La Terre promise/IV

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Alphonse Lemerre, éditeur (p. 115-145).


Enfer des sentiments doubles ! Funeste labyrinthe des complications du cœur ! Le jeune homme vous souhaite, à cet âge, naïf même dans les pires fautes, où l’orgueil de la vie se manifeste par le rêve des émotions rares, par la recherche des joies et des douleurs privilégiées. L’homme qui a passé trente ans vous hait de tout le culte qu’il porte à la vérité. Son désir se tourne alors vers le paradis des affections simples. Il sait que le bonheur réside uniquement dans le don absolu et loyal de tout notre être à un seul être, — don sans réserve où nous ne cachions rien de nos pensées, où nos moindres idées, nos moindres impressions aillent naturellement vers cet être, comme toutes les gouttes d’eau de tous les fleuves roulent vers la mer. Il sait cela, mais trop tard. Il le conçoit par l’esprit, ce sentiment simple et complet. Hélas ! Pour en jouir il faudrait redevenir l’enfant de vingt-deux ans qui aime une enfant de dix-huit ans et qui l’épouse, et tous les deux se prodiguent l’un à l’autre cette même fraîcheur de l’âme, cette même virginité du cœur qui n’a jamais battu, de la bouche qui n’a jamais menti, des sens qu’aucune fièvre coupable n’a brûlés. Ces conditions du grand amour, combien d’entre nous en méprisèrent les trop humbles délices quand ils commencèrent de sentir ! Combien ont voulu cueillir le fruit de l’arbre maudit, goûter, savourer la science du bien et du mal ! Et ce sont pourtant ces humbles délices qu’ils essaient de posséder à nouveau, quand ils demandent au mariage ce que les passions ne leur ont pas donné, affamés de vertu, de sincérité, d’innocence retrouvée. Pour quelques-uns, cette rentrée dans la voie droite s’accomplit sans trop d’effort. Pour d’autres, non. Il semble que leurs fautes d’autrefois les tiennent prisonniers, ceux-là, et qu’une justice vengeresse leur interdise de reconquérir ce qui fait le lot le plus commun, presque le plus vulgaire. Ah ! Cette honnêteté dans l’amour, comme Francis en avait reconnu le prix durant ces quelques mois de sa naïve idylle ! Il allait le reconnaître davantage maintenant que, par prudence, par faiblesse, par honte aussi et par peur devant les conséquences d’un difficile aveu, il avait repris le chemin du mensonge. Mensonge à l’égard de sa fiancée auprès de laquelle il se condamnait à une comédie de sérénité qui constituait un véritable crime de lèse-tendresse. Nourrir au fond de soi une anxiété pareille et s’en taire, n’était-ce pas manquer à ce contrat sentimental que la race anglaise, cette race qui a le culte, le fanatisme de la loyauté, a défini dans cette formule si profonde de ses mariages : for better, for worse, — pour le meilleur et pour le pire ? Mensonge vis-à-vis de lui-même ! Car, en n’adoptant pas une résolution simple et définitive, il cessait de pouvoir répondre en toute franchise de l’avenir de ses émotions. En acceptant d’avance cette idée d’une rencontre avec la fille de Pauline Raffraye, il se préparait à sentir le choc d’événements nouveaux que son strict devoir était d’empêcher. Le jour où il s’était lié à Henriette Scilly, ne s’était-il pas engagé à ce que son passé fût mort définitivement, irrémédiablement ? Y rentrer, même sous cette forme douloureuse, dès lors qu’il n’en prévenait ni sa fiancée, ni, à défaut d’elle, la mère, c’était une trahison qu’aucun sophisme ne justifiait. D’ailleurs ces événements nouveaux, au-devant desquels il se laissait rouler avec un mélange si particulier d’appréhension et de remords, ne lui donnèrent pas le loisir de se livrer au détail infini de ses scrupules. Ils furent trop rapides. Il se trouva aussitôt secoué, bouleversé, entraîné par des impressions plus fortes qu’il n’avait pu les prévoir. La première lui vint d’un incident trop naturel. Francis n’y avait pas pensé cependant, durant ces heures employées à se demander comment il supporterait de rencontrer Pauline Raffraye et la petite fille, soit seule, soit avec les dames Scilly. Il n’avait pas imaginé cette troisième hypothèse, qu’Henriette et la comtesse connaîtraient l’enfant sans lui et avant lui ; qu’elles s’y intéresseraient, qu’elles lui en parleraient, et que le premier renseignement exact sur la douloureuse énigme de cette naissance lui arriverait ainsi, apporté par la voix qui avait répandu la grande paix heureuse dans son cœur. Douce voix un peu étouffée de jeune fille, si musicale dans son murmure timide, qu’elle était chère au jeune homme, et qu’elle allait lui faire de mal !

