La Terre promise/III

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Alphonse Lemerre, éditeur (p. 81-114).


L’être moral en nous a, comme l’être physique, son instinct de conservation, avec des fougues d’inconscience toutes pareilles et de pareilles frénésies. Le geste soudain par lequel l’homme à demi noyé enlace les membres du nageur qui peut le sauver, cet indomptable geste où passe l’énergie entière de l’existence, n’est pas plus violent ni plus irraisonné que le mouvement de cœur qui nous pousse à de certaines secondes vers une certaine personne, dont il nous faut la présence comme il faut un appui à ce malheureux qui sombre, de quoi remonter du fond de l’abîme vers une bouffée d’air respirable. L’envahissement subit de tant d’images douloureuses en pleine lumière de félicité avait été précisément cela pour Francis : — la chute subite, la descente dans un gouffre où l’épaisseur énorme de l’eau sifflante et aveuglante s’écroule sur nous, de tous les côtés. Elle nous enveloppe à droite, à gauche ; elle fond sur nos pieds ; elle pèse sur notre tête. Certains souvenirs sont ainsi, même quand les émotions qu’ils représentent n’ont plus sur nous qu’une influence toute réflexe et rétrospective. S’abandonner à eux, c’est descendre trop avant dans sa vie, c’est perdre pied, c’est presque se sentir mourir au cher présent, à la saine lucidité de l’impression actuelle, c’est devenir à demi fou pour quelques instants. L’élan par lequel le jeune homme sortit de sa chambre, au soir de cette cruelle après-midi, pour aller vers le salon où il était sûr de revoir Henriette, fut bien cette passionnée, cette irrésistible étreinte du salut certain. Par quelle aberration venait-il de repenser, de revivre toute une portion sombre et maudite de son existence, quand il avait, à côté de lui, pour s’en purifier, une atmosphère bénie ? Il s’échapperait, il s’arracherait du funeste cauchemar où il venait de rouler, rien qu’en revoyant les yeux de sa fiancée, en écoutant sa voix, en éprouvant la sensation de sa réalité, de son souffle, de ses gestes, en la retrouvant aimante et souriante. Ce passé, dont il avait subi la hantise à nouveau pour quelques heures, qu’était-ce que l’ombre d’une ombre, le fantôme d’un fantôme ? Une femme est morte pour nous quand elle ne remue plus dans notre cœur ni le désir ni la jalousie, et Francis n’était-il pas bien sûr que Pauline n’exerçait plus sur lui cette double puissance par laquelle elle l’avait esclavagé autrefois dans ses actions et si longtemps dans ses souvenirs ? Il eût vu sur cette affiche de l’hôtel, à côté du nom de Mme Raffraye, celui d’un Armand de Querne ou d’un François Vernantes, en eût-il souffert une minute ? Non, évidemment. De quelle hallucination étrange avait-il donc été la victime ? Elle ne pouvait s’expliquer que par le coup de foudre d’une surprise absolument inattendue, tombant sur des nerfs déjà ébranlés. Il avait craint une vengeance de son ancienne maîtresse… Et laquelle ? Que pouvait la malheureuse ? Révéler à Henriette leur commun passé ? Montrer ses lettres en admettant qu’elle les eût gardées ? Soit ! Qu’apprendrait de la sorte sa fiancée ? Qu’il avait aimé avec un cœur sincère, droit et loyal même dans la faute, une créature de ruse et de trahison. L’honnête, la généreuse enfant trouverait là matière à souffrir sans doute, à souffrir beaucoup, mais non pas à le mépriser. C’était cependant la pire issue à laquelle les scélératesses les plus cruelles de Pauline pussent aboutir. Se servir de l’enfant ? Et pourquoi faire ? Lui prouverait-elle que la petite n’était pas la fille de Vernantes ou de Raffraye ? Ce serait un doute odieux pour lui, mais qui ne le troublerait pas dans ce qu’il savait, dans ce qu’il avait vu. La mince et sombre silhouette de la jeune femme voilée, descendant de fiacre à la porte du criminel rez-de-chaussée, n’était pas de celles qu’un serment efface de la mémoire d’un homme, — surtout quand cet homme n’aime plus. C’est en raisonnant de la sorte, ou mieux en se forçant à ne plus raisonner sur ce sujet, tant il éprouvait un besoin presque physique d’oublier ces tristes souillures, qu’il entra dans le salon de Mme Scilly. Son obsession de terreur panique se transformait en une fièvre de tendresse qui exaltait ses forces aimantes. Il trouva une première douceur à la familiarité par laquelle Vincent, le vieux domestique de la comtesse, ancien soldat d’ordonnance du comte demeuré au service de la veuve, lui demanda de ses nouvelles, avant de lui ouvrir la porte de ce salon, pièce de forme assez bizarre et comme distribuée en deux parties distinctes. Ménagé dans la tour romantique dont l’architecte du Continental avait enjolivé l’angle de cette grande bâtisse moderne, ce salon commençait presque en couloir, puis s’épanouissait en une large rotonde. Les trois fenêtres de ce fond circulaire permettaient, par les belles journées, de regarder ainsi trois des plus vastes horizons de Palerme. La mer à droite frémissait toute bleue, avec le passage des voiles blanches et des fumeux paquebots. En face se profilaient les palais du quai, les deux ports au delà, leur forêt de mâts et le sauvage éperon rouge du mont Pellegrino. Les toits de la ville, à gauche, les dômes des églises et les tours des clochers s’étendaient jusqu’à l’horizon fermé par le cercle de montagnes qui a fait donner à la grande plaine d’orangers et de citronniers où la ville repose le surnom de « Conque d’or ». À cette heure du crépuscule où les volets des trois fenêtres étaient fermés, quelle intime physionomie d’un délicieux home prenait ce retrait, encore isolé du premier couloir d’entrée par un paravent ! Trois lampes l’éclairaient : la plus grande qui rayonnait au milieu, et deux petites posées, l’une sur la cheminée, l’autre sur une table mobile auprès du feu paresseusement assoupi. Des étoffes anciennes, drapées de-ci de-là sur les meubles, le rangement même de ces meubles, ici des portraits dans leurs cadres, ailleurs des livres dans un casier mobile, plus loin quelque menu bibelot, partout des fleurs : des roses, des œillets, des mimosas dorés, un palmier dans un coin, dans un autre de grands bouquets lustrés de branches d’eucalyptus, — comme la jeune fille et sa mère avaient su l’art, avec des riens, de rendre personnel ce gîte de passage, très heureusement choisi dans ce vaste caravansérail cosmopolite ! On oubliait que l’on était à l’hôtel, dans une des cases d’un bâtiment aménagé par la spéculation pour une affluence de voyageurs encore à venir, si bien que de cet asile paisible les deux femmes n’entendaient aucune de ces rumeurs qui rendent pénible la promiscuité de séjours pareils. Elles étaient assises près de la cheminée quand Nayrac entra, occupées, Mme Scilly à une lecture, Henriette à une tapisserie qu’elle poursuivait sur un métier tendu devant elle, avec cette activité silencieuse et en apparence absorbée qui aide les femmes à tromper les plus dévorantes anxiétés intérieures. Ni l’une ni l’autre n’avait été avertie par le bruit de la porte assez éloignée qu’étouffait la grande portière de velours. Le jeune homme put donc rester immobile deux ou trois minutes, à contempler ce simple tableau qui contrastait tant avec les visions d’impurs rendez-vous où il venait de s’attarder. Si le bonheur n’a guère rencontré de peintres parmi la foule des poètes qui nous déroulent depuis des siècles le monotone roman de la pauvre âme humaine, c’est qu’il se contente de conditions bien naïvement innocentes. Il lui faut si peu d’éléments pour le décor de son idylle ! Depuis des semaines que Francis était fiancé à Henriette, il ne s’était pas blasé sur l’intense impression de volupté d’âme éprouvée le premier soir où il avait eu sa place en tiers dans la veillée de Mme Scilly et de sa fille. Lui qui avait si longtemps erré à travers le monde, si souvent connu la mélancolie des fins de journée à bord des bateaux ou dans des solitudes d’hôtel, le cercle de clarté projeté par les lampes autour de ces deux femmes lui avait tant réchauffé le cœur, le lui réchauffait tant à cette seconde ! Remué comme il venait de l’être par de si anciennes amertumes, il eût voulu demeurer des heures sur le seuil de cette porte, — des heures à se repaître l’âme de cette certitude que sa mauvaise jeunesse était très loin, et qu’il faisait partie de cette vie maintenant, si réglée, si pure, si simple, — des heures à lire sur le visage de sa fiancée le fervent amour dont il était l’objet. Pourquoi cette ombre sur ce beau front candide, ce voile sur ces chers yeux bleus, ce pli triste de cette bouche enfantine, sinon parce que la jeune fille le savait souffrant ? Et ce front se leva, ces yeux l’aperçurent, cette bouche s’ouvrît dans un cri léger. Une pâleur envahit ce visage, attestant chez sa sensitive, comme il l’appelait quelquefois par une caressante raillerie, cette sensibilité trop vive en effet, cette vibration trop forte sous la moindre secousse. Mais déjà Henriette était debout, elle avait marché vers lui.

