La Terre promise/XII

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Alphonse Lemerre, éditeur (p. 373-399).


Huit jours ! Huit fois vingt-quatre de ces heures comme il en passait depuis qu’il avait quitté Palerme dans l’agonie de la plus mortelle inquiétude, voilà ce qu’annonçait à Francis la lettre qu’il reçut de Mme Scilly au lendemain de cette nouvelle explication échangée entre la mère et la fille. Mais cette incertitude, c’était encore de l’espérance, et le jeune homme était sincère en répondant comme il répondit : « Je vous remercie d’avoir plaidé ma cause avec tant d’amitié, que vous m’avez déjà gagné cette semaine. Je sais si bien quel avocat j’aurai en vous durant ces journées dont je vais essayer de supporter l’horrible anxiété. J’y réussirai. On a toujours plus de force qu’on ne croit pour être malheureux, surtout quand au terme de ce malheur il y a encore cette possibilité d’une telle consolation… » Tout son cœur tenait dans ces quelques phrases, avec le mélange de découragement et de vaillance, de résignation et de fièvre, qui lui aurait rendu insupportable tout autre cadre autour de sa peine que celui de l’étrange ville où les circonstances l’emprisonnaient. Il devait au contraire se rappeler plus tard, avec une certaine douceur, ses longues et solitaires promenades dans cette sauvage campagne des environs de Catane, qui se développe entre le pied du colossal volcan et le bord de la mer. Tant il est vrai que, même dans nos plus mortelles crises, nous demeurons sensibles au mystérieux accord ou au désaccord de la nature environnante avec notre état intérieur. Autant l’horizon de Palerme, si paisible, si riant, lui avait été un supplice au cours de ses luttes morales et durant ses obsédantes angoisses, autant cette farouche contrée Etnéenne s’harmonisait avec ses pensées de maintenant, et dans cette harmonie il goûtait, non pas un apaisement à cette fièvre d’attente dont il était consumé, mais cette sorte d’endormement que procure la solitude devant un paysage où nous retrouvons le symbole de notre désolation intime. Il quittait Catane en voiture et il jetait au cocher un nom quelconque, sûr de rencontrer une place où s’arrêter et rêver longtemps. Autour de lui, et sitôt la voiture hors de la ville, toutes choses racontaient le drame formidable des éruptions anciennes et récentes. C’étaient de noirs écueils, bavure de lave vomie par la montagne jusque dans la mer, contre lesquels brisait monotonement la lame bleue. C’étaient des vallées où des aloès et des cactus colossaux poussaient, dans un amas de sombres rochers, fleuve de feu aujourd’hui refroidi en une coulée de scories démesurées et chaotiques. C’étaient des ceps de vigne gros comme de jeunes chênes et plantés dans des carrés de cendre noire. Et toujours ce sable et la lave, cette lave et le sable alternaient, attestant le travail ininterrompu du Mongibello, comme dit le patois des Siciliens demeuré à demi arabe. Sur ce sol de désastres, agité sans cesse par le frisson du tremblement de terre, une végétation violente d’orangers, de citronniers et de châtaigniers grandissait de toutes parts, des jardins fleurissaient, des villas blanchissaient, comme pour révéler la lutte obstinée de la vie contre la formidable et monstrueuse bouche de feu que le jeune homme apercevait, dans les jours clairs, toute chargée de fumée par-dessus l’immaculée blancheur des neiges. Durant des lieues et des lieues il allait ainsi, dispersant son âme dans ces horizons toujours convulsés, où il lisait l’œuvre séculaire des grandes puissances irrésistibles de la nature, et, par une analogie à laquelle il s’abandonnait douloureusement, le tragique aspect de ce coin de terre lui représentait l’image gigantesque de ce qu’était en petit sa propre destinée. Comme sur ces jardins fleuris de roses, sur ces bosquets d’arbres chargés de fruits, sur ces villas claires, le fleuve de feu roule tout d’un coup, desséchant les plantes et les bois de sa brûlante haleine, noyant les maisons de sa masse liquide, étendant une nappe de lave stérile à la place où le travail humain rêvait de se faire un abri heureux et paisible, ainsi des abîmes d’un passé qu’il croyait à jamais éteint, un flot de sentiments destructeurs avait jailli, dévorant tout, dévastant l’oasis où il souhaitait de reposer sa fin de jeunesse ; et les déserts de roches sauvages où il se plaisait à s’égarer n’étaient pas plus désolés que l’avenir qu’il entrevoyait, si le funeste sort achevait son travail de ruine. Il trouvait, dans la sensation de cette étrange et presque surnaturelle correspondance entre ce pays et ses désastres de cœur, une volupté amère qu’il se plaisait à redoubler en s’enfonçant dans une solitude plus farouche encore. Il abandonnait la voiture et il marchait jusqu’à quelque point d’où il pût apercevoir la montagne à la fois et la ligne de la mer, et là, couché sur un des blocs lancés autrefois par le volcan, ayant autour de lui ce panorama de destruction, il songeait, songeait indéfiniment.