Il n’y avait pas deux fois vingt-quatre heures que le malheureux garçon, si troublé, s’était rendu compte de la véritable raison de son trouble, et il constatait avec remords qu’à son appréhension de voir la fille de Pauline une maladive curiosité se mélangeait, un secret désir, presque un besoin… Ces deux journées et ces deux soirées s’étaient passées dans la même intimité tranquille qu’à l’ordinaire, du moins en apparence, car il n’avait plus commis aucune faute d’attitude. Mais qu’était devenue cette vérité du cœur, cette union dans la confiance réciproque, ce bonheur et cet honneur de ses fiançailles, dont il était si fier ? Il faisait de nouveau une bleue et transparente matinée de Sicile, et comme la vie, malgré le tumulte de nos drames moraux, continue à nous plier sous les petites exigences des démarches quotidiennes, Francis avait dû sortir, mais seul, pour une signature à donner chez le banquier auprès duquel il était accrédité. Cette solitude, d’une heure peut-être, lui avait été un soulagement. Quelle preuve du ravage aussitôt produit dans son amour par l’hypocrisie à laquelle il s’était décidé ! Comme ce mensonge lui pesait déjà et qu’il regrettait de n’avoir pas suivi son premier projet ! S’il eût parlé, peut-être Mme Scilly, qu’il savait capable d’énergiques résolutions, se fût-elle décidée à un départ commun pour une autre ville d’hiver, à un voyage du moins de plusieurs semaines. Elle l’eût arraché à ce malaise imaginatif que l’absolue dissimulation ne pouvait qu’augmenter, et qu’il subissait si fort durant cette matinée. Il avait dû, pour aller à cette banque et pour en revenir, suivre en partie le même chemin que l’autre jour, lorsqu’il rentrait, seul aussi, de la divine promenade à la villa Tasca. Quel contraste entre ces deux matinées ! Quelle allégresse alors, quand il ne soupçonnait pas l’approche de la femme qui, après avoir été le mauvais génie de sa première jeunesse, recommençait tout à coup d’empoisonner la félicité de la seconde ! Le même adorable paysage se développait bien autour de lui. Les mêmes lames bleues à peine brodées d’un peu d’écume déferlaient au ras du quai, roulant dans leur balancement les blanches voiles et les blanches mouettes. La même rangée de palais étageait de seigneuriales terrasses. La même forêt de mâts emplissait les deux ports. C’était, là-bas, la même noble forme de la montagne, dont l’éperon rouge protégeait la baie et les mêmes palmiers verdoyants sur les mêmes places lumineuses. Dans les rues étroites les mêmes dalles tièdes et claires résonnaient sous le trot des petits chevaux et des petits ânes attelés aux mêmes charrettes peintes en rouge et conduits par les mêmes paysans aux faces d’Arabes, avec des yeux de velours noir dans un teint olivâtre. Comme Francis avait changé, lui, en si peu de temps ! Il avait eu là, devant l’évidence du travail de désorganisation accompli en quelques jours, presque en quelques heures, dans sa destinée présente par la tromperie et par l’idée fixe, un véritable sursaut de révolte contre lui-même. Mais quoi ! Il était trop tard pour se confesser à Mme Scilly. Il serait mort de honte de devoir avouer par-dessus ses anciennes fautes ce silence menteur de ces derniers temps. Et puis, tant que l’épreuve de la rencontre avec la petite fille n’aurait pas eu lieu, que pouvait-il savoir de ses sentiments pour elle ? Il avait cette chance qu’elle portât sur son visage la ressemblance, autrefois détestée, de François Vernantes par exemple. Dieu juste ! De quel profond sommeil il dormirait la nuit suivante, s’il possédait jamais une telle preuve qu’il ne s’était pas trompé en condamnant Pauline et que l’enfant n’avait pas une goutte de son sang à lui dans les veines ! L’hérédité a cependant de ces évidences. Dans sa marche le long des trottoirs, puis dans son assez longue attente au bureau du banquier, il s’était complu à cette hypothèse qui lui représentait le salut immédiat. Il s’était rappelé certaines petites filles de sa connaissance nées d’un adultère, et presque identiques à leur père véritable par les traits, la structure des membres, la couleur des cheveux, la nuance des prunelles. Il était de trop bonne foi avec lui-même néanmoins pour ne pas s’avouer qu’à ce degré-là de pareilles évidences sont rares. Cette même hérédité abonde en mystères indéchiffrables et inextricables qui ne font qu’enfoncer plus avant en nous la pointe aiguë du doute. Seule une mère est absolument, invinciblement sûre de sa fille ou de son fils. Elle les a tirés de ses entrailles. Elle sait qu’ils sont l’os de ses os, la chair de sa chair. Elle sait. Elle les embrasse, elle les étreint avec cette certitude, besoin si passionné de notre cœur que la religion l’a mise comme une base éternelle à la félicité des élus. Lors du dernier jugement toutes les consciences ne seront-elles pas transparentes les unes aux autres ? Francis s’était souvenu aussi qu’au cours de leurs entretiens sur les choses pieuses, Henriette lui avait exprimé plusieurs fois son candide enthousiasme pour ce dogme. Elle avait été si bien partagée dans ses affections, disait-elle, qu’elle pensait à la mort avec une sérénité entière, — et elle ajoutait, avec un regard de pitié, que ce devait être au contraire une telle épreuve pour ceux qui n’étaient pas, comme elle, bien sûrs des cœurs qu’ils aimaient… D’habitude le jeune homme s’enchantait la mémoire à se répéter des phrases pareilles où il trouvait un motif de plus d’adorer sa fiancée. Le souvenir de celles-ci avait, par ce matin d’anxiété et dans ce radieux paysage, achevé de lui percer le cœur, et c’est sur ce cœur saignant, comme écorché à vif, que tombèrent, lors de sa rentrée dans le salon de l’hôtel, les phrases de sa fiancée les plus faites pour achever sur un sursaut d’angoisse les amères méditations de cette matinée :

— « Vous nous trouvez un peu remuées, » dit Mme Scilly après les premiers mots, « Henriette surtout… Nous venons d’assister à une toute petite scène, mais si mélancolique… »