— « C’est vous, Francis, » lui disait-elle, « Comment ne vous ai-je pas entendu entrer ? Il y a longtemps que vous êtes ici ?… »

— « Très longtemps, » répondit-il, et lui prenant la main : « Mais pardon de vous avoir effrayée… Je devrais tant savoir que ces petites surprises vous font mal… »

— « Un doux mal cette fois, » dit-elle en riant, « si vous êtes bien, » et elle insistait : « Dites vite comment vous vous sentez maintenant. J’ai eu peur que vous n’ayez pris ces vilaines fièvres dont on nous menace toujours. Nous vous espérions pour le thé et nous n’avons pas même osé faire demander de vos nouvelles… Vincent est allé écouter à votre porte, et, comme vous ne faisiez aucun bruit, il a pensé que vous reposiez. Vous avez le feu aux mains encore… »

— « C’était un peu de fatigue causée sans doute par ce soleil, » répliqua-t-il. « Mais elle est tout à fait passée, » et sa voix se fit insistante pour répéter : « tout à fait… Ce n’est même plus la peine d’en parler. Laissez-moi m’asseoir auprès de vous et racontez-moi comment vous avez employé cette après-midi, où vous vous êtes promenées… »

— « Nulle part, » interrompit la comtesse, « Henriette n’a jamais voulu sortir. Elle a recommencé de n’être pas raisonnable en s’inquiétant comme si vous alliez être vraiment malade. »

— « Vous me calomniez, maman, » dit la jeune fille à qui étaient revenues ses fraîches couleurs, « j’avais ma correspondance en retard et j’ai écrit des lettres toute l’après-midi… Voulez-vous les voir ?… »

