La Terre promise/XIII

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Alphonse Lemerre, éditeur (p. 400-415).


Il y avait déjà cinq semaines qu’au lendemain de cet entretien la Regina Margherita, un des paquebots de la Compagnie Sicilienne qui fait le service entre Naples et Palerme puis Tunis, avait pris la mer, — une mer toute grise, à peine frissonnante, froide et comme morte, — emportant à son bord la comtesse Scilly et sa fille. Il y avait cinq semaines que Francis avait regardé, debout sur le môle, ce bateau passer, puis s’éloigner de ce mouvement uniforme et lent, comme les jours, comme les heures, et aussi cruellement irrévocable. Dieu ! Voir ce que l’on aime s’en aller ainsi, et sans lui avoir répété combien on l’aime, sans un serrement de main, sans une parole ! Car Henriette avait tenu sa résolution, et c’était à cette silhouette d’un navire en marche, de plus en plus diminuée jusqu’à n’être qu’un point mouvant entre le vaste abîme des flots et l’immense abîme du ciel, c’était à ce flocon de fumée éparpillé dans le muet espace que le jeune homme avait dû dire un adieu désespéré qui était un adieu aussi à ses fiançailles bénies, à ce qu’il appelait sa Terre Promise, à ce paradis une fois aperçu !… Et, après ces cinq semaines, il se retrouvait accoudé à ce même parapet de la même jetée, regardant un même paquebot sortir du même port, de ce même mouvement uniforme et monotone… C’était le soir, le soir d’un jour splendide de février, qui commençait d’assombrir tout le lumineux paysage, et dans cette fin d’après-midi la rumeur des lames brisées contre la pierre du môle se faisait plus retentissante et plus morne, tandis que sur l’eau violette, d’un violet intense presque noir, le bateau s’en allait, comme l’autre, éparpillant sa fumée dans le même taciturne espace. Mais à l’horizon l’or et la pourpre du soleil couchant déployaient la magnificence d’une féerie, — et quoique le regard dont le jeune homme accompagnait le paquebot révélât une émotion bien profonde, il y avait aussi dans le fond de ses prunelles comme un reflet de cette lointaine lumière de l’horizon, un mirage d’espérance dans une infinie mélancolie, — un peu de douceur dans ce frisson de la nuit où il allait être plongé avec la nature entière quand le jour serait tout à fait tombé et cette silhouette du bateau en marche tout à fait disparue…

Francis le regardait s’en aller, ce bateau, s’en aller toujours, comme il avait regardé l’autre, et il écoutait se plaindre les lames dont le sanglot s’accordait si bien au sanglot qui s’exhalait de ses pensées à lui devant ce nouveau départ, plus tragique encore que l’autre. Car, à bord de ce svelte vapeur qui détachait ainsi son fin gréement par le soir de ce glorieux jour de l’hiver achevé, il y avait sa fille, sa jolie et chère Adèle qu’il avait vue se tenir longtemps sur le pont, vêtue de noir, entre trois femmes dont deux étaient les fidèles servantes de Mme Raffraye. Mais la troisième n’était pas Mme Raffraye, et il avait vu aussi, avant le départ, les hommes qui chargeaient le bateau hisser sur ce pont, et descendre dans la cale un colis de forme sinistre que ne remarquait pas la petite fille retenue à cette minute dans une autre partie du bâtiment… C’était le cercueil de cette pauvre femme dont il avait été l’amant si malheureux, si coupable, par laquelle il avait tant souffert et qu’il avait tant fait souffrir, de cette femme qu’il avait condamnée avec une cruauté si implacable pendant des années et qu’il avait retrouvée juste à temps pour l’entendre crier, du bord de la tombe, vers un peu de justice… Hélas ! Que pouvait-il parvenir de cette justice maintenant à la morte, pour toujours immobile, silencieuse et sourde entre les planches de ce cercueil ? Les lames enveloppaient le bateau qui l’emportait maintenant, de la même plainte douce et profonde que Francis écoutait gémir sous ses pieds. Mais cette plainte n’arrivait pas à la voyageuse qui retournait dormir son sommeil éternel dans le cimetière du pays natal, — pas plus que ne lui arriverait la voix de sa fille quand sa fille l’appellerait, — pas plus que le soupir de celui qui avait été son bourreau, et qui, le front dans sa main, le cœur plein de remords, lui demandait à travers l’espace ce pardon qu’il lui avait tant refusé quand il la croyait perfide. Ah ! Pourquoi l’avait-il retrouvée si tard ? Il avait, lui, à cette suprême rencontre, perdu son bonheur, et elle, qu’avait-il pu lui donner sinon un empoisonnement de ses derniers jours en lui renouvelant dans leur terrible scène tout le martyre d’autrefois ? Certes, elle était morte vengée, puisqu’elle avait pu savoir que le mariage de son ancien amant était rompu d’une rupture irréparable. Mais était-ce de quoi effacer ces neuf ans passés à se dévorer le cœur dans la solitude de sa retraite ? Était-ce de quoi compenser tant de douleurs, ces douleurs qui avaient peu à peu consumé sa vie au point de faire d’elle ce frémissant fantôme que Francis avait tenu entre ses bras, dont il croyait sentir encore le contact, en ce moment même où il lui disait de par delà des flots, toujours et toujours plus nombreux, cet impuissant adieu d’un inutile repentir ?…