— « Vous êtes donc sorties ? » répondit Francis en se forçant à un ton de gentil, de gai reproche, et s’adressant à Henriette : — « Est-ce bien raisonnable avec les dispositions que vous aviez à la migraine ?… Aussitôt que je ne suis pas là… »

— « Ne me grondez pas, » interrompit mutinement la jeune fille, « maman avait beaucoup écrit. Vous ne rentriez pas. J’étais mieux. Nous sommes descendues prendre l’air dans le jardin de l’hôtel… Entre parenthèses, vous savez que nous sommes très injustes pour ce jardin… »

— « Le tennis me le gâte, » dit le jeune homme, « et la chapelle anglaise et les demoiselles qui sont toujours là, en train de laver une aquarelle d’après le groupe d’eucalyptus, le bouquet de bambous, l’allée de palmiers et le tempietto [1] renouvelé des Grecs, comme le jeu de l’oie. »

— « Justement, » reprit Henriette, « il n’y avait pas un visiteur ce matin, excepté sur un des bancs, vous savez, dans le coin au fond, près de la serre, une petite fille avec sa bonne… Je me souviens que vous n’aimez pas ce joli nom d’ange, dont toutes les mamans abusent !… Mais il n’y a pas d’autre mot pour cette enfant, si fine, si délicate !… Neuf ou dix ans peut-être et de longues boucles blondes, de ce blond à reflets sombres que vos ennemis les Anglais appellent auburn. Je l’ai reconnue, à ces cheveux, pour cette petite fille que j’avais vue l’autre jour, dans ce même jardin… Je l’avais prise, vous vous rappelez, pour la fille de cette dame malade à qui elle donnait la main cette fois-là, et cette dame elle-même pour notre nouvelle voisine d’en haut. Il paraît que je ne m’étais pas trompée… Mais cette fois j’ai pu voir son visage. Vous n’imaginez pas l’adorable créature, et frêle, menue, gracieuse, et des yeux d’un brun doux, tout grands ouverts dans un teint de la couleur de vos roses… » Et elle montra des roses blondes, à peine rosées, avec une nuance d’un jaune délicat et comme souffrant au pli des pétales, dont Francis tenait une touffe à la main. Il les avait prises au marchand de fleurs établi en plein vent, à l’angle de la place, un peu par habitude et beaucoup sans doute afin de se ménager une phrase d’entrée. — « Mais, » insistait Henriette, « vous comprendrez d’un mot l’intérêt particulier qu’elle m’a inspiré tout de suite. Elle ressemble d’une manière frappante à cet idéal portrait de votre sœur à dix ans que nous aimons tant… N’est-il pas vrai, mère ?… »

— « Il y a un air, » dit Mme Scilly, « réellement un air… Mais je ne suis pas hantée comme toi du démon des ressemblances, et puis ces petits êtres trop nerveux, trop sensibles, possèdent tous cette même grâce… »

— « Non, non, » reprit Henriette, « c’est mieux qu’un air… Je suis sûre que Francis aura mon impression de cette ressemblance, lorsqu’il verra l’enfant… Cela aurait suffi, n’est-ce pas, pour que je la regardasse autrement que les autres petites filles. Mais devinez à quel jeu elle jouait ?… Elle avait entre les bras une poupée presque aussi grande qu’elle, et elle l’enveloppait de couvertures et de châles pour la conduire à la promenade. Elle lui parlait en l’empaquetant, et c’était un tendre babil de conseils sans fin. Elle plaignait cette poupée d’être malade, bien malade. Elle lui rappelait que les médecins l’avaient envoyée en Sicile pour se guérir, que c’était bien loin et qu’il fallait profiter du moins de ce voyage, se garder du vent et surtout du coucher du soleil. Elle la grondait d’être restée la veille trop tard dehors, qu’elle avait toussé toute la nuit et qu’Annette avait dû se lever, — Annette, c’est le nom de sa bonne… — Enfin, toutes les recommandations, presque avec des termes techniques, qu’elle entend certainement les docteurs faire à sa mère… Cela nous a touchées plus que je ne peux vous dire, maman et moi, cette petite que de pareilles images poursuivent jusque dans ses jeux, et elle mettait à ces soins envers sa grande fille, comme elle l’appelait, une véritable passion… J’ai eu tant de pitié pour cette pauvre enfant que j’ai voulu lui parler. Nous nous sommes approchées, sans qu’elle prît garde à nous, et j’ai essayé de caresser les beaux anneaux de ses boucles fauves. Elle s’est retournée toute rouge. Un éclair de petite biche farouche a brillé dans ses yeux. Elle a serré sa poupée avec emportement, et elle s’est précipitée dans les jupes de la vieille femme de chambre qui demeurait toute confuse devant l’aversion que l’enfant nous montrait. « Elle est si sauvage, » répétait-elle, et comme j’insistais : « Comment vous appelez-vous, mademoiselle ? » — « Réponds donc, » disait la bonne, « Mlle Adèle Raffraye, » et désespérée de ce que la petite enfant cachait davantage sa figure, avec cet on indéfini, cher aux gens du peuple et qu’emploie aussi notre vieille Marguerite : « C’est qu’on est si peu habitué à voir du monde, on a passé tant d’années à la campagne, on est pourtant bien gentille quand on veut… » Moi, qui ai la prétention d’apprivoiser tout de suite tous les enfants et tous les chiens, » continua Henriette en riant, « vous devinez si j’ai été humiliée de cet échec. Et il a fallu partir sans avoir revu les jolis yeux fâchés d’Adèle… » Puis, avec un nouveau passage d’émotion dans sa voix : — « Ne trouvez-vous pas cela bien mélancolique tout de même, cette petite fille qui joue à la poupée malade, malade de la maladie qui la rendra orpheline elle-même demain, dans huit jours, dans quelques mois ?… »

