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La Terre (Ernest Choquette)/17

La bibliothèque libre.
La maison de librairie Beauchemin (p. 126-131).

XVII


— « Cela ne te gêne pas de me recevoir ? »

— « De te recevoir ?… » avait en réponse sourdement répété Jacqueline, en cherchant à saisir jusqu’au fond la portée de chaque mot ; et sa figure avait pris une expression de reproche si tristement touchante que Marcelle en était restée interdite.

— « Oh ! pardonne-moi, va, d’avoir ainsi voulu te placer au rang du monde d’aujourd’hui et de t’attribuer ses sentiments étroits. Il y a si longtemps, vois-tu, que je t’ai rencontrée que je craignais de t’avoir fait honte à la fin, avec mes vieilles robes râpées… Si tu savais comme ton accueil me soulage… »

Elles étaient peut-être râpées, en effet, ces vieilles robes, mais Marcelle réussissait si bien à en dissimuler l’usure dans les plis de l’étoffe qu’elles semblaient encore fraîches.

— « Méchante, » avait simplement répliqué Jacqueline en l’entraînant.

Il n’y a qu’à réfléchir un instant sur certaines situations pour reconnaître malgré soi que si la double vue, — cette pénétration de pensée qui permet, prétend-on, de fouiller jusque dans les cerveaux — n’existe point, il s’échange tout de même parfois entre les êtres, d’une âme à l’autre, d’inexplicables et mystérieux effluves qui les font spontanément se deviner. Toutes deux, en se retrouvant, avaient senti cet effluve et éprouvé en même temps le besoin de s’y soustraire. C’est-à-dire que toutes deux avaient senti leur pensée soudainement traversée par l’image de Yves. Pourquoi ?… Chez Jacqueline, dont la pensée muette haletait sans cesse au souvenir de Yves, rien d’étonnant sans doute à ce que ce souvenir se fût subitement ravivé à la seule vue de Marcelle ; mais chez Marcelle elle-même, pourquoi le même souvenir imprévu s’était-il présenté ?

Comme si elle eut craint de dévoiler ou trahir quelque sentiment qu’elle désirait taire et pour se cacher d’avance de tout regard, indiscret, Jacqueline avait entraîné Marcelle jusque dans l’ombre retirée de son boudoir de jeune fille.

— « Méchante, va, » répéta-t-elle de nouveau doucement… « Est-ce que cela m’importe l’état de tes robes, pourvu que je retrouve « dedans » ma même Marcelle ? S’il est vrai que nous n’avons pas eu l’occasion de beaucoup nous voir en ces derniers temps, c’est que j’ai été plus que de coutume retenue à la maison… L’habitude en est si vite prise d’ailleurs que, sais-tu, je me sens maintenant presque dépaysée hors de chez moi ?… On traverse des périodes comme ça… sans trop en saisir la raison »… Puis après un moment : « Cela ne t’est-il jamais arrivé ?… »

— « Oui,… seulement… » et Marcelle s’était arrêtée un instant sur ce sous-entendu… « Seulement, j’en connaissais toujours l’explication. »

Il y avait quelque chose de changé et qui tout à coup sonnait étrangement faux entre elles. Toutes deux le perçurent. Certes, avec sa délicatesse extrême de femme, jamais Marcelle n’aurait osé, malgré son intimité avec Jacqueline, toucher à ces mystérieuses choses de l’âme qu’une sorte de pudeur retient de confier, mais quand l’amitié a laissé secrètement subsister dans un cœur assez d’invisibles germes pour qu’ils se ravivent tout à coup avec ardeur, — selon qu’ils avaient fait chez elle, à deux étapes de son existence — tout ce qui menace d’en refroidir l’intensité ou d’en modifier le caractère suscite une réelle angoisse.

C’est devant cette constatation imprévue que Marcelle s’était arrêtée. Un point lui apparaissait sur lequel Jacqueline voulait qu’elles fussent dorénavant étrangères l’une à l’autre.

Et pourquoi, mon Dieu ! cette déconcertante fissure dans leur intimité ? Ce que Marcelle venait de laisser en suspens dans sa phrase ne signifiait-il pas nettement qu’elle connaissait tout, qu’elle avait tout deviné chez Jacqueline : autant son amour pour Verneuil que son soudain attachement au foyer qui n’en était qu’une conséquence. Ne lui avait-elle même pas autrefois prédit cet état d’âme ? « Les jeunes filles commencent aussi souvent en apparence par détester que par aimer. » C’étaient les propres mots qu’elle lui avait dits. Et puis elle se sentait à ce moment si disposée à l’approuver ; elle qui, dans sa propre vie, ne s’était en somme appuyée que sur ces rares heures de bonheur.