Que de souvenirs l’assiégeaient dans ces minutes-là ! Il les regardait avec cette espèce de dédoublement que les vastes horizons de nature favorisent d’une façon si particulière. Il lui semblait presque assister en pensée aux actions d’un autre, tant il percevait avec une lucidité et une acuité surprenantes le long enchaînement logique de ses actions et de ses passions. En même temps il éprouvait devant le tableau ainsi déroulé de ses jours une sorte de sentiment nouveau pour lui et qui marque en effet chez tous les hommes le point précis où la vie tourne, où nous commençons vraiment de voir la descente fatale, notre jeunesse finie, la vieillesse si voisine, et l’autre rivage. Il se rendait compte qu’il avait vécu, qu’il avait eu son lot, bon ou mauvais, au jeu étrange de l’existence, qu’il en avait connu ce qu’elle peut donner d’émotions amères ou douces, et surtout qu’il avait amassé sur sa tête assez de responsabilités pour suffire à ce qui lui restait d’années. Combien encore ? Depuis les quelques mois qu’il aimait Henriette, il avait oublié, dans l’ivresse de son renouveau intérieur, les expériences passionnelles traversées autrefois. Son existence d’adultère et de libertin s’était évanouie pour laisser la place seulement au fiancé respectueux et ravi, à l’adorateur pieux d’une vierge pieuse. Il avait cru de bonne foi s’être désaltéré à une Jouvence libératrice. Quelle illusion et comment avait-il pu même la concevoir quand il était si vieux, si chargé du poids de ces souvenirs qui se faisaient si nets en ce moment, presque si palpables ! Il réfléchissait alors aux événements qui l’avaient brusquement acculé à sa situation actuelle. Ce qu’il y avait en eux d’impossible à prévoir était précisément ce qui lui donnait la plus forte impression qu’une incompréhensible puissance les avait dirigés l’un après l’autre. Cette sensation subie, durant sa nuit de Monreale, d’une mystérieuse justice toujours à la veille de frapper les coupables bonheurs, le reprenait avec plus de force encore. En vain sa raison se révoltait-elle contre une semblable idée. On n’est pas impunément le fils d’une époque où c’est un lieu commun de la philosophie et de la science que la négation de toute cause providentielle dans les affaires du monde. Combien davantage dans les humbles et obscures destinées individuelles ! Francis s’appliquait à se démontrer que des hasards seuls après d’autres hasards avaient gouverné la suite des circonstances contraires où il s’était débattu. C’était un hasard que la comtesse Scilly et Mme Raffraye eussent été atteintes toutes les deux du même mal ; un hasard que deux médecins, à cent lieues de distance, eussent choisi le même séjour d’hiver parmi vingt autres pour ces deux malades ; un hasard que des indications de guide eussent réuni les deux femmes dans le même hôtel ; un hasard que la ressemblance de la petite Adèle avec sa sœur Julie fût effrayante jusqu’à l’hallucination. C’était un hasard que les soupçons d’Henriette eussent été provoqués et confirmés comme ils l’avaient été par la rencontre dans le jardin avec la petite fille, puis par cette conversation entre la comtesse et lui surprise d’une manière si foudroyante. Il ne pouvait cependant pas supposer que chacune des mailles de ce réseau de faits eût été nouée par une volonté supérieure en train de veiller à une distribution de douleurs qui n’était même pas équitable, puisque son innocente fiancée n’avait commis, elle, aucune faute. Il raisonnait de la sorte, puis il retrouvait en lui, aussi invincible et aussi intacte, cette impression que ce mot de hasard lui servait seulement à déguiser son ignorance des causes véritables et secrètes dont le jeu avait gouverné ce détour subit de son existence. Une fois écarté le point particulier qui concernait Henriette, n’était-il pas contraint de reconnaître qu’il n’avait, lui, rien subi que de mérité ? Que signifie le mot de hasard quand, parmi l’innombrable série des événements possibles, ceux-là seulement se produisent qui se produiraient si un juge souverain était chargé de les répartir ? Qu’avaient-ils fait, ces hasards successifs, sinon de mettre face à face son présent et son passé, l’homme qu’il rêvait, qu’il souhaitait de devenir, et l’homme qu’il avait été ? Il n’avait eu devant lui que ses propres actions, incarnées d’une part dans la femme dont il avait été l’amant et dans la fille d’autre part qui était née de leur liaison. Et cette femme n’avait pas poursuivi un plan de vengeance, cette fille ignorait qu’il fût son père. Elles avaient paru, et leur présence avait suffi pour que les actions d’autrefois, et dont il s’était cru à jamais dégagé, se dressassent aussi devant lui… C’est donc vrai que l’on ne refait pas sa vie ? C’est donc vrai que notre passé nous poursuit sans cesse dans notre avenir ? Est-on coupable cependant, lorsqu’on s’est tant condamné soi-même, tant débattu contre la souillure intérieure, oui, est-on coupable de désirer se rajeunir en rencontrant dans un être pur et simple, précisément ce que l’on n’a plus, ce que l’on n’aura jamais plus en soi ? Quels sont les hommes qui arrivent au mariage, ayant vécu de manière à ne pas rougir devant leur fiancée si elle est ce qu’était Henriette, vraiment une fiancée, l’être à qui l’on peut dire du fond de son cœur : « C’est toi que je cherchais à travers mes égarements ?