa un peu en remarquant qu’il bavait le long de sa manche. Toute son attention, alors, se concentra sur le maître d’école, dont le visage le frappait, extraordinaire. Qu’avait-il donc à n’avoir pas sa figure de tous les jours ?

En effet, Lequeu, bien qu’il feignît de s’isoler dans sa lecture, était secoué de sursauts violents. Les conscrits, avec leurs chants, leur joie imbécile, le jetaient hors de lui.

— Bougres de brutes ! murmura-t-il, en se contenant encore.

Depuis quelques mois, sa situation se gâtait dans la commune. Il avait toujours été rude et grossier à l’égard des enfants, qu’il renvoyait d’une claque au fumier paternel. Mais ses emportements s’aggravaient, il s’était fait une vilaine histoire avec une petite fille, en lui fendant l’oreille d’un coup de règle. Des parents avaient écrit pour qu’on le remplaçât. Et, là-dessus, le mariage de Berthe Macqueron venait de détruire un ancien espoir, des calculs lointains qu’il croyait près d’aboutir. Ah ! ces paysans, cette sale race qui lui refusait ses filles, et qui allait le priver de son pain, pour l’oreille d’une gamine !

Brusquement, comme s’il était au milieu de sa classe, il tapa son livre dans sa main ouverte, il cria aux conscrits :

— Un peu de silence, nom de Dieu !… Ça vous paraît donc bien drôle, de vous faire casser la gueule par les Prussiens ?

On s’étonna, on tourna les yeux vers lui. Certes, non, ce n’était pas drôle. Tous en convinrent, Delhomme répéta cette idée que chacun devrait défendre son champ. Si les Prussiens venaient en Beauce, ils verraient bien que les Beaucerons n’étaient pas des lâches. Mais, s’en aller se battre pour les champs des autres, non, non ! ce n’était pas drôle !

Justement, Delphin, suivi de Nénesse, arrivait, très rouge, les yeux brûlants de fièvre. Il entendit, il s’attabla avec les camarades, en criant :

— C’est ça, qu’ils viennent, les Prussiens, et ce qu’on en démolira !

On avait remarqué le mouchoir ficelé autour de son poing, on le questionnait. Rien, une coupure. Violemment, de son autre poing, il ébranla la table, il commanda un litre.

Canon et Jésus-Christ regardaient ces garçons, sans colère, d’un air de pitié supérieure. Eux aussi jugeaient qu’il fallait être jeune et joliment bête. Même Canon finit par s’attendrir, dans son idée d’organiser le bonheur futur. Il parla tout haut, le menton entre les deux mains.

— La guerre, ah ! foutre, il est temps que nous soyons les maîtres… Vous savez mon plan. Plus de service militaire, plus d’impôt. À chacun la satisfaction complète de ses appétits, pour le moins de travail possible… Et ça va venir, le jour approche où vous garderez vos sous et vos petits, si vous êtes avec nous.

Jésus-Christ approuvait, lorsque Lequeu, qui ne se contenait plus, éclata.

— Ah ! oui, sacré farceur, votre paradis terrestre, votre façon de forcer le monde à être heureux malgré lui ! En voilà une blague ! Est-ce que ça se peut chez nous ? est-ce que nous ne sommes pas trop pourris déjà ? Il faudrait que des sauvages vinssent nous nettoyer d’abord, des Cosaques ou des Chinois !

Cette fois, la surprise fut si vive, qu’il se fit un complet silence. Quoi donc ? il parlait, ce sournois, ce pisse-froid, qui n’avait jamais montré à personne la couleur de son opinion, et qui se sauvait, dans la crainte de ses supérieurs, dès qu’il s’agissait d’être un homme ! Tous écoutaient, surtout Buteau, anxieux, attendant ce qu’il allait dire, comme si ces choses pouvaient avoir un lien avec l’affaire. La fenêtre ouverte avait dissipé la fumée, la douceur humide de la nuit entrait, on sentait au loin la grande paix noire de la campagne endormie. Et le maître d’école, gonflé de sa réserve peureuse de dix années, se moquant de tout à cette heure, dans le coup de rage de sa vie compromise, se soulageait enfin de la haine dont il étouffait.