Le bateau s’était éloigné encore ; mais, au lieu de tourner comme avait fait l’autre, une fois arrivé en pleine mer, pour se diriger du côté de Trapani et de l’Afrique, il allait tout droit vers l’Italie et vers Naples, de plus en plus enveloppé par la pourpre du soleil couchant qui emplissait maintenant la moitié de l’immense horizon. Le contraste entre cette splendeur immortelle et la funèbre image de ce cercueil de femme emporté ainsi sur les lames sombres ne noyait pas le cœur du jeune homme de la tristesse qu’il avait éprouvée cinq semaines auparavant… Non pas qu’il eût cessé de sentir la double et saignante blessure de ses fiançailles brisées et de son remords, mais une évolution s’était faite en lui qui lui permettait de se redresser en ce moment et de regarder en face cet horizon comme il regardait sa destinée. Cinq semaines plus tôt, quand il se tenait debout à cette même place, devant le paquebot qui lui enlevait Henriette, les plus violentes révoltes de l’amour mutilé grondaient en lui. Il méditait d’agir, de poursuivre sa fiancée, de lui écrire. Il espérait, malgré l’évidence. Aujourd’hui il avait compris, il avait accepté comme une expiation de sa terrible injustice cet abandon de l’être si vrai, si tendre, si jeune, dont la lettre dernière était devenue son unique lecture depuis cette heure de séparation, — et il avait senti peu à peu une contagion de sacrifice émaner pour lui de ces pages sur lesquelles les purs yeux bleus de la jeune fille avaient tant pleuré… Il se souvenait. Après avoir vu la Regina Margherita disparaître derrière la pointe rouge du mont Pellegrino, il était rentré au Continental où il avait donné l’ordre que tout fût prêt pour son départ à lui-même, décidé qu’il était à ne pas rester une journée de plus dans ce cadre de sa joie détruite. Il avait fait porter ses bagages dans un autre hôtel. Puis il avait voulu, avant de quitter Palerme, revoir du moins sa fille une dernière fois. Il était allé à la recherche de cette villa Cyané dont on lui avait donné le nom à la poste. Il avait eu tôt fait de la découvrir, cachée parmi les arbres dans le fond du Jardin Anglais, et il avait guetté dans une des allées de ce jardin, une heure, deux heures, trois heures, jusqu’à ce qu’il eût aperçu l’enfant. Elle sortait de la maison, tenant de la main droite sa grande poupée et donnant la gauche à sa bonne. Il s’était dissimulé dans une petite allée transversale, d’où il avait pu, à travers un rideau de minces et murmurants bambous, suivre le commencement de leur promenade. À la démarche absorbée de l’enfant qui n’avait pas sa vivacité de mouvements habituelle, au souci empreint sur le visage de la vieille Annette, il s’était dit : « La mère est-elle plus mal ?… » À cette question il avait senti son cœur se serrer et cette même angoisse éprouvée durant la fatale soirée de l’arbre de Noël s’emparer de lui. L’idée que sa charmante et fragile Adèle allait peut-être perdre ici, à tant de lieues de son pays, la seule protection dont fût entourée son enfance, lui avait fait trop de mal, et il lui avait été impossible de partir le soir comme il l’avait résolu. Il était rentré dans son nouvel hôtel, et il avait relu la lettre de rupture de sa fiancée. Il lui avait semblé entendre la voix de celle dont il avait perdu l’estime, revoir de nouveau ses yeux, et il avait pris la résolution de rester, pour être là en cas de malheur, comme elle lui eût certainement ordonné de le faire.