Ne sachant quoi ajouter, elle aurait déjà voulu trouver un prétexte pour s’en retourner.

Jacqueline l’avait enveloppée dans un long regard divinatoire et perquisiteur. Et sans transition, sous l’explosion d’une révolte de sa pensée :

— « Toi aussi, Marcelle, tu crois que j’aime le docteur Verneuil ? » lui avait-elle dit en allant se jeter plutôt que s’asseoir à ses côtés.

Oh ! cette fois, comme l’ancien diapason s’y trouvait ; comme c’était bien la note intime et sincère d’autrefois qui avait repris de vibrer entre elles doucement. Marcelle n’avait pu réprimer un sourire heureux, moins à cause de la naïveté de la question, qu’à cause du saisissement de joie qui venait de la parcourir comme une caresse, en reconnaissant combien elles étaient toujours sœurs. Se contentant d’approuver d’un simple signe affirmatif de la tête, elle reprit avec une expression amusée du regard :

— « Et toi, Jacqueline, tu le crois bien un peu aussi ? n’est-ce-pas ? »

— « Non, Marcelle ; je ne le crois pas. »

— « Malgré l’opinion de tout le monde ? »

— « Malgré l’opinion de tout le monde, »… Elle avait réfléchi un instant… « Est-ce tout le monde, vrai, qui le croit ?… C’est aussi le sentiment de ta famille ? »

— « Mais oui ; jusqu’à ce bon vieux de Beaumont, dont tu connais l’intérêt pour toi, qui me l’affirmait il y a quelques jours. »

— « Yves t’a-t-il fait pareillement quelque observation ? »

— « Il est sans doute de l’avis général… Je t’affirme qu’il n’y a que toi, est-ce amusant ? qui ne veuille pas te ranger à cette opinion… Que voilà donc une petite Jacqueline qui a vite oublié les philosophiques leçons de notre bonne Sœur Sainte Marie Joséphine : « Vox populi… vox Dei. » C’est avec ce critérium accusateur qu’elle te confondrait en te mettant en conflit avec la Providence… Vox Dei… et voilà pourquoi notre Jacqueline est amoureuse du docteur Verneuil… très très amoureuse.

Jacqueline demeurait pensive.

— « Je te l’avais si nettement prédit pourtant… » avait repris Marcelle toujours souriante… « Si nettement prédit… Voyons, comptons : C’était en août, il y a deux ans, que je te faisais cette prophétie. Vous ne vous connaissiez même pas encore à ce moment, toi et Verneuil. Eh ! bien, de ce train, ma chère, tes noces devront tomber vers 9 heures, un mardi matin de l’automne prochain… Tu trouveras ça dans l’almanach du Peuple. Cela se calcule comme les éclipses, » acheva-t-elle dans une fusée de rire et avec une longue caresse affectueuse de petite mère qui se croit de l’expérience.

— « Oh ! ne ris pas ainsi, Marcelle… ne ris pas ainsi… Veux-tu ? » Jacqueline le lui avait presque demandé en grâce, tant elle avait mis de suppliante douleur dans sa voix.

Marcelle avait senti son sourire se fondre instantanément. Attendrie maintenant et sérieuse, elle répliqua :

— « Voyons, regarde-moi bien et raisonne un peu… Pourquoi te refuses-tu à l’avouer cet amour… fais-tu mine de n’y point croire ? Parce que nous t’avons un peu lutinée à ce sujet ?… Mais Verneuil est un parti très convenable et dont tu n’as nullement à rougir… » Et comme Jacqueline niait d’un roulement convaincu de la tête… « Folle, va, qui ignore que, en amour, les chemins qui y mènent le plus vite sont souvent les chemins de traverse par lesquels on calcule se dérober… Et tu ne veux pas que je m’en amuse un peu… moi, ta Marcelle, si prête toujours à t’approuver et à te défendre, quoique tu fasses ?… »

Elle s’était levée pour partir, ne voulant ni trahir l’émotion qui peu à peu la gagnait, ni pénétrer davantage dans ces méandres secrets de l’âme dont Jacqueline semblait encore à ses yeux ignorer et la profondeur et le mystère.

Mais Jacqueline s’était attachée à elle et l’avait retenue. — « Oui, c’est justement parce que tu es « ma Marcelle » que je ne veux pas, entends-tu, que je ne veux pas que tu crois… Les autres, le monde …que m’importe ce qu’il peut penser… Mais toi, chez toi, non, c’est trop… Je te le défends.