Et très vite, sans attendre la réponse de Francis, elle avait pris, sur la table étroite où elle s’était arrangé un coin à elle auprès d’une des fenêtres, plusieurs enveloppes qu’elle lui tendait tout ouvertes. Dès les premiers jours de leurs fiançailles, elle lui avait demandé tendrement, comme une faveur d’affection, de lire les moindres billets qu’elle envoyait, — adorable instinct d’enfant amoureuse qui se donnait ainsi, sans rien réserver, avec cette prodigalité spontanée d’une âme pure qui peut tout montrer de ses pensées, qui s’enivre d’en tout montrer à celui qu’elle aime ! Elle mit à présenter à Francis ces pages par lesquelles elle avait trompé l’inquiétude des heures supportées sans lui, une grâce de soumission si jeune, si pénétrante, que les mains du jeune homme tremblaient un peu en ouvrant ces lettres l’une après l’autre. Comme elle savait, sans l’avoir appris, cet art d’aller au-devant des exigences même injustes et tyranniques d’un ami, — cet art qui veut que l’on soit toujours un peu trop tôt là où le moindre retard ferait souffrir, — cet art de dire toujours la parole attendue, justement celle-là et pas une autre, — cet art de se faire aimer en aimant, seul bienfait pour une âme déjà lasse, si facile à la souffrance, si rebelle à la caresse, — cet art de plaire sans jamais blesser, que Pauline autrefois avait tant méconnu ! Quelle confiance cette chère enfant avait à l’égard de son fiancé, si entière, si loyale, si ingénument touchante ! Et lui, quels secrets il gardait sur son esprit, même à ce moment, surtout à ce moment ! Avec quelle naïveté, dans ces lettres écrites à des amies, elle parlait de son bonheur ! Comme les rappels qu’elle y faisait de son existence de jeune fille, révélaient des souvenirs d’une irréprochable candeur ! Et il s’y retrouvait si aimé, aperçu dans une telle auréole d’estime, presque d’admiration, qu’il ne put pas continuer cette lecture. De véritables larmes lui vinrent, irrésistibles.

— « C’est de joie que je pleure, » murmurait-il, « c’est de voir ce que vous êtes pour moi, de trop le sentir… Toute ma vie pour vous payer de cette tendresse, ce sera encore trop peu !… »

— « Je peux mourir, » disait la mère quelques heures plus tard à sa fille agenouillée au pied de son lit, comme chaque soir, pour leur commune prière, « je te laisserai à quelqu’un que je sais vraiment digne de toi !… »

— « C’est à moi d’essayer d’être digne de lui, » répondait Henriette, « digne de son cœur. Il est si tendre. Vous avez vu comme il a été remué en lisant mes pauvres lettres… »

Elle se tut. Une idée l’avait saisie devant le trouble étrange de Francis, la seule qu’elle ne pût pas avouer à sa mère. Elle s’était souvenue du pressentiment de malheur dont il avait parlé le matin. Elle n’avait pas dit à son fiancé combien elle croyait elle-même à ce que la mysticité enfantine de son langage appelait la « double vue du cœur ». Sans doute ce même pressentiment avait de nouveau troublé le jeune homme, à la lecture de ces lettres où elle se disait si heureuse. Il avait prévu pour elle un grand chagrin et il avait pleuré. Mais quel pouvait-il être, ce chagrin, sinon une aggravation dans l’état de leur chère malade, et elle baisait en silence les blanches mains amaigries que la comtesse allongeait sur la couverture de laine rouge à nœuds de soie, — un travail qu’elle avait fini durant les quelques semaines passées à Palerme seules, et pendant que le vent de la mer environnait de sa plainte, comme ce soir, la tour du Continental. Quelle stupeur mélangée d’une indignation épouvantée la pure enfant aurait éprouvée, si, perçant du regard les murs qui la séparaient de Francis, elle l’avait vu assis à sa table, le front dans la main, et se préparant à écrire, — à qui ?… Lui aussi entendait le vent croître et décroître, s’en aller, revenir. Il voyait Henriette écoutant cette plainte, — et une autre femme. Maintenant qu’il avait pu réagir contre la secousse dont l’avait frappé la première nouvelle du voisinage de son ancienne maîtresse, il commençait de ne plus traduire cette idée uniquement par des images qui se rapportassent à leur commun passé. La réalité actuelle et précise s’imposait a lui, et, au lieu de voir la Mme Raffraye d’il y a neuf ans, il essayait enfin de se figurer celle d’à présent. Il se demandait dans quelle portion de l’hôtel elle habitait, ce qu’elle faisait à cette heure, quel projet elle remuait dans sa pensée ? Il était entièrement remis de cette panique affolée qui avait déconcerté en lui toutes les puissances raisonneuses, et, sitôt rentré dans sa chambre, il s’était retrouvé capable de la froide lucidité qui établit le décompte exact d’une situation, si pénible soit-elle. Il avait eu le bon sens de se dire qu’après tout Pauline pouvait n’être arrivée à Palerme et au Continental que par hasard. De telles rencontres se produisent rarement, mais elles se produisent, et de plus invraisemblables. Il y avait donc crois cas à examiner : ou bien Pauline était venue avec intention et pour lui faire du mal, c’était le premier. Ou bien elle était venue sans intention, mais une fois qu’elle apprendrait sa présence à lui et son bonheur, le démon de la rancune et de la vengeance la pousserait à quelque perfide démarche, c’était le second. Ou bien enfin, cette nouvelle la laisserait indifférente, parce qu’il était réellement oublié d’elle. Dans l’une comme dans l’autre de ces trois hypothèses, il était urgent qu’il prît l’avance et qu’il sût avec certitude si elle voulait la guerre ou la paix. Il parerait le coup si elle avait jamais l’idée de le frapper, comme elle pouvait le faire, en torturant sa chère fiancée par une dénonciation anonyme ou d’anciennes lettres de lui communiquées. Si au contraire ce dangereux voisinage devait être absolument inoffensif, une fois certain de cette innocuité, il n’y penserait même plus. C’est alors et devant l’évidente nécessité d’une explication, que Francis avait conçu l’idée de la démarche la plus étrange, la plus capable de poser tout de suite les relations forcées que lui imposerait la présence de Mme Raffraye sur leur vrai terrain. Il s’était décidé à lui écrire. Que risquait-il ? Éviter la cruelle impression de sa présence, il ne le pouvait pas. Tôt ou tard il lui faudrait maintenant se trouver face à face avec Pauline. En provoquant au contraire cette rencontre, il y gagnerait non seulement d’être fixé lui-même sur elle, mais de la fixer, elle, sur son pouvoir, si elle s’imaginait en conserver sur lui. Il y avait encore, dans l’espèce de fièvre d’action que prouvait cette démarche, un autre besoin si secret et si obscur qu’il ne se l’avouait pas, celui de se convaincre que les troubles d’incertitude qui avaient grondé autrefois en lui à la pensée de la petite fille de Mme Raffraye, n’existaient plus. Il avait donc pris son papier et sa plume. Mais qu’il était difficile à composer, ce billet ! Il en avait multiplié les brouillons, dans un va-et-vient de mouvements contradictoires, qui lui rappelait les terribles heures passées à Marseille, tant d’années auparavant, à écrire une lettre d’une autre nature, celle après laquelle tout avait été fini entre eux. Il était une heure du matin quand il s’arrêta sur la rédaction suivante, d’une banalité qu’il jugea tout à la fois simple, digne et habile :