Et il était resté, et les journées avaient succédé aux journées, plus étranges encore que celles de Catane. Il n’était plus soutenu comme alors par l’attente d’un rappel auprès de cette fiancée perdue. Les lettres qu’il continuait de recevoir de Mme Scilly achevaient de l’éclairer sur la profondeur de la résolution d’Henriette. Il comprenait qu’il se trouvait en présence d’un véritable vœu, c’est-à-dire de ce qu’il y a de plus invincible, de plus inébranlable dans une âme religieuse, et s’il ne se résignait pas à cette certitude d’une absolue séparation, il commençait d’interpréter cette épreuve dans le sens de cette lettre singulière dont il savait par cœur les moindres phrases. Lui aussi, quoiqu’il ne se haussât point jusqu’à la clarté purifiante du dogme chrétien, il commençait de mêler un sentiment d’une mystérieuse indication providentielle à ce frisson de fatalité qui l’avait saisi dès la minute où il avait aperçu le nom de Pauline Raffraye sur la liste des étrangers dans le vestibule de l’hôtel, au sortir de cette promenade traversée d’un trop funeste pressentiment. L’idée si fortement exprimée dans la lettre d’Henriette qu’il se devait d’abord et par-dessus tout à la pauvre petite fille, envahissait peu à peu sa conscience. L’étroite allée du Jardin Anglais, parmi les bambous, les mimosas et les rosiers, d’où il pouvait surveiller la porte de la villa Cyané sans être vu, était devenue maintenant le terme de toutes ses promenades. Il y allait dès le matin et il attendait, le cœur battant, que cette porte, — une grille de fer revêtue à l’intérieur de volets mobiles en bois peint, — tournât sur ses gonds et que son Adèle parût. C’était chaque fois une nouvelle émotion à se demander : « Sa mère sera-t-elle avec elle ?… » Il en avait peur. Car de revoir Pauline maintenant lui serait si dur !… Il le désirait. Car ce serait le signe qu’il y avait un moment de répit dans la terrible maladie, et puis son imagination, exaltée dans la solitude, constamment nourrie de la lettre d’Henriette, enveloppée par une atmosphère obsédante de remords et de mysticité, allait jusqu’à concevoir les songes les plus follement, les plus surhumainement romanesques. Oui, malgré les paroles échangées dans leur dernière entrevue, malgré tant d’inexprimables rancunes et d’inguérissables blessures, il concevait la possibilité que son ancienne maîtresse lui pardonnât, qu’elle consentît à l’épouser avant de mourir, pour lui laisser légalement leur fille, et il pourrait aller auprès d’Henriette avec l’enfant, purifié par cette acceptation de l’épreuve, libre enfin de s’abandonner aux tendresses qu’il sentait toujours vivantes en lui. Ah !… Rêves de démence, alors qu’il ne lui était même pas permis de se montrer sur le passage de son enfant, de peur que Pauline ne sût cette rencontre et ne lui interdit jusqu’à cette pauvre caresse du regard, cette joie dernière, cette pâture chétive et passionnée de sa paternité…