Henriette l’avait racontée, cette enfantine histoire, avec une visible sincérité d’attendrissement. Elle en avait senti, créé peut-être la poésie par ce tour d’esprit romanesque qui était en elle, toujours disposé à dégager un charme et une grâce des petits tableaux que présente la vie quotidienne. C’est une faculté d’artiste, cette magie d’interprétation, que certaines femmes possèdent par le cœur, comme les écrivains ou les peintres la possèdent par le cerveau. Celles qui sont simples, et c’était le cas d’Henriette, cachent d’habitude leurs impressions de cet ordre avec une pudeur infinie. La chère et craintive créature avait tant aimé Francis de ce qu’il ne riait jamais de ses confidences, comme faisait quelquefois la comtesse, et elle était trop habituée à le voir indulgent pour elle, ému souvent avec elle, pour être étonnée que ce récit le touchât, lui aussi, vivement. Il en demeurait saisi en effet, sans trouver d’autres mots à répéter que : « Pauvre petite !… Pauvre petite !… »

— « N’est-ce pas, » répéta-t-elle, « que c’est une chose qui navre ?… »

— « Oui, qui navre, » répondit-il, et ce mot était pour lui trop cruellement vrai. Après les réflexions qu’il venait de s’enfoncer, de se retourner dans le cœur durant la matinée, la nouvelle seule d’une rencontre entre sa fiancée et la petite fille l’eût certes bouleversé. Mais qu’en lui disant cette rencontre, Henriette lui parlât tout de suite d’une ressemblance saisissante entre le portrait de sa sœur Julie et cette enfant, c’était un coup un peu trop direct, une trop aiguë pénétration de pointe à la place la plus blessable de son être. Affolé d’inquiétude et passionnément désireux de reconquérir la paix intime, il venait, pendant plus d’une heure, de se complaire dans l’idée de l’hérédité et de ses mystérieuses révélations. Il s’était dit qu’il guérirait aussitôt de cet inexplicable malaise qui l’envahissait si la physionomie de l’enfant l’aidait à se ressaisir, si, par exemple, il retrouvait même la plus légère empreinte sur ce visage ou sur ce corps des traits ou des gestes du rival à cause duquel il avait rompu avec la mère. Et voici qu’il apprenait que cette physionomie portait en effet l’empreinte d’une autre physionomie, que ce visage rappelait un autre visage, mais il ne s’agissait plus de François Vernantes, ni d’une évidence libératrice. Ah ! Que la comédie de tranquillité à laquelle il s’exerçait depuis plusieurs jours en rougissant lui fut plus difficile à jouer après cette conversation, et comme il se serait vite trahi, si, par bonheur pour son repos, Henriette n’eût pas souffert de ce commencement de migraine à cause duquel il lui avait fait un amical reproche de sa sortie matinale. — Par bonheur ! Lui qui d’habitude, pour un peu de pâleur sur les joues de sa fiancée, pour un rien de toux, pour une fatigue, s’inquiétait d’une manière presque folle ! De la sentir trop fragile, trop atteignable dans sa vie physique lui était une émotion si forte, comme à tous ceux qui aiment un de ces êtres si délicats qu’ils semblent devoir se briser au premier souffle trop âpre. Mais cette lassitude d’Henriette le rendait libre de nouveau, et il avait besoin de cet isolement pour regarder en face cette nouvelle et inattendue donnée du singulier problème que le hasard semblait se complaire à poser devant lui. Il eut, retiré dans sa chambre, un accès d’anxiété aussi violent que durant la première après-midi où le nuage sombre qui s’épaississait sur sa tête était apparu dans son ciel bleu. Ce jour-là, il avait trouvé de l’énergie à contempler le portrait de sa fiancée. C’était sur un autre portrait, celui de sa sœur, que ses yeux et son esprit se fixaient maintenant, mais pour y boire, au lieu de la force morale, plus de trouble et plus de découragement. Cette photographie, à laquelle Henriette avait fait une si directe et si foudroyante allusion, datait de bien loin. Mme Archambault, si elle avait vécu, aurait eu quarante ans, et, sur le portrait, elle en avait dix à peine. La couleur de l’incertaine image avait pâli. Les traits du visage et les lignes des mains s’étaient fondus, jaunissaient. Les cassures des étoffes se marquaient en nuances aussi anciennes que la coupe de la robe qui remontait à l’époque où même les petites filles subissaient la déformation de la crinoline. Que cette vieille et pauvre chose, humble relique de leur commune enfance, remuait dans le cœur de Francis de souvenirs touchants, de tristes récurrences aussi et d’amers regrets ! Le nom du photographe et celui de l’endroit lui rappelaient un long, un paisible été passé au bord de la mer avec Julie, avec leur père et leur mère qui semblaient pleins de vie, et sur une plage de Bretagne où il n’était jamais retourné. Ce temps datait d’hier, et qu’il était loin dans l’irréparable nuit ! Il revoyait sa grande petite compagne d’alors, cette jolie sœur aînée si sérieuse déjà, si protectrice, en train de jouer avec lui, sur les rochers de la grève retentissante, à des jeux sages, réservés, presque silencieux ! Elle haïssait les mouvements brusques, les divertissements bruyants, le désordre, les visages nouveaux, et son occupation favorite était de faire la maman avec lui, — de le traiter comme Adèle Raffraye traitait son immense poupée. Que c’était bien une action dans les goûts de Julie, que cet emmaillottement minutieux de cette poupée malade, comme aussi le reploiement farouche devant une caresse d’une inconnue ! — Ah ! Si la ressemblance dont avait parlé sa fiancée était autre chose qu’une analogie de délicatesse, si elle était vraiment écrite dans les traits d’Adèle, il n’aurait pas besoin de voir cette enfant deux fois. Un regard lui suffirait, l’éclair d’une seconde. Il portait sa sœur si présente dans la mémoire de sa tendresse, et à tous les âges, depuis cette lointaine époque ! Ils s’étaient tant aimés ! Que ne l’avait-il là pour le conseiller, pour l’aider à soulever ce poids horrible que les quelques mots d’Henriette avaient fini de lui mettre sur le cœur, pour lui dire, quand il verrait la petite : « Oui, c’est notre sang, » ou bien : « Non, elle n’a rien de nous !… » Il la croirait, elle, au lieu qu’il allait tourner et tourner sans cesse dans le cercle maudit de l’hésitation solitaire et silencieuse, à moins que cette ressemblance ne fût vraiment trop éloquente pour ne plus permettre le doute. Il y en a cependant de telles. Il se l’était encore répété ce matin. Et dans ce cas… Dans ce cas ?… Est-ce qu’il savait, est-ce qu’il pouvait savoir quelles seraient ses émotions, devant une circonstance à laquelle il n’avait jamais voulu penser ? Il avait tant cru posséder la vérité, tant considéré Pauline comme un monstre de duplicité avec lequel la seule victoire était l’absence et le silence. Il s’était si souvent démontré que la petite fille n’était pas sa fille à lui, et que, la fût-elle, jamais, jamais il n’en aurait la certitude. Il les avait fuies toutes deux, la mère et l’enfant, pour fuir cet horrible doute. Et maintenant il suffisait de l’idée de cette enfant toute voisine et de cette ressemblance immédiatement vérifiable pour que les plus justes rancunes et les plus sûrs raisonnements cédassent devant le besoin de connaître ce qu’il avait voulu ignorer des années, de le connaître à tout prix et tout de suite. La fièvre de ce désir fut si forte qu’à une minute il pensa sérieusement à monter jusqu’au salon de Mme Raffraye, à entrer, comme s’il se trompait de porte, pour les voir, elle et la petite fille !