Je viens d’apprendre, madame, votre présence à Palerme. S’il m’était possible de vous être de quelque utilité, pour ces premiers jours de votre arrivée dans une ville étrangère, vous savez, n’est-ce pas, que celle qui fut la meilleure amie de ma sœur Julie me trouvera toujours empressé à son service ? Je vous serais infiniment reconnaissant si vous pouviez me fixer l’heure où il me serait permis de me présenter chez vous sans risquer d’être importun.

Et il signa, non sans que sa plume eût hésité une seconde à cet innocent mensonge de politesse : « Votre respectueux… » Fallait-il qu’il eût souffert par elle pour garder cette rancune, après tant de jours ! Ce billet n’avait pas seulement pour but de déterminer une explication immédiate avec Pauline. Il répondait à une autre nécessité que Francis entrevoyait comme presque aussi immédiate, celle d’avouer à Mme Scilly et à Henriette qu’il connaissait la jeune femme. Il voulait, sur ce point aussi, la devancer. Il avait donc arrêté avec lui-même qu’aussitôt après avoir fait porter sa lettre chez Mme Raffraye, il parlerait d’elle à ces deux dames comme d’une amie de sa sœur, arrivée inopinément à Palerme. Le lendemain matin, et après qu’une nuit relativement calme eut succédé à cette journée d’agitations contradictoires, il trouva bien en lui la force d’exécuter la première partie de ce programme, et dès neuf heures la lettre était remise chez Mme Raffraye. Mais midi sonnait qu’il en était encore à prononcer la phrase qui devait irréparablement mêler son passé à son présent sous le patronage de la plus sacrée mémoire. Henriette, dans la délicatesse tendre de son amour, gardait une reconnaissance presque idolâtre à tous ceux qui avaient été bienfaisants pour à fiancé, et elle nourrissait un culte particulier pour la sœur de Francis. Inévitablement elle en reporterait quelque chose sur l’amie de la morte. Cette idée fit soudain horreur au jeune homme. Et puis, de prononcer certains noms devant certaines personnes, n’est-ce pas une vraie profanation ? Il recula donc, en se disant qu’il parlerait après et d’après la réponse de Pauline. Ayant envoyé son billet vers les neuf heures, il avait compté que cette réponse lui serait remise avant le déjeuner. Le déjeuner était fini, la réponse n’était pas venue. Les dames Scilly sortirent en voiture avec lui pour prendre un peu de soleil et d’air, comme d’habitude, et leur promenade se prolongea dans le vaste parc royal de la Favorite jusqu’à la plage de Mondello, à plus de deux lieues de la ville. Il était près de cinq heures quand ils se retrouvèrent au Continental. Pas de réponse encore. Le gong retentit pour le dîner, toujours pas de réponse. Francis était trop voisin de sa panique de la veille pour que ce silence ne recommençât point de lui donner un peu d’appréhension. Dans les situations fausses, tout ce qui est inconnu paraît si vite menaçant. Que signifiait ce silence ? Quel parti pris d’entière indifférence ou d’hostilité préméditée ? Et voici qu’à cette table du dîner, dressée chaque soir dans le salon en rotonde où tenait toute la vie des deux femmes et toute la sienne, une phrase de la comtesse lui fit battre le cœur d’un battement presque aussi fort qu’avait fait la veille la vue du nom de Mme Raffraye sur la liste des étrangers :

— « Il paraît, » disait-elle sans se douter du contre-coup que chacun de ses mots éveillait dans le cœur du jeune homme, « qu’il est arrivé une dame française à l’hôtel, si malade, qu’elle fait peine à voir. Elle est avec sa petite fille. Elles occupent l’appartement du troisième, juste au-dessus de nous… »

— « Ce sont elles sans doute, » répondit Henriette, « que j’ai remarquées dans le jardin de l’hôtel hier, une femme que je n’avais jamais vue, très pâle, avec de grands yeux et si tristes, et une enfant dont je n’ai pas aperçu la figure, mais qui a de beaux cheveux blonds avec des reflets bruns. »

— « Probablement, » continua Mme Scilly ; « c’est bien ainsi que Marguerite, en m’habillant tout à l’heure, m’en a parlé. La femme de chambre de cette dame et la bonne de la petite qui étaient à côté d’elle à table, deux braves paysannes françaises, affolées d’avoir été transportées en Italie, lui ont raconté toute l’histoire de leur maîtresse. Voilà des années que cette pauvre Mme Raffraye, c’est son nom, n’est pas sortie de la terre où elle s’est retirée à l’époque de son veuvage. La petite fille est née après la mort du père… S’il est vrai, comme disait toujours mon mari, que les discours de nos serviteurs nous jugent, cette dame doit être une sainte, car ces deux vieilles filles avaient, paraît-il, les larmes aux yeux en racontant que c’est la providence de ce pays, un coin perdu dans les montagnes du Jura. Comme on s’attache pourtant au pays le plus sauvage lorsqu’on y répand du bien !… Il a fallu que les médecins lui fissent du séjour dans l’extrême Midi, comme à moi, une question de vie ou de mort pour qu’elle consentît à partir… »