… » Dans ces méditations d’une sincérité égale à celle qu’il aurait eue devant la mort, Francis se rendait compte qu’il n’avait pas le droit de se comparer à ces autres hommes. Les anomalies de ses fiançailles lui étaient aussi claires maintenant qu’elles lui avaient été cachées au moment même où il s’engageait avec la jeune fille. Sans doute il avait été bien sincère en s’attachant à Henriette, mais un peu de son passé se cachait dans la résolution qu’il avait prise de lier sa jeunesse finissante à cette jeunesse commençante. Il y avait eu dans la fièvre avec laquelle il s’était engagé à la jeune fille comme une fuite de ses trop vivants souvenirs. Il l’avait moins aimée, qu’il n’avait aimé à l’aimer. Ç’avait été, avec une fougue qui l’avait étourdi lui-même, une nouvelle, une dernière espérance du rêveur romanesque qu’il était au temps où il avait rencontré Pauline. Il restait bien le même rêveur, malgré ses trente-cinq ans. Ce qui l’avait précipité vers Henriette, c’était bien le même appétit d’émotion, le même désir passionné de sentir qui l’avait jadis précipité vers l’autre. Il avait marché vers le mariage, comme jadis vers l’adultère, poussé par cet amour de l’amour qui dans les deux circonstances avait aboli en lui tout scrupule. Il n’hésitait plus à se condamner, en reconnaissant qu’il n’avait jamais eu le droit de se fiancer sans avoir conquis la preuve définitive, d’abord qu’il n’avait plus dans son cœur même la place pour une rancune ou pour un remords à l’égard de Pauline, ensuite et surtout qu’il n’avait aucun devoir vis-à-vis de la petite Adèle. Ah ! Comme il avait agi autrement ! Son crime vis-à-vis d’Henriette était là, dans cette inconscience où il avait voulu se plonger. Il avait fait les ténèbres en lui sur les portions misérables de son cœur et qui l’auraient forcé à reconnaître qu’il n’était pas certain de son absolue indépendance. Hélas ! Il n’était même pas certain de son indifférence. Il le comprenait maintenant, mais trop tard : certaines maladies morales condamnent ceux qui en sont les victimes à ne pas en infliger le contre-coup à d’autres êtres. Son âme sans discipline morale, dépourvue de volonté, flottante à toutes les impressions, avait perdu ce pouvoir de se dominer qui permet les contrats loyaux et irrévocables. Il en résultait que cette âme, pareille à certains organismes consumés, était incapable de refermer ses plaies comme ils sont incapables de refermer les leurs. Il l’avait trop constaté à la première épreuve : à la place où Pauline l’avait touché autrefois, la blessure saignait toujours. Aurait-il de même subi d’une manière si étrange cet éveil de sa paternité à la seule vue d’Adèle, si depuis des années il n’eût gardé à cette place aussi une autre blessure toujours saignante ? L’incohérence de sa vie sentimentale lui causait alors, quand il descendait à cette profondeur dans sa conscience, un frisson d’épouvante. Il reportait ses yeux sur le vaste et formidable paysage pour s’oublier, et c’était pour se retrouver encore. Il regardait la mer de Calabre là-bas, dont la nappe bleue brillait au soleil. Des vaisseaux s’y détachaient, ouvrant leur voilure au vent qui souffle d’Afrique. Ils allaient, remués, battus par les vagues comme sa jeunesse l’avait été par les passions, et quand il avait voulu descendre du bateau qui avait tant roulé sur la haute mer, pour se construire une maison sur le rivage, il avait choisi une plage aussitôt secouée d’un tremblement de terre qui avait tout jeté à bas, et il était là, gisant parmi les décombres, avec l’attente d’une ruine plus définitive, s’il ne trouvait pas dans le pardon d’Henriette le seul recours qu’il pût espérer… Un recours, oui, mais non plus même une guérison ! Lui rendrait-elle, sa pauvre fiancée, la paix du cœur vis-à-vis de la petite fille dont il se savait le père ? Même la tête posée sur le cœur de sa femme, s’il l’épousait, oublierait-il le cri qu’il avait entendu s’échapper de la poitrine déchirée de Pauline, ce cri de l’être qui va mourir, qui ne ment pas, qui ne peut pas mentir, et qui proteste n’avoir pas mérité le coup dont on l’a frappé ? Oublierait-il ce maigre, ce misérable corps, soulevé dans cette minute d’agonie et la preuve qu’il avait tenue de son œuvre de bourreau ? Oublierait-il sa vie passée ? S’oublierait-il ?… Ô flamme cachée de l’âme de l’homme, la colonne de feu qui sourd des entrailles profondes du sol et qui répand la dévastation autour d’elle, produit plus d’épouvante que toi, qui ne ravages que le silence d’un cœur solitaire. Tes désastres taciturnes, et qui ne laissent pas après eux de décombres visibles, sont pourtant les plus tragiques, ceux qui protestent le plus contre cet horrible cauchemar d’un ciel vide où ne serait caché aucun Juge, aucun Consolateur !

