La Terre (Ernest Choquette)/01

La bibliothèque libre.
La maison de librairie Beauchemin (p. 11-23).

LA TERRE.



I


Avez-vous déjà observé, dans les officines de médecin, comme il y a toujours de l’appel tourmenté, précipité, dans les vibrations qui succèdent au coup de timbre de la porte ?

On sent du piétinement sur le perron, de la souffrance qui implore ou commande : Vite, venez.

C’est pourquoi, dès le premier coup d’appel, la vieille Marianne — depuis longtemps domptée à la fonction d’ouvreuse chez le docteur Duvert — s’était tout de suite acheminée vers la porte avec un frottement velouté de savates sur les tapis.

Quant au docteur lui-même, en train d’absorber son potage, il n’y avait répondu que par un geste importuné d’épaules qui voulait dire : — Ne me laisseront-ils donc jamais prendre un repas en paix ?

Et pour contredire aussitôt ce brusque mouvement d’aigreur, il s’était mis à faire les bouchées doubles afin d’être plus tôt aux ordres de son client. Mais la vieille bonne reparut bientôt avec un billet à la main.

— « Hein ! Marianne : N’est-ce pas désespérant que, sous le prétexte de plus sûrement m’atteindre au poste, à l’heure des repas, l’on ne me permette presque jamais de savourer à mon aise tes excellents petits plats ?… Ce coup de timbre m’a agacé… Tu as là un si fameux pâté aussi… Heureusement que… Et de qui ce billet — voyons ?… »

Il le lut tout en continuant de manger. Puis interpellant aussitôt Marianne :

— « On me mande pour un enfant malade chez Lucas de Beaumont… Lucas, c’est le fils, n’est-ce pas ? celui qui cultive aujourd’hui la terre paternelle, au pied de la montagne ?… »

Marianne fit un signe de tête approbateur. Car elle était au courant de tout dans la paroisse, des êtres aussi bien que des événements. Depuis un quart de siècle, elle remplissait, pour le compte du docteur Duvert, l’importante et délicate mission qui consiste à la campagne à répondre aux appels toujours impatients des malades, et à trouver le thème de conversation qu’il faut pour les amener à prolonger inconsciemment leur attente. Elle avait acquis dans ce rôle une inconcevable adresse. Aussi combien de clients, disposés à courir en hâte chez un docteur rival, n’avait-elle point, à force de commentaires et de réflexions habiles, retenus jusqu’au retour de son maître.

— « C’est le petit Labonté, le garçon du voisin, qui vous a apporté ce billet, » ajouta-t-elle.

— « Un grand jeune homme, à moustache blonde, ce Lucas de Beaumont, n’est-ce-pas ? »

— « Non, il est plutôt brun ; c’est son frère qui est blond. »

— « N’est-il pas un buveur ? »

— « Oui, par malheur… L’excellente petite femme qu’il a pourtant… et son pauvre père, si droit, si brave homme. »

Le docteur jeta un rapide coup d’œil par la fenêtre. Le soleil resplendissait. Non, il ne prendrait point par la grande route ; il faisait vraiment trop beau pour laisser échapper cette chance de respirer à l’aise les parfums des grains coupés et des sapins de la montagne, et c’est à pied qu’il irait, à travers les champs et les coteaux, par un sentier de raccourci bien connu. Et tout en faisant ses préparatifs de départ, il interpella à haute voix :

— « Ne m’accompagnes-tu point, Jacqueline ? »

Une voix de jeune fille répondit d’une pièce voisine :

— « J’irai bien, père… À quel endroit ? »

— « Oh ! non, va. Je voulais simplement te taquiner. C’est que je pars à pied… je ne te croyais point si courageuse… Allons, bonjour… Je vais te tracer la route aujourd’hui.

Il prit sa trousse de poche, plus portative, sa canne, et se mit en marche.

Il traversa la ligne de chemin de fer qui longeait son village, se glissa par dessus les clôtures de perches qui entouraient les champs voisins, et se perdit bientôt derrière les longs bouleaux en bordure que la brise faisait lentement osciller au-dessus de lui.

Ce Lucas de Beaumont dont il avait appris le retour récent dans la paroisse, il en avait déjà vaguement entendu parler dans ses courses aux malades. Il savait qu’il venait de succéder, sur la terre natale, au vieux de Beaumont, son père, maintenant passé rentier et fixé au village, à l’ombre du cimetière, comme en attendant d’y aller plus tard dormir.