— « C’est si beau, » dit Henriette, « ces fidélités dans l’amour plus fortes que tout, que le temps, que le sort, et qui ne laissent plus de place qu’à la charité !… Chère mère, c’est notre compatriote, et si nous pouvions lui être de quelque secours… »

— « J’y ai déjà pensé, » reprit Mme Scilly, « mais ces grandes douleurs rendent très farouches quelquefois ceux qu’elles éprouvent !… Je n’ai plus ton âge, mon enfant, et je ne peux pas dire que j’en approuve l’excès, surtout quand il y a là une innocente enfant qui n’a pas demandé à vivre et qui n’a que nous. On lui doit de dompter cette folie de regrets… Mais je comprends ton impression. Ce n’est pas d’une âme vulgaire de pratiquer ainsi le rien ne m’est plus, plus ne m’est rien de cette princesse du moyen-âge qui avait perdu ce qu’elle aimait… C’est encore plus étonnant lorsqu’il s’agit d’une jeune femme à la mode. Car il paraît, toujours d’après Marguerite, qu’autrefois cette Mme Raffraye vivait à Paris, et tu vas reconnaître son style : elle avait hôtel, toilettes, équipages et tout… Traduit en bon français, cela signifie sans doute qu’elle était très élégante et très mondaine… » — « Qu’est-ce que pèsent ces vanités, » interrompit Henriette en regardant devant elle de ce regard par lequel l’enthousiasme des êtres jeunes semble prévoir et défier la destinée, « lorsqu’on est frappée si cruellement ? Et quand on n’a plus personne pour qui se parer, à quoi bon ?… »

Pouvait-elle mieux s’offrir à Francis, l’occasion de dire qu’il connaissait la femme dont Mme Scilly et sa fille racontaient, ou plutôt interprétaient l’histoire, avec leur âme naïve, si délicate, si prompte à admettre comme naturelle la plus rare des beautés morales : le romanesque dans l’honnêteté ? Il ne le saisit pourtant pas, ce prétexte qui ne devait plus, qui ne pouvait plus se représenter, et quoique de le laisser passer fût dangereux, au cas où une rencontre aurait lieu entre Henriette et Pauline. Comment expliquerait-il alors son silence si jamais Mme Scilly savait que Mme Raffraye avait été l’amie intime de Mme Archambault ? Se taire à cet instant, c’était se condamner à de terribles difficultés peut-être. C’était assurément commettre un premier grand mensonge vis-à-vis de sa fiancée. Mais où eût-il pris la force de parler ? D’abord l’émotion de cet événement, cependant bien simple, avait comme paralysé sa présence d’esprit. Nous sommes ainsi, prévoyant des complications infinies, et nous ne nous attendons pas à ces humbles, à ces quotidiennes aventures : le racontar d’une vieille femme de chambre familière qui a bavardé avec une compatriote à la table de l’office et qui bavarde une seconde fois en babillant sa maîtresse pour le dîner. Ce saisissement de la première minute aurait vite passé, et la phrase naturelle : « Mme Raffraye ?… Mais j’ai connu une amie de ma sœur qui portait ce nom… » lui serait venue aux lèvres si d’entendre l’éloge de sa perfide maîtresse par ces deux femmes qu’il respectait si profondément, ne lui eût causé une espèce d’indignation peu généreuse, mais violente, irrésistible et trop naturelle ! Qui a pu avoir été trahi comme il croyait l’avoir été et ne pas étouffer de colère intérieure contre l’hypocrisie de celle qui, ayant trouvé le moyen de nous faire si mal, a trouvé aussi celui de se garder un tel masque d’honneur et de délicatesse ? Il comprit du coup que la répugnance qu’il avait éprouvée à parler de Pauline devant sa fiancée n’était rien à côté de l’horreur que lui inspirerait l’entrée de cette abominable comédienne dans ce salon, auprès de ces deux naïves et saintes créatures. Il ne douta pas, il ne voulut pas douter une seconde que le langage des deux femmes de chambre ne fût une leçon apprise, lui qui savait combien était mensonger le récit de ces soi-disant douleurs de veuve. Et cependant il avait suffi pour qu’Henriette, dans son innocence, parlât d’un rapprochement possible, presque d’une amitié avec cette dangereuse intrigante qui avait dû avoir des motifs pour faire raconter d’elle une pareille imposture. Quels que fussent ces motifs, Francis possédait un moyen très simple de les contrecarrer d’une manière souveraine et définitive, s’ils étaient dirigés contre lui. Et quelle folie de n’avoir pas pensé tout de suite à ce procédé, brutal mais décisif, qui le mettait à l’abri de toutes les roueries de cette femme, que sa présence à Palerme fût ou non fortuite ! Il n’avait qu’à demander un entretien à Mme Scilly et à lui faire sa confession générale. Qu’il avait été peu raisonnable de ne pas agir ainsi tout de suite, au lieu de trembler comme un criminel, d’écrire à Mme Raffraye comme un enfant et de se préparer des crève-cœur tels que celui de cette conversation ! Une fois la comtesse instruite de tout, que deviendraient les plans les plus machiavéliques, auxquels elle opposerait la volonté d’une mère qui ne veut qu’on touche au bonheur de sa fille et de son fils ? N’était-il pas son fils en effet ? Ne l’aimait-elle pas d’un amour de mère ? Ne le lui prouvait-elle pas à chaque heure du jour, à ce moment même, car, l’ayant vu absorbé durant tout le temps du dîner et le visage empreint de souci, elle lui demanda, en lui prenant le bras pour se lever, et comme elle demandait si souvent à sa fille, avec cette inquiétude du moindre détail qui est la puérilité sublime des affections profondes :

— « J’ai peur que vous ne vous ressentiez encore de votre indisposition d’hier, mon bon Francis ?… »

— « Oui, » dit Henriette, « vous avez l’air si las, si abattu. Quelle imprudence de ne pas avoir consulté le docteur quand il est venu pour maman, ce soir !… »