Ils avaient déroulé leurs tristes heures, les huit jours annoncés par Mme Scilly, à travers ces pensées, et sauf une lettre de cette dernière qui lui disait encore de s’armer d’espérance et de courage, Francis ne savait rien de Palerme ni des scènes où se jouait son avenir. Toutes les réflexions auxquelles il s’abandonnait dans sa solitude l’enveloppaient de cette vapeur de fatalisme dont certains hommes sont d’autant plus possédés qu’il s’agit pour eux d’intérêts plus essentiels. Mais sur quel champ aurait-il pu appliquer son énergie, maintenant que le drame de sa destinée était engagé comme il l’était ? Quelles paroles aurait-il prononcées, plus touchantes que celles de cette indulgente et sainte mère de qui le pardon était pour Henriette le gage le plus sûr qu’il méritait d’être plaint ? Il gardait dans cette intervention de la noble femme, dont il avait tant redouté l’implacable rigueur et qui lui avait montré cette compatissante charité, une confiance presque superstitieuse, et quoique le tremblement intime de tout son être se fît plus douloureux à mesure que la semaine avançait, il espérait en effet, dans la mesure où il lui était permis d’attendre un adoucissement du sort. Cependant, lorsque le matin du huitième jour eut passé sans qu’il eût reçu un télégramme de la comtesse lui disant de revenir par le train de l’après-midi, il commença de tomber dans une si cruelle appréhension, qu’il lui fut impossible de ne pas télégraphier lui-même pour implorer une réponse par la même voie. Que devint-il en ne trouvant dans cette réponse, qui lui arriva le soir, qu’une prière d’attendre une lettre partie de Palerme le jour même ? Mme Scilly ne le rappelait pas immédiatement. Elle ne lui indiquait par aucun mot la solution définitive de ses efforts auprès d’Henriette. Avait-elle donc échoué ? Ou bien la jeune fille avait-elle demandé un délai plus long ? Quel mystère cachait ce silence ? Certes, Francis croyait s’être blasé depuis six semaines sur l’odieuse sensation de l’incertitude. Il en avait tant souffert, mais jamais comme durant cette nuit qui sépara cette dépêche de la lettre qu’elle annonçait. Quand, au lendemain de cette nuit de fièvre, il tint l’enveloppe entre ses doigts, comme il tremblait en la déchirant ! Il vit qu’elle contenait un billet très court de Mme Scilly, et une seconde enveloppe ouverte, sur laquelle n’était aucune adresse. Les premiers mots de la mère de sa fiancée le bouleversèrent au point qu’il dut s’asseoir, et ce fut avec des yeux brouillés de larmes qu’il lut les quelques phrases, décisives comme un arrêt de mort, dont l’écriture trahissait l’émotion avec laquelle la pauvre femme les avait tracées :