En même temps, toute la lignée des Beaumont se mit à défiler dans sa mémoire ; le grand-père, le père, les fils, car il n’était pas d’hier, lui non plus, le docteur Duvert, et cette simple énumération le lui faisait bien voir. — Tout en marchant, une foule de souvenirs lointains, qui se rattachaient successivement aux membres de cette vieille famille, étaient venus envahir son esprit. Il se rappelait leurs alertes petits chevaux roux, leurs charrettes anciennes qu’ils tenaient toujours propres en les repeignant à l’ocre à chaque printemps, et dans lesquelles ils l’avaient si souvent cahoté. Et leurs rudes habits d’étoffe leurs larges chapeaux de paille, tous fabriqués, au foyer, il est vrai mais dont ils tiraient une distinction et une correction de tenue pleine de charmes. Oh ! les admirables femmes aussi… Puis la ferme — dont il suivait maintenant des yeux les ondulations jusqu’au pied même de la montagne de Saint-Hilaire, — il en revoyait les champs couverts d’avoine et de blé, les bestiaux repus, le cou allongé au-dessus de la clôture du chemin, les pommiers symétriquement plantés autour de la maison. Et quels honnêtes gens ils étaient tous, portant la probité et la loyauté inscrites dans chaque ride.

… Et c’est le fils maintenant qui allait prêter ses bras, prendre la tâche devenue trop lourde pour le père… Le fils…

Comme il est beau et touchant, songe-t-il en lui-même, le spectacle de ces sols nourriciers, de ces foyers paternels ainsi transmis intacts de père en fils. Et les fils eux-mêmes savent-ils bien jusqu’à quel degré ils sont alors fortunés de pouvoir reposer leur front au même appui de fenêtre où, enfants, ils ont endormi leurs premiers chagrins ; où, jeunes hommes, ils ont caressé leurs premiers rêves. Car pour ceux-ci il n’existe pas de repli du sol, pas de tronc d’arbre, pas de détour ou de sentier qui ne leur révèle quelque souvenir lointain, d’exquises réminiscences où flottent encore les accents attendris d’aïeuls, l’âme « des morts qui parlent. »

Le roi qui abdique et transmet ses palais et sa couronne ne lègue en somme à son successeur qu’un symbole. Symbole de splendeur et d’autorité peut-être, mais froid, mais vide d’amour et de tendresse. Aussi, rien dans ce geste n’égalera jamais l’extrême et attendrissante douceur qui émane de l’abandon entre les mains du fils — par cet autre roi de la terre, le paysan — de l’humble foyer familial, de la vieille terre natale conservant jusque dans ses crevasses profondes les sueurs et les larmes qui y ont successivement été versées.

Un aboiement retentit tout à coup à ses côtés. C’était celui d’un grand chien à pelage fauve dont la longue queue en panache, oscillant à travers les herbes hautes, révéla très à propos au docteur le meilleur sentier à suivre. Au bout de quelques pas, il débouchait sur la grande route.

Il leva aussitôt son regard, où demeurait encore un reste de songerie imprécise, et il aperçut sise à quelques pieds d’un humble pont rustique, la calme maison d’habitation des Beaumont.

— « Ah ! vous voilà, docteur. Et à pied ?… je vous guettais plutôt de ce côté… j’étais si inquiète. »

Une jeune femme, tête nue, s’était tout de suite dirigée vers lui.

— « Alors, c’est vous qui êtes la nouvelle maîtresse du lieu ? » reprit le docteur. « Et les jeunes mères, c’est vite alarmé sur le sort de leurs marmots. Voyons, ce n’est pas peut-être aussi grave que vous le supposez. »

Il aurait déjà voulu la consoler, car il s’était subitement senti ému en présence de l’angoisse que sa figure exprimait et sur laquelle il lisait les larmes tout proches.

Dans un fruste berceau de bois à longues « berces » recourbées, le petit malade râlait, les cheveux moites, la poitrine crispée sous les efforts respiratoires que des spasmes de toux rauque coupaient à chaque instant.

Comme pour l’imprégner de son propre souffle et lui infuser des forces nouvelles, la pauvre mère s’était de nouveau précipitée à ses côtés.

Et au bout d’un instant de silence : — « Ce n’est pas le croup, n’est-ce pas, docteur ? » implora-t-elle.

Elle est si vilaine, si lâche, cette sauvage maladie dont elle connaissait vaguement les symptômes, que, dans son ardeur à se leurrer elle-même, elle aurait voulu suggérer une réponse menteuse.

Mais lui, tout en palpant, s’informant, examinant :

— « Depuis quand cette toux en sanglots ? Cela lui était-il venu brusquement ? »

— « Oui, tout à coup, il y avait à peine quelques heures… Elle s’était aussitôt adressée au voisin, car elle n’avait personne… »

— « Personne ?… Mais votre mari ?… »

Elle leva, comme pour un aveu, son regard étonné, — aux heures de souffrance, le médecin devient si vite un confident — mais bientôt hésitante, sans un mot, doucement résignée, elle pencha simplement ses lèvres frémissantes sur la main abandonnée de son enfant.