— « Comme elles m’aiment !… » se disait le jeune homme, après s’être défendu de se sentir souffrant, avec cette fausse gaieté qui n’a jamais complètement trompé une vraie sollicitude. Aussi la comtesse et sa fille ne cessèrent-elles pas, durant toute la soirée, de jeter les yeux sur lui à la dérobée, et toutes deux étaient déjà trop habituées à lire dans sa physionomie pour n’y pas discerner les allées et venues d’une anxiété. C’était assez pour qu’elles devinssent à leur tour incapables de cette conversation prise et reprise librement, sans arrière-pensée ni sous-entendus, qui était la douce habitude de leur intimité. Pour la première fois depuis l’arrivée de Francis à Palerme, les deux femmes et le jeune homme sentirent s’abattre dans l’atmosphère du salon où ils passaient leurs paisibles jours ces étranges, ces imbrisables silences, qui annoncent à de chers foyers la menace de quelque redoutable crise. Toutes choses demeurent les mêmes autour des mêmes visages, et tout semble changé. Ce sont des heures d’un malaise intense et plus pénible pour ceux qui en connaissent les causes secrètes. Aussi, lorsque, au milieu de cette interminable soirée, Henriette se mit au piano pour tromper par un peu de musique l’incompréhensible énervement dont la contagion la gagnait, Francis fut-il soulagé d’un poids bien lourd. C’était pour lui d’ordinaire une volupté d’âme infinie que d’écouter ainsi sa fiancée. Tout l’être moral de la jeune fille se révélait, se faisait comme palpable, à la manière sérieuse, simple et pourtant émue dont elle interprétait les maîtres qu’elle préférait. Il y avait dans son jeu de la conscience, de la loyauté, tant l’étude en avait été patiente et tant son horreur du mensonge se manifestait rien que par sa crainte de dépasser son émotion en l’exprimant. Certains fragments de Beethoven, joués de la sorte, semblaient au jeune homme une piété, une bénédiction descendue d’elle, comme si cette créature de noblesse et de tendresse lui eût imposé les mains. Mais dans les dispositions où il se trouvait, ce magnétisme d’harmonie le troubla davantage au lieu de l’enchanter. Il avait pris un grand livre à gravures, la célèbre suite de vues de Sicile du vieux duc de Serra di Falco, et il le feuilletait avec une apparence d’attention d’autant plus invraisemblable que Mme Scilly et Henriette lui en avaient montré dix fois toutes les planches. Cette attitude du moins lui permettait de reprendre le fil de ses pensées, interrompues par la question de ses deux compagnes et par la nécessité de tromper une sollicitude trop facilement éveillée. Il en revenait au projet subitement conçu à table, celui d’un aveu à la comtesse, et il la regardait par-dessus les pages de son livre, occupée maintenant à continuer la tapisserie commencée par sa fille. Il étudiait ce visage amaigri et comme usé, mais où les souffrances de la maladie n’avaient pas altéré la fierté. Comme il arrive lorsque à la veille d’un entretien difficile on s’en figure à l’avance le détail, afin de s’éviter toute maladresse, Francis se mit à se représenter son tête-à-tête avec la noble femme. Il voyait son histoire comme reflétée dans cette intègre conscience. Que dirait pendant cette confession ce douloureux visage où la résignation religieuse se lisait à chaque ride ? Que diraient ces yeux surtout, dont les prunelles bleues, du même bleu que celles d’Henriette, révélaient une si pure, une si irréprochable ferveur ? Il s’entendait prononçant les premières paroles de son récit et déclarant d’abord qu’il connaissait cette Mme Raffraye dont on avait parlé la veille. Comme ce visage et ces yeux seraient à la fois étonnés et indulgents à ce début de leur entretien ! Comme ils s’assombriraient, d’étonnement toujours et de mélancolie, quand, ayant marqué l’importance qu’il attachait à cette confidence, il détaillerait son aventure ! Que serait-elle pour la conscience rigide de la comtesse, sinon une abominable histoire d’adultère ? Il se défendrait. Il raconterait la sincérité de son ardeur. Il ferait comprendre à cette femme qui ne connaissait de la vie que les devoirs, cet irrésistible attrait exercé sur la jeunesse par la passion. Certes, cette première partie de son récit lui coûterait, mais il était sûr que Mme Scilly s’y laisserait toucher, surtout quand elle saurait par quelles tortures il avait expié cette coupable intrigue. Il l’initierait au martyre de sa jalousie. Il referait avec elle, étape par étape, comme il l’avait fait tant de fois en souvenir, et la veille encore, son chemin de la croix jusqu’à la station suprême. Il lui expliquerait comment il avait été trahi presque sous ses yeux, et son désespoir quand il avait vu descendre de fiacre à la porte du rez-de-chaussée de son rival cette frêle forme voilée où il avait reconnu Pauline. Il dirait comment il avait rompu, sans rien cacher de sa brutalité, puis comment la volonté d’assurer à cette rupture un caractère définitif l’avait maintenu si longtemps loin de Paris dans les tristesses d’une étrange existence errante. Le noble visage et les yeux profonds de la mère d’Henriette le plaindraient encore de tant de misère. Cette seconde partie de son triste roman serait donc délicate, mais possible à raconter. — Il faudrait arriver à la troisième, au récit de l’époque qui avait suivi son retour. Il dirait son entretien avec Mme de Sermoise et la manière dont il avait appris la naissance de l’enfant. Les yeux de Mme Scilly, de la chrétienne qui n’avait jamais failli, se lèveraient vers lui. Qu’y lirait-il ? Quelle question lui poserait cette bouche au pli austère ? Il en avait si souvent entendu tomber des phrases de pitié, ce soir encore, sur ces pauvres petits êtres à qui l’on doit tout, parce qu’ils n’ont pas demandé à vivre. Elle lui dirait : « Comment est cette enfant ? » Il répondrait : « Je ne l’ai jamais vue. » Les yeux de la comtesse le regarderaient de nouveau. De quel regard, et comment le supporterait-il ? Non, jamais la dureté apparente de son abandon, qui n’était pourtant qu’une justice, ne serait comprise par cette âme de charité. Cette mère qui avait vécu uniquement pour sa fille lui dirait : « N’y eût-il qu’une chance pour que cette pauvre enfant fût la vôtre, vous deviez en tenir compte. » Il est si facile de parler ainsi quand on vit exempt de la passion et de ses âcre morsures ! Comment faire entendre à une femme comme celle-là que cet implacable silence où il s’était renfermé avait pour principe l’excès même de son amour ? S’il n’avait pas tant aimé Pauline, il n’aurait pas tant souffert du doute, et il n’aurait pas gardé cette rancune des blessures mal guéries qui l’avait empêché de jamais se rapprocher d’elle. « Mais, si la mère était morte, » dirait de nouveau le juge, « vous auriez donc laissé cette petite fille, votre petite fille peut-être, abandonnée à n’importe quel hasard ?… » Il lui répondrait : « Mais elle n’est pas ma fille… » Et la noble femme lui répondrait peut-être cet atroce : « Qui sait pourtant ?… » qu’il se disait quelquefois à lui-même et qui lui faisait tant souhaiter de ne jamais rencontrer cette insoluble et vivante énigme ! « Avez-vous cherché au moins, » continuerait Mme Scilly, « à vous rendre compte de la manière dont Mme Raffraye usait de sa liberté ? Un caractère se tient cependant, et ce que nous avons appris d’elle aujourd’hui n’est pas d’une malhonnête femme… » Protesterait-il ? Entreprendrait-il de démontrer à cette sainte l’hypocrisie atroce qu’il entrevoyait dans ce récit mensonger d’une vieille femme de chambre bien stylée ? De cette hypocrisie non plus il n’avait pas de preuves… « Cet entretien serait trop pénible, » conclut-il au terme de cette soirée où les gémissements et les langueurs de la musique jouée par Henriette s’étaient traduits pour lui dans cet étrange dialogue. Il en avait presque entendu certaines phrases, tant l’hallucination intérieure avait été intense, « Trop pénible, » se répéta-t-il tout haut, quand il fut seul. Sa chambre où il s’était retiré lui rappela le billet écrit vingt-quatre heures auparavant… « Je serais un fou de provoquer une pareille scène, » pensa-t-il, « quand je ne suis pas sûr qu’elle ne puisse pas être évitée. Rentrons dans la réalité positive. Et d’abord Mme Raffraye ne m’a pas répondu. Voilà le fait indiscutable. Pourquoi ? » L’idée qui lui avait, une fois déjà, traversé l’esprit, revint plus précise : « Après tout, elle peut n’être venue ici que par hasard, et avoir une horreur de nouvelles relations avec moi égale à mon horreur de nouvelles relations avec elle. Ce silence signifierait cela : nous ne nous connaissons plus… S’il en était ainsi, quel besoin de parler à Mme Scilly ?… Et il en est ainsi… » Il le souhaita soudain si violemment que l’intensité de ce désir fit certitude devant son esprit. « Que ses domestiques disent du bien d’elle, qu’est-ce que cela prouve ? Qu’elle est assez rusée, assez fausse pour avoir, à la mort de cet odieux Raffraye, joué la comédie de la grande douleur. Mais, de cette comédie à une présentation en règle, il y a de la marge. Non, elle ne veut plus me connaître, et, par conséquent, elle ne voudra pas davantage connaître Mme et Mlle Scilly qu’elle ne peut fréquenter sans me voir. Et d’ailleurs où se ferait cette présentation ? Ces dames mangent dans leur salon. Malade comme elle doit l’être pour qu’on l’ait envoyée si loin, elle mange certainement aussi chez elle. Ces dames ne vont jamais dans la salle de lecture. Elle ne doit pas beaucoup y aller. Nous n’avons aucune relation dans la ville. Il ne reste plus pour lier connaissance que les hasards du corridor et de l’escalier. Allons, j’avais eu peur trop tôt, et, dans tous les cas, il vaut mieux attendre. »