« Je ne peux rien vous écrire aujourd’hui, mon cher Francis. Je suis désespérée. La lettre ci-jointe et que j’ai promis de vous envoyer vous dira dans quelles dispositions j’ai trouvé Henriette. Tout ce qu’une mère peut dire à une fille dont elle voudrait, au prix de son sang, changer la résolution, je le lui ai dit. Tout a échoué. Nous partons après-demain matin pour Tunis, puis Alger. Avant mon départ j’aurai la force de vous rapporter le détail de notre dernier entretien et les raisons qu’elle m’a données d’une rupture que je m’obstine à ne pouvoir accepter comme irrévocable, pas plus que je ne peux me ranger aux idées que lui inspire une exaltation religieuse dont je me reproche d’appréhender l’excès. Ce sont d’autres nouvelles que j’espérais vous envoyer, et la pensée de ce que vous éprouverez au moment où celles-ci vous arriveront me donne une émotion qui ne me permet aujourd’hui de vous dire qu’un mot, mais il est bien vrai : tout mon cœur de mère est avec vous.

« Louise S. »

Le jeune homme resta longtemps à prendre et à reprendre ces lignes si brèves, mais dans lesquelles il sentait réellement la vérité d’une affection qui devait s’être heurtée à une volonté bien inflexible pour n’avoir pas triomphé. Qu’allait-il trouver dans l’autre lettre qu’il n’osait pas ouvrir, tant il redoutait l’impression qu’allait lui donner encore, même dans son chagrin, l’évidence de la métamorphose des sentiments d’Henriette à son égard ? N’allait-elle pas lui être rendue comme perceptible par la manière seule dont sa fiancée l’appellerait ? Il finit par se décider cependant, et voici les pages dont la lecture acheva d’éteindre la faible lueur d’espérance qui aurait pu encore subsister en lui après le billet de la comtesse.


« Palerme, 11 janvier.

« Je viens de demander à mon crucifix le courage d’écrire ce que je dois écrire à celui dont j’ai rêvé de porter le nom, à celui que j’ai aimé comme je n’aimerai jamais plus, et je veux qu’il sache que séparée de lui par la plus irrévocable des résolutions, je ne cesserai pourtant pas de penser à lui comme à ce que j’ai de plus cher après ma mère. Je veux qu’il le sache et qu’ayant été sa fiancée je ne serai plus celle de personne ici-bas. Je lui garderai jusqu’au tombeau la foi que je lui ai jurée, quoique d’une manière qui n’est pas celle du monde. Mais je peux dire de moi-même ce que disait de ses disciples le divin ami, le consolateur dont j’ai l’image devant moi : « Je ne suis plus du monde. » Si je n’avais à remplir mon devoir envers ma sainte et douce mère, je pourrais dire ces mots avec plus de réalité encore, sinon avec plus de vérité. C’est dans cet esprit que j’essayerai d’écrire ces pages, et je désirerais qu’elles fussent lues ainsi par la personne à qui elles seront remises dans quelques heures, avec ce sentiment particulier qui rend le vœu d’une morte plus respectable et plus solennel. Peut-être ai-je le droit de demander qu’il en soit de la sorte, car, si c’est la souffrance qui donne à la mort ce caractère sacré pour tous, je crois que j’ai souffert autant qu’une créature humaine peut souffrir. Du moins je n’avais ni connu, ni seulement imaginé une telle douleur.