— « Je deviens fou…, » se dit-il en repoussant le portrait et en s’abandonnant dans son fauteuil, la honte au front d’avoir seulement imaginé une pareille démarche après le silence outrageux où Pauline s’enfermait, après surtout la manière inexpiable dont il l’avait exécutée. D’ailleurs quelle nécessité y avait-il de recourir à des procédés de drame ou de roman ? C’était si simple, de faire comme avaient fait Henriette et Mme Scilly, de descendre au jardin vers les onze heures. Très probablement la mère, trop souffrante pour une grande promenade avant le déjeuner, et ne voulant pas abandonner Adèle avec la vieille domestique aux hasards d’une ville étrangère, les envoyait prendre le soleil, en bas, sous les hauts palmiers dont les panaches verdoyaient presque à portée de ses fenêtres. Oui, c’était si simple, — et cependant si compliqué. Depuis son arrivée à Palerme, Francis vivait avec sa fiancée dans cette communauté d’emploi du temps, imprudence tentante des grandes affections. Qui a pu aimer profondément et ne pas se réjouir d’enchaîner sa liberté par les innombrables liens des plus petites habitudes ? On ne se réserve pas plus une heure que l’on ne se réserve une pensée, et, quand on a besoin pourtant de se l’assurer, l’indépendance de cette heure, on se trouve, comme Francis, obligé à de misérables subterfuges. De telles ruses sont fécondes en révoltes pour ceux qui commencent d’aimer moins et sur qui cette obligation de tromper met une trop pénible chaîne. Ceux qui sont épris véritablement en souffrent comme d’un remords, et, à travers ces incohérences d’une sensibilité soudain touchée à un point trop irritable, le jeune homme ne cessait pas d’aimer passionnément Henriette. Il l’aimait, et il continuait, avec cette affreuse, cette inéluctable logique des situations fausses, à redoubler la trahison d’âme que représentait la dualité de ses émotions actuelles par de honteux mensonges non plus de silence et d’omission, mais de fait, comme celui qu’il imagina le soir même pour avoir le droit de hasarder sa descente au jardin dès le jour suivant :

— « J’ai oublié de vous conter, » dit-il à table, « que je serai obligé de vous laisser sortir seules demain matin. Je dois retourner à la banque pour ce chèque au sujet duquel j’ai eu une petite difficulté… »

— « Nous vous y conduirons, » répondit la mère, « voilà tout, et nous vous attendrons en bas dans la voiture… »

— « Cela gâterait toute votre promenade, » reprit Nayrac ; « ces Siciliens font quelquefois tant d’embarras. Ils sont capables de me garder encore une demi-heure… »

— « Rien de plus facile que de tout concilier, » dit Henriette, « nous vous mènerons à la banque, nous irons marcher dans le Jardin Anglais qui n’est pas très loin, nous vous renverrons la voiture et vous nous rejoindrez aussitôt que vos maffiusi vous laisseront libre… Vous voyez que nos lectures me profitent !… »

