La Terre (Ernest Choquette)/02

La bibliothèque libre.
La maison de librairie Beauchemin (p. 24-25).

II


— Marcelle Rivard… Si elle s’en rappelait ?

Devant l’inattendu de cette question, Jacqueline, avide de pénétrer davantage dans son passé, d’en mieux fixer les brèves étapes, avait déposé sur ses genoux la tapisserie qu’elle était en train de confectionner. Puis au bout d’un moment :

— « Marcelle… Mais tu sais bien, père, la croix d’argent que je porte parfois encore au cou, c’est d’elle que je l’ai reçue. C’est elle qui m’en a fait cadeau, lors de ma première communion… Et elle a épousé Lucas de Beaumont… elle demeure maintenant dans la paroisse, tout près d’ici ?… Certes oui, j’irai la voir. »

Et Jacqueline eut un cri joyeux d’enfant.

Pendant ce temps-là, le docteur inspectait, fouillait tranquillement les fioles de sa pharmacie, préparait des potions, les étiquetait : « Une cuillerée à soupe, trois fois par jour ! »

Comme Jacqueline ne recevait pas de réponse, elle reprit presque en elle-même :

— « Et elle a des enfants ?… Semble-t-elle heureuse, au moins ?… Jamais je n’aurais imaginé la retrouver convertie en paysanne, en « habitante ».

Le docteur songea un moment :

— « Convertie en paysanne, dis-tu ?… Tu as peut-être le mot juste sans t’en rendre compte… « Convertir » cela sous-entend une amélioration, un perfectionnement, une promotion. Devenir paysanne, dans le sens noble du mot, c’est monter, crois-le bien, Jacqueline ? »

— « Si c’est drôle tout ça… Et son mari, quel air a-t-il ? j’ai hâte de le voir aussi… Son mari ; … mais notre vieille Marianne ne nous disait-elle pas, hier, qu’il était buveur ? »

— … ?……

— « Pauvre Marcelle… Il y a déjà plusieurs années que je ne l’ai vue, reprit-elle. J’étais alors toute jeune. Vais-je la retrouver bien changée de figure ? Comme cela marche curieusement dans la vie. »

— « La vie… la vie… tu oses en parler ?… Tu la trouves déjà étrange ? »

Et avec un sourire tendre qui exprimait combien il s’apitoyait et se réjouissait en même temps devant l’inexpérience naïve de sa fille, il acheva dans un mouvement de caresse :

— « Qu’est-ce que tu diras donc, quand il aura un peu « poudré » sur ces blonds cheveux-là ?… »