« Quoiqu’une telle parole soit dure à entendre et bien dure à prononcer, il faut que j’y insiste, car je dois parler comme avec moi-même, comme je parle devant ma conscience. Oui, cette douleur a été affreuse, parce que j’ai été contrainte de reconnaître tout d’un coup et sans aucune préparation, que je vivais depuis des mois dans une chimère, et que je ne connaissais rien du passé de celui que j’aimais, je peux presque dire rien de son caractère. Il avait eu, durant des années, des émotions, des joies, des chagrins dont j’ignorais tout. Il gardait en lui le souvenir d’actions dont je jugeais un honnête homme si incapable, qu’encore à l’heure présente, il me faut toutes les tristes évidences dont je suis accablée pour être certaine que c’est bien vrai, que je n’ai pas été le jouet d’un affreux rêve. Je ne le juge pas. Je ne le condamne pas. J’ai compris, par les réponses de ma mère, que la jeunesse de la plupart des hommes cache des secrets pareils. Je n’ai pas cru qu’il fût pareil à la plupart des hommes. J’étais si fière de lui, si fière de sa noblesse d’âme, si persuadée que j’aurais pu tout savoir de sa vie, dans le passé comme dans le présent, heure par heure, minute par minute, — tout en savoir et trouver toujours, dans chacune de ces révélations, un motif de l’aimer, de l’estimer, de l’admirer davantage. Ah ! J’avais lu dans des livres auxquels j’aurais dû croire qu’il ne faut attendre des affections terrestres que tristesse et désolation, j’avais lu qu’il est insensé de mettre dans un autre que le Sauveur sa confiance et sa joie. Au lieu de m’appliquer ce conseil, je vous remerciais, mon Dieu, chaque jour, d’avoir rencontré uniquement dans mon existence de cœur des êtres en qui je pouvais avoir cette confiance, de qui je n’aurais jamais que de la joie. Mon cher bon Dieu ! Si c’était un aveuglement d’orgueil, que j’en ai été punie ! J’ai vu mentir celui que j’aimais, je l’ai vu me mentir ! Je l’ai entendu confesser devant moi des actes dont la honte me poursuit avec obsession. J’ai su qu’il me trahissait depuis des semaines sans avoir même cette générosité de l’aveu qui m’eût épargné l’horreur de cette découverte. Il feignait de vivre de notre simple et paisible vie, tandis qu’à côté et en silence il en vivait une autre. Chacun de ses sourires, chacune de ses paroles, chacun de ses regards pendant plus d’un mois fût une hypocrisie. Quand il n’y aurait rien que cela entre nous, que la mémoire de ce rôle qu’il a pu soutenir des jours et des jours, remettre ma main dans la sienne comme auparavant me serait impossible. Ce n’est pas de jalousie que je souffre, quoiqu’il soit trop cruel de penser que la même bouche a dit les mêmes phrases à une autre, qu’une autre a été aimée comme l’on s’est crue aimée, et que rien, rien ne saurait effacer cela. Ma peine la plus profonde n’est pas celle-là. Elle est de ne plus estimer celui que je n’ai pas cessé d’aimer.

« Si je me suis laissée aller à me plaindre de cette peine dans ces pages destinées à la personne qui l’a causée, ce n’est pas que je me révolte. J’ai accepté ma croix. C’est par la certitude que seule cette personne peut adoucir cette peine en se conduisant de manière que je pense à elle, sinon comme je pensais auparavant, du moins autrement que je ne pense aujourd’hui. Non, je ne me révolte pas contre ma souffrance, et je crois même que je la bénirais s’il doit en sortir un bien pour trois âmes, toutes trois en péril, celles de deux coupables et une autre qui est innocente. Quoique en reprenant ma liberté vis-à-vis de celui à qui j’étais engagée je lui aie rendu la sienne, quoiqu’il ait le droit de ne pas tenir compte de ce dernier soupir que j’aurai poussé vers lui, je sais cependant que tout n’a pas été mensonge dans la tendresse qu’il disait me porter, et je suis sûre qu’il ne le méprisera pas, ce dernier et profond soupir… Il y a pour lui une route à prendre qui n’est plus la même que la mienne, mais où je le suivrais, qu’il le sache bien, de tout mon cœur, de toutes mes prières. S’il a pu croire, lorsqu’il a voulu me donner sa vie, que cette vie lui appartenait, il ne peut plus le croire aujourd’hui. Il existe une pauvre et fragile enfant, qui aurait le droit, si elle aussi savait tout, de réclamer son appui. Il existe un malheureux être dont il a été le bourreau. Il ne convient pas que j’en dise davantage, mais si j’apprenais un jour que celui qui fut mon fiancé a réparé ce qu’il pouvait encore réparer de cet horrible passé, je le répète, je bénirais le coup qui, en nous séparant, l’aurait rendu à un absolu, à un inévitable devoir. J’ai trop de confiance dans la parole : « Tout ce que vous demanderez à mon père en mon nom vous sera donné » pour n’être pas sûre qu’il en sera ainsi, et que deux âmes qui se sont fait tant de mal seront sauvées par le sentiment de leur commune responsabilité envers une autre qui est leur épreuve et qui peut être leur rachat. Oui, j’ai prié pour qu’il en fût ainsi, malgré des obstacles qui semblaient infranchissables. Le seul qui dépendît de moi est désormais levé, puisque notre mariage est définitivement rompu. Les autres le seront, je n’en veux pas douter, et ce jour-là je ne regretterai pas mes larmes. J’en ai pourtant pleuré beaucoup et de bien amères. Mais l’on donne sa vie pour sauver la vie de celui qu’on aime. Ne peut-on donner ses larmes avec une joie pareille, pour sauver ce qui est plus précieux que la vie qui passe si vite ? Et c’est à ce salut que j’ai voulu que ma douleur servît. Voilà pourquoi j’ai cru qu’il me fallait écrire mes pensées et mes sentiments dans toute leur vérité. Je remercie Dieu d’en avoir eu la force. »