— Est-ce que vous croyez les gens d’ici plus bêtes que leurs veaux, à venir raconter que les alouettes leur tomberont rôties dans le bec… Mais, avant que vous organisiez votre machine, la terre aura claqué, tout sera foutu.

Sous la rudesse de cette attaque, Canon, qui n’avait pas encore trouvé son maître, chancela visiblement. Il voulut reprendre ses histoires des messieurs de Paris, tout le sol à l’État, la grande culture scientifique. L’autre lui coupa la parole.

— Je sais, des bêtises !… Quand vous l’essayerez, votre culture, il y aura beau temps que les plaines de France auront disparu, noyées sous le blé d’Amérique… Tenez ! ce petit livre que je lisais, donne justement des détails là-dessus. Ah ! nom de Dieu ! nos paysans peuvent se coucher, la chandelle est morte !

Et, de la voix dont il aurait fait une leçon à ses élèves, il parla du blé de là-bas. Des plaines immenses, vastes comme des royaumes, où la Beauce se serait perdue, ainsi qu’une simple motte sèche ; des terres si fertiles, qu’au lieu de les fumer, il fallait les épuiser par une moisson préparatoire, ce qui ne les empêchait pas de donner deux récoltes ; des fermes de trente mille hectares, divisées en sections, subdivisées en lots, chaque section sous un surveillant, chaque lot sous un contremaître, pourvues de baraquements pour les hommes, les bêtes, les outils, les cuisines ; des bataillons agricoles, embauchés au printemps, organisés sur un pied d’armée en campagne, vivant en plein air, logés, nourris, blanchis, médicamentés, licenciés à l’automne ; des sillons de plusieurs kilomètres à labourer et à semer, des mers d’épis à abattre dont on ne voyait pas les bords, l’homme simplement chargé de la surveillance, tout le travail fait par les machines, charrues doubles armées de disques tranchants, semoirs et sarcloirs, moissonneuses-lieuses, batteuses locomobiles avec élévateur de paille et ensacheur ; des paysans qui sont des mécaniciens, un peloton d’ouvriers suivant à cheval chaque machine, toujours prêts à descendre serrer un écrou, changer un boulon, forger une pièce ; enfin, la terre devenue une banque, exploitée par des financiers, la terre mise en coupe réglée, tondue ras, donnant à la puissance matérielle et impersonnelle de la science le décuple de ce qu’elle discutait à l’amour et aux bras de l’homme.

— Et vous espérez lutter avec vos outils de quatre sous, continua-t-il, vous qui ne savez rien, qui ne voulez rien, qui croupissez dans votre routine !… Ah ! ouiche ! vous en avez jusqu’aux genoux, du blé de là-bas ! et ça grandira, les bateaux en apporteront toujours davantage. Attendez un peu, vous en aurez jusqu’au ventre, jusqu’aux épaules, puis jusqu’à la bouche, puis par-dessus la tête ! Un fleuve, un torrent, un débordement où vous crèverez tous !

Les paysans arrondissaient les yeux, gagnés d’une panique, à l’idée de cette inondation du blé étranger. Ils en souffraient déjà, est-ce qu’ils allaient en être noyés et emportés, comme ce bougre l’annonçait ? Cela se matérialisait pour eux. Rognes, leurs champs, la Beauce entière était engloutie.

— Non, non, jamais ! cria Delhomme étranglé. Le gouvernement nous protégera.