Certes la douce enfant n’eût pas plaisanté ainsi à propos de sa naïve érudition sur la terrible maffia sicilienne et les affiliés de cette mystérieuse société secrète, si elle avait pu penser que son fiancé commettait en ce moment le plus mesquin et le plus triste d’entre les crimes de l’amour, l’abus de confiance du cœur. Elle était trop fine et surtout elle avait un sens trop aiguisé des moindres nuances de la voix du jeune homme pour ne pas s’être aperçue que la combinaison proposée par la comtesse lui déplaisait. Mais n’était-ce pas bien naturel qu’il redoutât pour la malade une trop longue séance d’immobilité dans un landau ouvert, et qu’il désirât pour elle le bénéfice d’une de ces vraies et longues promenades d’où elle revenait toujours un peu mieux portante ? Francis lui donna d’ailleurs cette explication dès qu’ils eurent deux minutes à eux. Il n’appréhendait rien tant que l’éclosion du soupçon dans ce cœur innocent. Il allait éprouver, à trop de reprises, dans la coupable voie où il s’engageait, combien il est à la fois difficile et facile d’abuser une femme qui aime, — difficile, parce que rien ne lui échappe ; et facile, parce que les plus déraisonnables prétextes lui paraissent vrais, venant de celui qu’elle aime, jusqu’au jour où elle découvre avec désespoir qu’il lui a menti une fois, et alors quelle agonie ! Pour le moment, si Francis eut de nouveau honte devant sa candide fiancée, cette honte n’empêcha pas qu’une fièvre d’impatience ne l’envahît, à l’idée de sa liberté d’action assurée pour le lendemain matin. Pourvu que cette ruse avilissante ne lui fût pas du moins inutile ? Pourvu que la petite fille se trouvât en effet dans le jardin et qu’elle s’y trouvât seule ? Sa nuit se passa dans cette préoccupation, il faut bien le dire, et non pas dans le remords. Nous nous pardonnons très vite les compromis de conscience grâce auxquels nous satisfaisons nos passions en épargnant des chagrins autour de nous. Le sophisme est si tentant qui déguise en devoirs certains mensonges, lorsque la vérité serait trop cruelle, — et puis une heure arrive toujours où nous reconnaissons que cette cruauté eût causé moins de ravages. En attendant, nous nous félicitons de nos hypocrisies ainsi que d’une délicatesse, comme Francis le fit lorsque Henriette et la comtesse l’eurent déposé, suivant le programme, sous le porche d’un vieux palais jadis construit par un lieutenant de Pierre d’Aragon et sur le fronton duquel flamboyaient les mots de Crédit Sicilien Oriental. Il leur dit l’au revoir le plus naturel en descendant du landau. Il vit la voiture disparaître à l’angle de la place, un dernier retournement de la tête blonde d’Henriette, un sourire d’adieu sur ce doux visage, et déjà, il hélait une victoria qui passait, il donnait le nom du Continental au cocher et il lui recommandait de presser son cheval. Huit minutes d’une course à fond de train, et il était dans le vestibule de l’hôtel, il traversait le salon commun, il débouchait dans le jardin. Son cœur n’eût pas battu plus vite s’il eût marché, dans un duel, au-devant d’un canon de pistolet braqué sur lui.

Le petit jardin de l’Hôtel Continental justifiait la moquerie que Francis en avait faite la veille, par un bizarre mélange de nature méridionale et d’anglomanie où se révélaient les originales prétentions de l’hôtelier. Ancien révolutionnaire et obligé de s’exiler à Malte en 49, puis jusqu’en Angleterre, cet homme en était revenu possédé de cette folie britannique qui revêtait en lui une forme bien étrange, car, en bon commerçant, le cavalier Francesco Renda, ou mieux don Ciccio, tirait finement parti de ce snobisme vestimentaire qui lui faisait promener sur les trottoirs de Palerme des redingotes commandées à Londres, un chapeau envoyé de Londres, des cravates cousues à Londres, et une rogue et rouge figure de gentleman retour des Indes, copiée pour la coupe de la barbe sur une caricature du Punch. Il servait à son hôtel de réclame vivante, et il apparaissait, portraituré à la plume et au crayon, dans d’innombrables livres de voyage, édités à Londres eux aussi, qui constituaient, dans la bibliothèque du salon de l’hôtel, ses véritables titres de gloire, sans compter que cette bienheureuse anglomanie lui permettait dans certains cas de substituer le bill à la note et de détailler les dépenses de ses voyageurs par shillings au lieu de francs. Avec le tennis en terre foulée à côté des palmiers, avec la coquette chapelle protestante d’architecture gothique profilée entre les bambous, avec la profusion des rocking-chairs et des journaux à huit pages entassés dans l’espèce de véranda qui achevait le salon en serre, le petit jardin semblait bien un campement anglo-saxon en pays d’Afrique. Ce matin-là Francis ne pensa pas à exercer son antipathie contre les singulières disparates de cette conception. Il marcha droit vers l’allée isolée près du tempietto, édicule colorié à colonnettes faussement doriques, auprès duquel Henriette et Mme Scilly avaient aperçu Adèle Raffraye la veille et à la même heure. L’allée était vide. Il fit le tour de la chapelle que bordait une haie de coquets aloès, de ceux à qui les longues raies jaunes de leurs côtes donnent comme une livrée de sauvages arbustes domestiqués. Une de ces aquarellistes d’outre-Manche qui avaient excité sa verve y travaillait à un lavage de couleurs sur lequel il ne jeta même pas un coup d’œil en passant Il revint à l’autre extrémité, à la place destinée au tennis et close d’un filet de métal souple. Une partie s’y jouait, engagée et poussée entre deux jeunes Anglais et deux jeunes Anglaises, dont les traditionnels costumes de flanelle blanche allaient et venaient méthodiquement dans la lumière du beau soleil sicilien, comme ils auraient fait dans la brume de quelque watering-place de l’île de Wight ou du Kent… Francis s’arrêta immobile, halluciné, avec un saisissement de tout son être, tel qu’il n’en avait jamais éprouvé, tel qu’il ne devait jamais en éprouver de semblable. Parmi les quelques spectateurs disséminés autour de cette flegmatique partie de paume, il venait de reconnaître l’enfant qu’il cherchait.