Il s’encourageait lui-même de la sorte, et il se croyait de bonne foi. Vingt-quatre nouvelles heures ne s’étaient point passées qu’il ne pouvait plus garder cette illusion. Ah ! Ces rencontres de corridor et d’escalier, possibles, probables, certaines, malgré l’amplitude de l’hôtel, et qu’il avait jugées peu dangereuses, il devait vite comprendre et sentir qu’elles étaient précisément le contraire ! Il semblait bien que la volonté déterminée de Mme Raffraye réduirait à cet unique ennui les relations actuelles de cet inattendu et odieux voisinage. Non seulement pendant ces vingt-quatre heures elle avait continué de ne pas répondre, mais tout de suite ses deux femmes de chambre avaient cessé de manger à l’heure et à la table des domestiques. Ce petit détail, par lui-même insignifiant, prenait pour Francis une portée singulière. Ne prouvait-il pas que la maîtresse avait su les conversations des servantes entre elles et qu’elle entendait qu’aucun rapport, même de cet ordre, ne s’établît entre l’appartement du troisième étage qu’elle occupait et celui du second où habitait la comtesse ? Tout s’arrangeait donc en apparence pour le mieux des intérêts du jeune homme, et même le souci que son imprudente anxiété de physionomie durant cette soirée tourmentée avait éveillé chez sa fiancée, et qui eût pu aboutir à la plus douloureuse inquisition, s’était dissipé aussitôt. Il lui avait suffi de la trouver seule vers les neuf heures du matin dans le salon où la table à thé déjà dressée les attendait. Un mot, un regard, un serrement de main avaient calmé la douce enfant. La plus fausse des situations qu’il eût pu imaginer semblait donc ne pas porter de conséquences, et il aurait dû par suite retrouver aussitôt le plein équilibre de son bonheur. Mais non, dès ce matin-là, et rien qu’en se rendant de sa chambre à ce salon, quarante pas avaient suffi pour lui faire comprendre combien son ancienne maîtresse gardait le pouvoir de le bouleverser, même sans agir, par sa seule existence. Y aurait-il, dans certaines douleurs trop prolongées, une véritable lésion de nos nerfs ou de notre cerveau, et qui, même cicatrisée, laisserait après elle la trace sensible que laisse une blessure fermée trop tard ? Ou plutôt n’était-ce pas qu’il ne pouvait penser à Pauline sans penser à quelqu’un d’autre ? Pendant une demi-minute il s’était arrêté pour regarder les marches de l’escalier qui montaient entre des bambous et d’autres plantes exotiques vers l’étage d’en haut, et il n’avait pu se retenir de penser, dans l’éclair de cette seconde : « Si pourtant je les voyais descendre… » En imagination deux femmes lui étaient apparues. L’une, il la reconnaîtrait au premier regard. Ce serait la Pauline d’autrefois, — celle qu’il avait laissée si jeune encore, si royalement jeune et belle dans sa pâleur et sa fragilité, — mais touchée, lassée, épuisée, vaincue par la vie. Et elle tiendrait par la main la petite fille. Quels yeux aurait-elle et quels traits, cette enfant dont il ne savait rien, sinon qu’elle vivait, qu’elle respirait, que ses pieds avaient posé la veille sur le tapis rouge de ce banal escalier de marbre, que son visage inconnu avait été encadré par ces feuillages ? À cette simple idée il avait senti comme une main lui serrer le cœur, et cette étrange impression avait été assez cruelle pour qu’il se hâtât vers le salon. Lorsqu’il en sortit, vers les dix heures, et qu’il repassa sur le même palier, devant les mêmes marches du même escalier, la même idée lui vint et la même impression, puis à midi. Elle fut plus forte encore au moment du départ pour la promenade, quand il se trouva passer là avec la comtesse et sa fiancée. Qu’Henriette était jolie à cette minute, toute blonde et gaie de sa gaieté heureuse, et que ses yeux bleus se tournaient vers son aimé avec confiance et sérénité ! Comme la fraîcheur rose de son teint riait parmi les arbustes, et qu’il l’aimait ! Ah ! Qu’il l’aimait ! et comme il lui en donna une preuve qu’elle ne soupçonna point, en forçant, lui aussi, sa bouche à sourire, au moment même où l’appréhension de l’inévitable rencontre remuait à une telle profondeur certaines cordes douloureuses de son âme !