— « Ne désespérez point, madame, je vous en prie, — je compte conjurer bientôt le mal. »

Le docteur Duvert eut-il été tenu d’inventer les consultations fausses que la pauvre jeune mère l’implorait presque en grâce d’exprimer qu’il l’eut fait sans remords, à ce moment. Mais ce fut avec une sincérité vraie qu’il prédit la fin prochaine de la crise.

— « Seulement les nerfs pris… du simple spasme… croyez-le bien, madame… Vous allez voir la détente s’opérer graduellement sous l’effet du remède. »

Et rien qu’à un lointain souvenir, conservé au sein de son propre foyer, et qui se réveillait toujours dans son esprit en de telles occasions, il promena sur elle un regard de compassion.

Se prenant déjà, au baume de ses propres paroles, il se sentit tout joyeux. C’est si bon de faire du bien.

— « Est-ce vrai ?… Est-ce bien vrai ?… Il ne la trompait pas ? car elle ne voulait plus être trompée maintenant. Dans un clin d’œil, elle s’était relevée, forte, prête à tout. — Un verre ?… Une cuiller plutôt ?… Elle offrait tout, apportait tout… — De l’eau ? du sucre ?… Est-ce bien mauvais, cette potion ?… Puis le mot final de tendresse dans lequel les mères enveloppent leurs peines : Ce pauvre petit. »

Non, ce n’était pas mauvais. Une légère moue de rien et ce fut déjà, avalé.

— « Maintenant, de l’air, de l’air à flots, et surveillez sagement ; j’espère que l’amélioration ne tardera point, » ajouta le docteur. Et répondant à la supplication muette qui jaillissait de tout l’être de la jeune femme : — « Non, non, je ne vous abandonnerai point… Seulement quelques pas aux alentours, en attendant, pour humer le bon vent de votre montagne, visiter un peu la ferme de mon concitoyen Beaumont, et je reviens. »

Le docteur Duvert avait toujours subi une sorte de fascination de la terre. Fils de paysan lui-même, il en avait en quelque sorte aspiré le goût avec son premier souffle.

Il allait alors doucement franchir la porte, lorsqu’il entendit soudain dans la pièce voisine le bruit de quelqu’un qui s’éveille et quitte son lit… puis sur le plancher, un pas lourd, mal assuré, qui bientôt cessa.

— « Je vous croyais seule, » interrogea le docteur.

La jeune mère demeura sans réponse, le regard baissé, uniquement préoccupée en apparence de son enfant malade.

Le docteur lui-même se sentit pareillement mal à l’aise. Et ne voulant plus rien savoir, gêné d’avoir accidentellement pénétré quelque secret, il s’empressa de s’éloigner. Ce ne fut que dehors, devant le tableau qui se présentait à sa vue, qu’il se prit à reconstituer mentalement la scène. Il en lisait nettement les phases ; il la voyait toute dans cette voiture, aux strapontins disloqués, abandonnée au milieu de la cour ; dans ce harnais étendu auprès sur le sol, les longues guides enchevêtrées dans les herbes ; et, plus loin, dans ce vieux cheval tranquille broutant en liberté autour de l’abreuvoir et traînant encore au cou son licol de chanvre.

Mais dans son esprit le tableau se prolonge davantage : Il voit le mari ivre, rentré très tard dans la nuit, qui se glisse en trébuchant dans l’obscurité, qui se retient aux rebords des fenêtres, à la rampe de l’escalier, sa main tâtonnante crispée sur chacun des objets qu’il atteint ; il le voit pénétrer au logis, se jeter au hasard, sur un lit pour s’endormir finalement de ce sommeil assommé dont ni la toux déchirante de son enfant, ni les sanglots affolés de sa femme ne parviendront à le tirer.

À quoi bon, d’ailleurs, de tenter de réveiller cette masse inutile et morte ? La jeune mère le comprend bien. Non, elle est suffisamment consolée de le savoir revenu, de le savoir au moins là, dans le logis, et cela atténue quelque peu son angoisse. Mais bientôt, dans le silence vide, il lui semble que la respiration de son enfant devient de plus en plus rauque. N’y a-t-il pas maintenant du râle dans sa toux ? Et c’est alors que, ne sachant plus que faire, elle avait couru s’adresser au voisin pour l’appel au médecin.

Tout en refaisant lentement ces détails, le docteur Duvert avait erré au hasard, absorbé qu’il était par sa songerie évocatrice. Il se retrouva tout à coup à un sommet de route d’où son œil pouvait embrasser l’étendue entière de la vieille ferme ancestrale des Beaumont, avec ses pièces d’avoine et d’orge, ses grands érables sur les coteaux, les lignes en équerre des clôtures, tout ce qui avait été amoureusement entretenu, cultivé et presque dorloté par les anciens de la famille. Mais à cette vue succéda immédiatement une autre image qui représentait l’envers du magnifique tableau qu’il caressait en ce moment du regard, et devant laquelle son front s’était plissé avec tristesse.