De la reconnaître, et il ne l’avait jamais vue ! Mais Henriette avait eu trop raison, — plus raison qu’elle ne le savait elle-même. Il avait devant lui, ressuscitée et vivante, sa sœur Julie, telle que le portrait effacé la lui représentait, telle surtout qu’il la gardait dans les visions de son souvenir. Adèle Raffraye, — car il n’hésita pas une seconde sur l’identité de la petite fille, — se tenait debout, appuyée contre le tronc d’un grand eucalyptus tout décortiqué, aux feuilles longues et comme vernissées. Auprès d’elle, sa poupée, — la poupée malade, — était assise sur une chaise et montrait de grosses joues dont les vives couleurs contrastaient comiquement avec les divers fichus qui enveloppaient sa poitrine de porcelaine. Sur une autre chaise, une bonne âgée, Annette sans doute, travaillait à tricoter un bas, et l’acier des aiguilles miroitait entre les mailles de laine bleue sans que les paupières baissées de la patiente ouvrière se relevassent. La petite fille, entièrement absorbée par le spectacle du jeu nouveau pour elle, se tenait comme en extase. Le mouvement de sa tête curieuse accompagnait le mouvement des balles d’une manière presque aussi exacte que les noms de nombre prononcés par les joueurs. Placé comme il l’était lui-même, à l’angle opposé du parallélogramme dessiné par le champ de tennis, Francis ne perdait pas un seul de ses clignements de paupières. Ses souples cheveux blonds à reflets bruns, — les cheveux de Julie enfant, — déroulaient une nappe ondulée que le vent faisait frissonner sur ses épaules trop minces. Mais la fragilité de tout un pauvre corps trop nerveux ne se devinait-elle pas sous la robe de laine d’une nuance gros bleu, qui laissait voir des jambes trop fines dans leurs bas de soie noire ? Un col de dentelle isolait le cou trop mince aussi, et le bord d’un large chapeau de feutre de la couleur de la robe mettait une ombre sur le visage aux traits menus, qu’éclairaient deux yeux bruns très grands, de ces yeux où se lit trop d’âme, un éveil trop précoce de la vie intérieure. Francis regardait tous ces détails avec la fixité dévorante et épouvantée d’un homme qui semble ne pas croire, qui ne croit pas à la réalité de ce qu’il voit. Ce ciel bleu, ce jardin vert, ces gens assemblés n’étaient qu’un décor où la petite fille lui apparaissait, si étrangement pareille à l’autre, à sa douce morte, que dans ce premier frisson de sa surprise, tout préparé qu’il y fût par la phrase d’Henriette, il n’aurait pas su marquer une différence entre elles. La bouche entr’ouverte d’Adèle avait dans son joli dessin le même gracieux défaut que celle de Julie, une lèvre d’en haut un peu courte et qui découvrait à demi l’émail mouillé des dents. La coupe de la joue un peu longue au contraire et celle du menton rappelaient aussi Julie avec une identité fantastique. C’était tout de même, à l’étudier de plus près, une autre créature, une Julie plus fragile, plus délicate encore. Dieu ! Comme elle était fragile, la fille vraiment de l’angoisse et du deuil, l’enfant portée pendant de longs mois par une mère qui se ronge le cœur de chagrin, de haine, de remords, et qui veut vivre cependant pour l’être qu’elle a senti remuer en elle ! Elle flottait, cette flamme fiévreuse d’une vie obstinée et volontaire, autour de ce jeune visage trop pâle mais déjà si expressif, de ces prunelles trop brillantes, où passait une si intense curiosité à ce moment, et elles ne se doutaient pas qu’en cessant de suivre le vol des balles, elles auraient rencontré d’autres prunelles noyées de pitié, d’étonnement, de défiance, de tendresse, de tout ce qu’un cœur d’homme peut mettre dans le regard par lequel il a l’évidence, la révélation de son sang.