Le bateau s’éloignait toujours… La plaintive mer s’assombrissait davantage, et Francis revivait en pensée les deux toutes dernières semaines. Il se revoyait rencontrant un jour devant la porte de la villa Cyané le professeur Teresi, appelé en consultation par son collègue, le médecin ordinaire de Pauline. Quel effort il lui avait fallu pour aborder cet homme qui s’était trouvé mêlé d’une manière si étroite aux dernières scènes du drame de ses fiançailles rompues ! Il avait triomphé pourtant de cette répugnance, et ç’avait été pour apprendre que le dénouement fatal approchait et que Mme Raffraye n’avait plus que quelques jours, quelques heures peut-être à vivre. Allait-elle mourir ainsi sans lui avoir pardonné ? Que deviendraient ses rapports avec son enfant, avec cette fille que Pauline savait du moins être à lui ? S’il pouvait lui parler une fois encore, la supplier, lui jurer qu’il donnerait toute sa vie à l’orpheline ?… Mais comment être admis auprès d’une mourante quand il n’était même pas reçu à faire les visites de la plus banale politesse dans cette villa autour de laquelle il tournait maintenant, au risque d’être aperçu, des heures entières ?… Il avait hasardé alors la seule tentative qui lui fût permise. À un moment, ayant vu sortir la vieille Annette, celle des deux femmes de chambre qui accompagnait Adèle lorsque la petite fille l’avait surpris au chevet du lit de Mme Raffraye, il l’avait abordée pour lui demander des nouvelles de la malade. La brave créature lui avait répondu avec des larmes, si bouleversée par l’agonie de sa maîtresse qu’elle ne lui avait même pas, de son côté, fait de questions sur Mme et Mlle Scilly… Quelle angoisse il avait éprouvée ensuite à se dire : « Pauline saura que j’ai causé avec cette domestique, et elle lui défendra de se laisser aborder désormais !… » Mais non. Il avait rencontré Annette de nouveau avec Adèle, il leur avait parlé à toutes deux cette fois et l’enfant l’avait reconnu et la vieille femme de chambre avait répondu à ses demandes. De quelle émotion il avait été remué en touchant, par un geste de complaisance qui était pour lui un geste d’amour, les cheveux bouclés et soyeux de l’enfant ! Il avait voulu reconnaître une promesse de pardon dans le fait que la défense qu’il appréhendait n’eût pas eu lieu. Et c’était vrai qu’un changement s’était accompli à son égard dans le cœur de cette femme à la veille d’aller elle-même demander le pardon d’un autre Juge. Il en eut presque tout de suite une preuve, qui devait fixer dorénavant la direction de sa vie et lui donner ce renouveau d’une espérance qui faisait qu’accoudé sur le parapet du môle et regardant le bateau disparaître, il n’avait pas le cœur tout à fait brisé.

Il n’était plus, ce bateau, qu’un point dans l’espace. Mais en esprit Francis y était présent. Il voyait sa fille étendue sur la couchette de la grande cabine qu’il avait eu le droit de choisir pour elle. Pour la première fois, il lui avait rendu un de ces humbles services qu’il n’eût même pas osé concevoir comme possibles par ce matin d’il y a cinq semaines où il avait tant senti sa solitude… Et cela s’était fait bien simplement, bien tristement aussi ! Quelques jours après avoir causé avec la vieille Annette et à la petite fille, il avait su l’arrivée à Palerme de cette tante d’Adèle qui habitait Besançon. Il s’était demandé avec une angoisse où se résumaient toutes les autres : « Qui est-elle ? » Il l’avait vue passer dans le Jardin Anglais avec l’enfant, et il n’avait pu, tant son trouble était profond, juger de son caractère par sa physionomie. Mme de Raynal, — tel était le nom de cette sœur aînée de Mme Raffraye, — n’avait ni la sveltesse délicate, ni la beauté fine de la maîtresse torturée par Francis, mais un de ces visages unis, paisibles, presque vulgaires, qui dénoncent les lentes et longues habitudes d’une existence sans tempêtes. Derrière leurs rides honnêtes les pires étroitesses d’esprit peuvent se cacher, comme les plus rares magnificences du cœur, comme aussi une bonhomie innocente et simple. Heureusement pour l’avenir de la pauvre petite Adèle et heureusement aussi pour le jeune homme, ce dernier cas était celui de cette femme auprès de laquelle il avait osé essayer une suprême tentative aussitôt qu’il avait su la catastrophe, — la mort de Pauline arrivée enfin, après cette agonie affreuse de quinze interminables jours. Il était allé, durant cette dernière période, ne voyant plus sortir la petite fille, sonner plusieurs fois à la porte de la villa Cyané pour demander des nouvelles. Ces visites, qu’autorisait aux yeux des domestiques le service autrefois rendu à la malade dans son évanouissement, rendaient légitime la démarche qu’il fit au lendemain du tragique événement. Il eût tant voulu à cette seconde, et maintenant que Pauline était morte, se précipiter vers sa maison, s’agenouiller au pied du lit où elle reposait, lui demander le pardon auquel tant de souffrances ainsi acceptées lui donnaient droit et emmener son enfant, la voler, la reprendre plutôt, — au lieu qu’il avait dû se contenter d’écrire à la sœur de la morte un billet de banale politesse, où il se mettait, en qualité de compatriote, à sa disposition pour l’assister dans les préparatifs compliqués où elle allait se trouver engagée dans ce coin perdu d’Italie. Que devint-il lorsque la réponse lui arriva qui commençait par ces mots : « Je savais, monsieur, par ma chère morte, que vous étiez le frère de cette pauvre Julie Archambault que j’ai trop peu connue… » Quelles larmes il avait versées en lisant cette phrase si simple, mais qui lui apportait le pardon de celle qui n’était plus ! Car le billet, comme il était naturel, se terminait par une prière de venir à la villa Cyané. Il allait pouvoir se rapprocher de sa fille ici d’abord, et plus tard encore, — et Pauline mourante l’avait permis…