— Un beau merle, le gouvernement ! reprit Lequeu d’un air de mépris. Qu’il se protège donc lui-même !… Ce qui est farce, c’est que vous avez nommé monsieur Rochefontaine. Le maître de la Borderie, au moins, était conséquent avec ses idées, en voulant monsieur de Chédeville… L’un ou l’autre, d’ailleurs, c’est le même emplâtre sur une jambe de bois. Pas une Chambre n’osera voter une surtaxe assez forte, la protection ne peut vous sauver, vous êtes foutus, bonsoir !

Alors, il y eut un grand tumulte, tous parlaient à la fois. Est-ce qu’on ne pourrait pas l’empêcher d’entrer, ce blé de malheur ? On coulerait les bateaux dans les ports, on irait recevoir à coups de fusil ceux qui l’apportaient. Leurs voix devenaient tremblantes, ils auraient tendu les bras, pleurant, suppliant qu’on les sauvât de cette abondance, de ce pain à bon marché qui menaçait le pays. Et le maître d’école, avec des ricanements, répondait qu’on n’avait jamais vu ça : autrefois, l’unique peur était la famine, toujours on craignait de n’avoir pas assez de blé, et il fallait être vraiment fichu pour en arriver à craindre d’en avoir trop. Il se grisait de ses paroles, il dominait les protestations furieuses.

— Vous êtes une race finie, l’amour imbécile de la terre vous a mangés, oui ! du lopin de terre dont vous restez l’esclave, qui vous a rétréci l’intelligence, pour qui vous assassineriez ! Voilà des siècles que vous êtes mariés à la terre, et qu’elle vous trompe… Voyez en Amérique, le cultivateur est le maître de la terre. Aucun lien ne l’y attache, ni famille, ni souvenir. Dès que son champ s’épuise, il va plus loin. Apprend-il qu’à trois cents lieues, on a découvert des plaines plus fertiles, il plie sa tente, il s’y installe. C’est lui qui commande enfin et qui se fait obéir, grâce aux machines. Il est libre, il s’enrichit, tandis que vous êtes des prisonniers et que vous crevez de misère !

Buteau pâlissait. Lequeu l’avait regardé en parlant d’assassinat. Il tâcha de faire bonne contenance.

— On est comme on est. À quoi ça sert de se fâcher, puisque vous dites vous-même que ça ne changerait rien.

Delhomme approuva, tous recommencèrent à rire, Lengaigne, Clou, Fouan, Delphin lui-même et les conscrits, que la scène amusait, dans l’espoir que ça finit par des claques. Canon et Jésus-Christ, vexés de voir ce chieur d’encre, comme ils le nommaient, crier plus fort qu’eux, affectèrent aussi de rigoler. Ils en étaient à se mettre avec les paysans.

— C’est idiot de se fâcher, déclara Canon en haussant les épaules. Il faut organiser.

Lequeu eut un geste terrible.

— Eh bien ! moi, je vous le dis à la fin… Je suis pour qu’on foute tout par terre !

Il avait la face livide, il leur jetait ça, comme s’il avait voulu les en assommer.

— Sacrés lâches, oui ! les paysans, tous les paysans !… Quand on songe que vous êtes les plus nombreux, et que vous vous laissez manger par les bourgeois et par les ouvriers des villes ! Nom de Dieu ! je n’ai qu’un regret, celui d’avoir un père et une mère paysans. C’est pour ça peut-être que vous me dégoûtez davantage… Car, il n’y a pas à dire, vous seriez les maîtres. Seulement, voilà ! vous ne vous entendez guère ensemble, isolés, méfiants, ignorants ; vous mettez toute votre canaillerie à vous dévorer entre vous… Hein ? qu’est-ce que vous cachez, dans votre eau dormante ? Vous êtes donc comme les mares qui croupissent ? on les croit profondes, on ne peut pas y noyer un chat. Être la force sourde, la force dont on attend l’avenir, et ne pas plus grouiller qu’une bûche !… Avec ça, l’exaspérant, c’est que vous avez cessé de croire aux curés. Alors, s’il n’y a pas de bon Dieu, qu’est-ce qui vous gêne ? Tant que la peur de l’enfer vous a tenus, on comprend que vous soyez restés à plat ventre ; mais, maintenant, allez donc ! pillez tout, brûlez tout !… Et, en attendant, ce qui serait plus facile et plus drôle, mettez-vous en grève. Vous avez tous des sous, vous vous entêterez aussi longtemps qu’il faudra. Ne cultivez que pour vos besoins, ne portez plus rien au marché, pas un sac de blé, pas un boisseau de pommes de terre. Ce qu’on crèverait à Paris ! quel nettoyage, nom de Dieu !