Combien de temps dura cette contemplation d’une si souveraine puissance d’envahissement ? Quelques minutes à peine, comme Francis put s’en convaincre lorsqu’elle eut été interrompue. Mais, au lieu de ces quelques minutes, il fût demeuré là une heure entière qu’il ne s’en serait pas aperçu davantage, tant la sensation de cette terrassante ressemblance avait tout aboli en lui. Il en oubliait et le rendez-vous où l’attendaient les dames Scilly, et quelle conséquence fatale aurait le soupçon seul de son escapade, si par exemple les domestiques de la comtesse le surprenaient. Il oubliait même que Mme Raffraye pouvait descendre au jardin d’un instant à l’autre, qu’il était même probable qu’elle y descendrait, attirée par cette heure chaude et douce, afin de jouir d’un peu de soleil auprès de la petite fille. Aussi lui fut-ce un réveil presque affolant de ce demi-hypnotisme lorsqu’il vit s’approcher du groupe formé par Adèle, par la bonne Annette et par la grande poupée, une femme dans laquelle il reconnut, — avec quelle nouvelle émotion ! — son ancienne maîtresse. Elle avait dû venir par l’allée à l’extrémité de laquelle il se tenait lui-même, passer près de lui, le frôler sans doute. Ni l’un ni l’autre ne s’étaient regardés. Coïncidence tragique, de ce tragique familier et ironique à la fois comme l’existence sait en créer à propos des plus insignifiants événements, c’était la petite fille qui les avait empêchés de s’apercevoir l’un l’autre, — lui, s’y absorbant comme il le faisait, — elle, la cherchant tout naturellement. Quoique l’allée fût bien courte, Pauline marchait d’un pas alangui, traînant, et gracieux encore dans sa lenteur lassée. Il eut tout le loisir de constater qu’elle était demeurée la même, malgré ces neuf années et sa maladie. C’était bien ce profil d’une finesse unique, ces traits délicats qu’il avait tant aimés, ce pâle visage qui l’avait tant fait souffrir. Ce pauvre visage était seulement plus pâle encore, plus décoloré, et ces traits s’y marquaient en lignes plus accusées, qui allaient être des rides, qui n’en étaient pas encore. Il semblait que la maladie, en touchant à cette beauté autrefois idéale, l’avait fanée comme avec pitié, tant la mourante gardait de séduction féminine. C’était une poitrinaire, une condamnée, et c’était toujours ce charme de sveltesse élégante qui la faisait comparer par Francis autrefois aux fragiles statuettes de Tanagra. Triste présage et trop juste, car ces statuettes-là étaient destinées par les anciens aux tombeaux, et l’enveloppement frileux de tout le corps de Pauline dans sa longue mante, malgré le soleil, la meurtrissure de ses paupières, le tremblement de ses lèvres, la toux aussi dont elle fut secouée pour avoir marché un peu, disaient assez que ce dernier reste délicieux de grâce appartenait déjà à la mort. Elle-même le sentait sans doute. Il y avait une passion trop profonde, comme une fièvre dans le regard dont elle enveloppait sa fille à mesure qu’elle en approchait. Et pourtant elle avait gardé de la jeunesse dans sa maternité douloureuse, car, en souriant, elle fit un geste de silence à la bonne et elle put ainsi arriver à côté d’Adèle sans que cette dernière l’eût entendue venir. Elle posa sa main sur la chevelure de l’enfant qui se retourna, comme elle avait fait l’autre jour sous la caresse d’Henriette, d’un mouvement farouche. Elle vit sa mère, et l’illumination de toute sa physionomie, la pieuse ardeur avec laquelle elle prit la main amaigrie qui avait flatté ses cheveux, pour la baiser, l’empressement avec lequel ses petits bras enlevèrent la grande poupée afin de donner la chaise à Mme Raffraye, tout révéla cette affection exaltée que les enfants trop sensibles portent à ceux qu’ils sont menacés de perdre. Ils ne savent pas ce que c’est que de mourir, et on dirait que l’instinct de leur amour devine l’approche des éternelles séparations. Mme Raffraye fut sans doute une fois de plus touchée de cette tendresse que lui montrait ce petit cœur d’enfant apparu dans ces beaux yeux mouillés, car son sourire se fit mélancoliquement, infiniment doux. Elle s’assit, et tandis que la petite fille lui commentait la partie de tennis qui continuait, monotone et impeccable, elle jeta un coup d’œil circulaire sur les quelques spectateurs qui faisaient galerie autour du filet. C’est à cet instant qu’elle aperçut Francis Nayrac, qui, lui, n’avait pas bougé, haletant de curiosité douloureuse. Leurs yeux ne mirent pas à se croiser beaucoup plus de temps qu’une des balles lancées par les joueurs n’en mettait à voler d’une raquette sur l’autre. Ce temps suffit pour que le regard de Pauline pénétrât dans le cœur du jeune homme à la manière d’une lame aiguë et brûlante. Ses prunelles grises, d’un gris plus pâle encore dans la pâleur de son mince visage, n’avaient cependant exprimé ni la surprise, ni le mépris, ni la haine, ni aucun sentiment particulier. Sa pâleur ne s’était ni décolorée davantage, ni empourprée de sang. Ses lèvres n’avaient pas frémi. Seulement celle de ses mains qui, en ce moment, continuait de boucler les cheveux de l’enfant, s’arrêta de ce geste pour les serrer, et, de l’autre, elle l’attira contre elle, comme pour la défendre. Il n’est besoin ni de violentes explosions, ni de grandes phrases, ni d’un déploiement furieux d’énergie pour que deux êtres qui se retrouvent ainsi face à face après des années, sentent les émotions les plus poignantes du drame passer entre eux. Pauline et Francis s’étaient reconnus, — et cela suffit pour qu’un quart d’heure plus tard, quand il s’arrêta devant la porte du Jardin Anglais dans le landau de Mme Scilly qu’il était allé reprendre en hâte, le jeune homme eût encore un tremblement dans tout son corps. À peine se tenait-il debout. Qu’elle était cruellement juste la phrase qu’il se prononçait à lui-même en descendant de la voiture et lorsqu’il vit la silhouette de sa fiancée se dessiner, souple et gracieuse dans une toilette claire, entre les fûts élancés des verts palmiers : « Pauvre, pauvre Henriette ! »


  1. Petit temple.