C’était cette espérance de ne jamais plus perdre de vue tout à fait l’orpheline qui le soutenait par ce soir d’une nouvelle séparation. Dans le désarroi de ce départ et de ce deuil confondus, il avait pu être assez utile à la sœur de Pauline pour acquérir un droit à sa reconnaissance. C’était Mme de Raynal elle-même qui avait manifesté le désir qu’il s’arrêtât quelque jour à Besançon afin que leurs relations n’en restassent pas là, elle-même qui lui avait demandé de surveiller l’expédition des bagages que, dans sa fuite précipitée, elle laissait derrière elle. Il lui avait été permis au dernier moment de mettre sur la joue pâlie de sa fille un baiser dont l’émotion ne l’avait pas trahi, et il apercevait au problème douloureux dont il était le criminel martyr, cette solution suprême : l’unique objet de sa vie maintenant allait être de se rapprocher de plus en plus de la famille à qui se trouvait confiée Adèle. Il saurait s’en faire accepter lentement, discrètement, comme il convenait pour qu’aucun soupçon ne retombât jamais sur la mémoire de la morte. Il arriverait à déplacer son centre d’existence, puisqu’il était libre. Il s’installerait dans le voisinage de sa fille sous le couvert de quelque achat de campagne. Elle grandirait et il serait, lui, dans l’ombre, toujours prêt à la protéger d’une de ces protections cachées qui ne demandent rien que la joie d’être utiles… Ce ne serait pas le bonheur d’une famille avouée, — ce bonheur qu’il avait rêvé près d’Henriette. Ce ne serait pas le noble orgueil de la paternité ni ses délices permises. C’était encore plus qu’il n’avait mérité… Et voici qu’en regardant le navire qui s’enfonçait plus loin, toujours plus loin, il lui sembla qu’à la ligne extrême de l’horizon coloré des derniers feux du soleil couchant, un rivage de lumière apparaissait, — comme une falaise d’or et de pourpre vers laquelle marchait ce bateau, et c’était le symbole du nouveau rivage, de cette autre Terre Promise vers laquelle il allait marcher lui-même. L’héroïque sacrifice de la pure Henriette n’avait pas été perdu. L’homme de désir et d’émotion égoïste, celui qui ne vivait que pour sentir, fût-ce au prix de la misère des autres, achevait de mourir en lui, et, pressant sur ses lèvres la lettre reçue à Catane, qui lui avait été un talisman de rédemption, il murmura un merci du fond du cœur, avec piété, à cette créature de noblesse qui lui avait montré la voie. Il y avait dans ce baiser une espérance qu’elle consentirait peut-être un jour à l’aider de sa présence. Il y avait la certitude que si elle restait séparée de lui par son vœu, elle lui rendrait du moins l’estime dont il se sentait digne, aujourd’hui qu’il était devenu l’homme de responsabilité et de conscience, qui ne vivrait plus que pour réparer les douleurs qu’il avait causées.


Beaulieu, près Tours, Septembre 1891. — Rome, Avril 1892.