On aurait dit que, par la fenêtre ouverte, un coup de froid entrait, venu de loin, des profondeurs noires. Les lampes à pétrole filaient très haut. Personne n’interrompait plus l’enragé, malgré les mauvais compliments qu’il faisait à chacun.

Il finit en gueulant, en cognant son livre sur une table, dont les verres tintaient.

— Je vous dis ça, mais je suis tranquille.. Vous avez beau être lâches, c’est vous autres qui foutrez tout par terre, quand l’heure viendra. Il en a été souvent ainsi, il en sera de même encore. Attendez que la misère et la faim vous jettent sur les villes comme des loups… Et ce blé qu’on amène, l’occasion est peut-être bien là. Quand il y en aura de trop, il n’y en aura pas assez, on reverra les disettes. C’est toujours pour le blé qu’on se révolte et qu’on se tue… Oui, oui, les villes brûlées et rasées, les villages déserts, les terres incultes, envahies par les ronces, et du sang, des ruisseaux de sang, pour qu’elles puissent redonner du pain aux hommes qui naîtront après nous !

Lequeu, violemment, avait ouvert la porte. Il disparut. Derrière lui, dans la stupeur, un cri monta. Ah ! le brigand, on aurait dû le saigner ! Un homme si tranquille jusque-là ! bien sûr qu’il devenait fou. Sorti de son calme habituel, Delhomme déclara qu’il allait écrire au préfet ; et les autres l’y poussèrent. Mais c’étaient surtout Jésus-Christ et son ami Canon qui semblaient hors d’eux, le premier avec son 89, sa devise humanitaire de liberté, égalité, fraternité, le second avec son organisation sociale, autoritaire et scientifique. Ils en restaient pâles, exaspérés de n’avoir pas trouvé un mot à répondre, s’indignant plus fort que les paysans, criant qu’un particulier de cette espèce, on devrait le guillotiner. Buteau, devant tout le sang que ce furieux avait demandé, ce fleuve de sang qu’il lâchait du geste sur la terre, s’était levé dans un frisson, la tête agitée de secousses nerveuses, inconscientes, comme s’il approuvait. Puis, il se coula le long du mur, le regard oblique pour voir si on ne le suivait pas, et il disparut à son tour.

Tout de suite, les conscrits recommencèrent leur noce. Ils vociféraient, ils voulaient que Flore leur fît cuire des saucisses, lorsque Nénesse les bouscula, en leur montrant Delphin qui venait de tomber évanoui, le nez sur la table. Le pauvre bougre était d’une blancheur de linge. Son mouchoir, glissé de sa main blessée, se tachait de plaques rouges. Alors, on hurla dans l’oreille de Bécu, toujours endormi ; et il s’éveilla enfin, il regarda le poing mutilé de son garçon. Sans doute il comprit, car il empoigna un litre, pour l’achever, gueulait-il. Ensuite, lorsqu’il l’eut emmené, chancelant, on l’entendit dehors, au milieu de ses jurons, éclater en larmes.