Mais dominer sa physionomie, ordonner à son regard de se taire, à ses lèvres de plaisanter, se masquer enfin d’indifférence ou de bonne humeur, ce n’est pas vaincre sa pensée, et quand, en rentrant de la promenade et une fois la porte de l’hôtel franchie, Nayrac l’eut retrouvée là, cette pensée, toujours la même, toujours accompagnée de la même indomptable émotion : « Si j’allais les rencontrer ?… » il acheva de se convaincre que Pauline Raffraye n’avait pas besoin de le persécuter, d’intriguer, de s’insinuer dans l’intimité de Mme Scilly pour lui détruire toute sa tranquillité, ce que sa fiancée appelait, avec une caressante mièvrerie : leur « beau fixe ». C’était assez qu’elle fût sous le même toit que lui, assez qu’il pût, qu’il dût immanquablement se rencontrer face à face avec elle. Et, retiré de nouveau dans sa chambre, après une soirée où cette fois il avait du moins pu continuer sa comédie de calme, — Dieu ! Quel effort que ces mensonges-là pour un cœur qui aime ! — il lui fallut se rendre à l’évidence : il ne pouvait pas, il ne pourrait plus retrouver en lui cette sensation de bonheur absolu qui était la sienne, si peu de jours auparavant, lorsqu’il se promenait par un si clair matin avec Henriette dans les allées enchantées de la villa Tasca. Il allait et venait dans sa chambre, plus troublé encore par cette évidence : il ne chérissait pas moins passionnément la jeune fille. Il ne redoutait aucune embûche de la part de Pauline. Il n’éprouvait pour cette dernière aucune de ces secrètes brûlures du cœur qui nous prennent quelquefois, même dans un amour nouveau et heureux, au souvenir d’anciennes tendresses, comme pour nous attester que jamais on ne cesse tout à fait d’aimer ce que l’on a une fois aimé à une certaine profondeur. Non, ces divers principes d’émotion étaient muets en lui, et une invincible anxiété lui serrait le cœur. En descendant au fond de lui-même, il trouvait que cette anxiété avait pour premier principe le malaise causé par les détails sur la vie de Pauline à la campagne, dont Mme Scilly avait été le naïf écho. Il avait beau se répéter qu’ils étaient mensongers. Ils lui eussent donné un tel accès de remords, s’ils lui eussent été démontrés vrais, qu’ils le troublaient, à seulement y songer ! Et il se sentait plus faible pour résister à l’autre principe de cette grandissante anxiété, à cette chance, — une sur vingt, sur cent, sur mille, — mais cette chance tout de même, que la fille de Mme Raffraye fût aussi la sienne. Cette possibilité affreuse, il l’avait toujours entrevue, elle l’avait obsédé, il en avait toujours secoué la pensée. Encore hier, et avant-hier, dans les premiers moments qui avaient suivi l’annonce de la présence de Pauline, il n’avait pas compris que par-dessous tout le tumulte de ces folles hypothèses, c’était le point vraiment malade de son cœur, et que le drame réel était là, dans cette certitude d’une confrontation avec cette enfant qu’il avait toujours fuie ; et devant cette certitude et les angoisses d’attente qu’elle évoquait en lui, même le magnétisme sacré de son grand amour à l’égard d’Henriette demeurait impuissant.