Pour mieux chasser cette vilaine vision qui venait ainsi subitement l’accabler dans sa qualité de croyant à la terre, il refit à rebours la distance qu’il avait inconsciemment parcourue. Il se sentait d’ailleurs déjà impatient de retourner, autant pour constater l’effet du médicament qu’il avait administré à son petit malade, que pour voir la figure de ce Lucas qu’il se représentait dur et méchant, et qu’il trouverait bien l’occasion d’envisager, cette fois.

N’a-t-il pas de plus assumé la double mission de guérir et de consoler ? Aussi, à mesure qu’il se rapproche, la crainte d’une aggravation du mal l’étreint davantage ; il éprouve qu’une certaine angoisse le pénètre, moins au sujet de l’enfant peut-être qu’au sujet de la mère elle-même. Cet espoir, qu’il avait fait luire chez elle avec autant d’assurance, s’il n’allait finalement servir qu’à aviver davantage sa douleur !…

Sa main est posée sur la poignée de la porte… Pourquoi n’entend-il rien ?… L’oreille au guet, il n’ose plus avancer… Non, ce n’est pas du râle qu’il entend, ni le sifflement d’une respiration étranglée ; c’est la cadence monotone et douce des oscillations d’un berceau. L’accès a cédé ; l’enfant va mieux et repose plus calme.

Le docteur l’a deviné tout de suite à l’expression soulagée de la mère. Quant à « l’autre, » immobile auprès d’elle, — car ils sont deux maintenant — il ne sait comment cacher sa gêne. Il tient son regard tendu sur la figure de son enfant et il continue, avec la délicatesse menue d’une femme, à agiter le berceau doucement, doucement.

— « C’est, le docteur, Lucas, » lui murmura Marcelle à voix très basse, comme pour corriger et lui reprocher tendrement son incorrection d’attitude.

Mais il n’eut, en réponse, qu’un simple mouvement de tête fuyant qui semblait demander grâce et qui pouvait également s’interpréter pour un acquiescement muet ou pour une ébauche de salut. Peut-être aussi ne voulait-il pas montrer ses yeux à cause des deux grosses larmes tranquilles qui y flottaient.

— « Cela va beaucoup mieux, » prononça le docteur Duvert, après un rapide examen de la respiration de l’enfant. « La crise est domptée, et l’amélioration va certainement s’accentuer de plus en plus. »

— « Vous croyez ?… Vous en êtes certain ? »

Cette interrogation avait spontanément jailli des lèvres de Lucas sous les consolantes paroles qu’il venait d’entendre. Et sans oser encore affronter le regard de reproche qu’il sentait peser sur lui, il avait éprouvé une délivrance subite, la sensation d’un baume inespéré que l’on aurait versé sur sa conscience de père.

Maintenant que le poids était moins lourd au creux de sa poitrine, il aurait bien voulu posséder plus de détails, se renseigner davantage, car il n’avait pas osé s’informer jusque là, pas même auprès de sa femme qu’il avait, à son réveil, trouvée prostrée près du berceau de son enfant, et dont le silence seul, résigné et doux, l’avait si amèrement torturé.

Alors, se penchant vers elle, tout bas, comme pour mendier un pardon :

— « Et il a beaucoup souffert ? » se risqua-t-il à demander.

— « Si tu l’avais vu… Si tu l’avais entendu… j’étais presque folle… et puis personne… »

Elle avait retenu le reste de la phrase dans sa gorge. À quoi bon à cette heure lui faire du mal, à lui aussi qu’elle voyait haleter à chacune des paroles qu’elle ajoutait. Elle était déjà prête à oublier. Puis reprenant, à voix voilée, à cause du pauvre petit dont la respiration se faisait de plus en plus paisible à présent :

— « Vous avez été bien bon, docteur, et combien nous vous en remercions… N’est-ce pas, Lucas ? »

Et cette fois Lucas, sans hésiter, leva fièrement ses deux grands yeux noirs et francs sur ceux du vieux docteur.

Ce fut au tour de ce dernier d’éprouver quelque gêne. Il se l’était représenté si différent, avec si peu de cœur dans la poitrine ; mais devant ce regard triste il ressentit que lui aussi serait prêt à oublier.

— « Je ne m’attendais pas à autre chose du père de Jacqueline, » reprit-elle de nouveau : « et vous le lui direz bien de ma part. »

— « Comment, vous la connaissez ? »

— « Oui ; je me rappelle toujours le temps où nous fréquentions toutes deux le couvent. Je n’étais son aînée que de quelques années. Oh ! je me souviens parfaitement d’elle. »

— « Et vous vous nommez ?… »

— « Marcelle… Marcelle Rivard. »