Ce soir-là, Hourdequin, ayant appris au dîner l’accident de Françoise, vint à Rognes demander des nouvelles, par amitié pour Jean. Sorti à pied, fumant sa pipe dans la nuit noire, roulant ses chagrins au milieu du grand silence, il descendit la côte, avant d’entrer chez son ancien serviteur, calmé un peu, désireux d’allonger la route. Mais, en bas, la voix de Lequeu, que la fenêtre ouverte du cabaret semblait souffler aux ténèbres de la campagne, l’arrêta, immobile dans l’ombre. Puis, lorsqu’il se fut décidé à remonter, elle le suivit ; et, maintenant encore, devant la maison de Jean, il l’entendait amincie et comme aiguisée par la distance, toujours aussi nette, d’un fil tranchant de couteau.

Dehors, à côté de la porte, Jean était adossé au mur. Il ne pouvait plus rester près du lit de Françoise, il étouffait, il souffrait trop.

— Eh bien ! mon pauvre garçon, demanda Hourdequin, comment ça va-t-il, chez vous ?

Le malheureux eut un geste accablé.

— Ah ! monsieur, elle se meurt !

Et ni l’un ni l’autre n’en dirent davantage, le grand silence retomba, tandis que la voix de Lequeu montait toujours, vibrante, obstinée.

Au bout de quelques minutes, le fermier, qui écoutait malgré lui, laissa échapper ces mots de colère :

— Hein ? l’entendez-vous gueuler, celui-là ! Comme c’est drôle, ce qu’il dit, quand on est triste !

Tous ses chagrins l’avaient repris, à cette voix effrayante, près de cette femme qui agonisait. La terre qu’il aimait tant, d’une passion sentimentale, intellectuelle presque, l’achevait, depuis les dernières récoltes. Sa fortune y avait passé, bientôt la Borderie ne lui donnerait même plus de quoi manger. Rien n’y avait fait, ni l’énergie, ni les cultures nouvelles, les engrais, les machines. Il expliquait son désastre par son manque de capitaux ; encore doutait-il, car la ruine était générale, les Robiquet venaient d’être expulsés de la Chamade dont ils ne payaient pas les fermages, les Coquart allaient être forcés de vendre leur ferme de Saint-Juste. Et pas moyen de briser la geôle, jamais il ne s’était senti davantage le prisonnier de sa terre, chaque jour l’argent engagé, le travail dépensé l’y avaient rivé d’une chaîne plus courte. La catastrophe approchait, qui terminerait l’antagonisme séculaire de la petite propriété et de la grande, en les tuant toutes les deux. C’était le commencement des temps prédits, le blé au-dessous de seize francs, le blé vendu à perte, la faillite de la terre, que des causes sociales amenaient, plus fortes décidément que la volonté des hommes.

Et, brusquement, Hourdequin, saignant dans sa défaite, approuva Lequeu.

— Nom de Dieu ! il a raison… Que tout craque, que nous crevions tous, que les ronces poussent partout, puisque la race est finie et la terre épuisée !

Il ajouta, en faisant allusion à Jacqueline :

— Moi, heureusement, j’ai sous la peau un autre mal qui m’aura cassé les reins avant ça.

Mais, dans la maison, on entendit la Grande et la Frimat marcher, chuchoter. Jean frissonna, à ce léger bruit. Il rentra, trop tard. Françoise était morte, peut-être depuis longtemps. Elle n’avait pas rouvert les yeux, pas desserré les lèvres. La Grande venait simplement de s’apercevoir qu’elle n’était plus, en la touchant. Très blanche, la face amincie et têtue, elle semblait dormir. Debout au pied du lit, Jean la regarda, hébété d’idées confuses, la peine qu’il avait, la surprise qu’elle n’eût pas voulu faire de testament, la sensation que quelque chose se brisait et finissait dans son existence.

À ce moment, comme Hourdequin, après avoir salué en silence, s’en allait, assombri encore, il vit, sur la route, une ombre se détacher de la fenêtre et galoper au fond des ténèbres. L’idée lui vint de quelque chien rôdeur. C’était Buteau, qui, monté pour guetter la mort, courait l’annoncer à Lise.