« Henriette Scilly. »


Cette lettre naïve où la pauvre enfant avait mis tout ce qu’elle pouvait mettre de son cœur, ressemblait si peu à ce que Francis attendait, qu’il dut s’y reprendre à deux fois pour se convaincre, lui aussi, qu’il n’était pas le jouet d’un songe. Mais non. C’était bien l’écriture d’Henriette, c’étaient bien ses façons de parler un peu gauches et embarrassées quand elle avait une idée à exprimer qui lui coûtait un effort. C’était sa façon de sentir surtout, cette délicatesse souffrante qui la rendait si froissable aux moindres nuances. — Elle n’avait employé la troisième personne que pour éviter au jeune homme ce changement d’appellation qu’il avait tant appréhendé. — C’était sa ferveur religieuse, exaltée par la souffrance jusqu’à cette folie de la croix, qui, mêlée chez elle à son amour brisé, l’avait conduite à cette conception follement romanesque, à cette idée d’un mariage entre celui qu’elle aimait et son ancienne maîtresse. Elle avait raison, que de larmes elle avait dû verser pour réaliser seulement l’imagination d’un pareil projet ! Quelle tendresse aussi dans cet aveu de sa passion qu’elle laissait échapper de nouveau à l’instant même où elle renonçait pour toujours aux bonheurs que cette passion lui avait donnés et pouvait lui donner encore !… Pour toujours ?… À la pensée que ces pages où se révélait le charme souverain de cette âme innocente et sublime étaient aussi des pages d’adieu, Francis fut envahi d’un accès de révolte désespérée comme nous en avons tous connu devant la mort. Une de ces indomptables frénésies s’empara de lui, qui précipitent un homme sur un bateau, sur un wagon, sur un cheval. Il faut qu’il aille, qu’il dévore l’espace et le temps, qu’il arrive auprès d’une certaine personne avant une certaine heure. On marcherait pieds nus et sur des charbons brûlants, dans ces moments-là, pour ne pas manquer cette occasion d’étreindre une main, de jeter ces mots : « Ne t’en va pas, ne me laisse pas !… » Cri stérile le plus souvent et qui n’empêche pas l’inévitable séparation ! Mais on veut l’avoir poussé. Francis regarda sa montre. Il était près de midi. Le train qui va de Messine à Palerme et qui s’arrête à Catane, passait dans deux heures. Il serait au Continental à dix. Les dames Scilly partaient le lendemain matin. C’était encore de quoi livrer une dernière bataille… Qu’il les trouva longues ces deux heures, et lentes les roues du wagon quand il eut pris place dans cet express Sicilien ! Il eût voulu le train rapide comme le passage des oiseaux qu’il regardait voler dans le ciel par la fenêtre ouverte du compartiment où il se rongeait. Et surtout, quand la nuit une fois tombée, il n’eut plus même le déroulement monotone du paysage pour distraire sa pensée, que de funestes pressentiments le tourmentèrent, jusqu’à s’imaginer que la fatalité s’acharnant contre lui, le train déraillerait avant qu’il fût arrivé, que la voie serait interrompue ! Cette espèce d’hallucination d’impatience devint si folle qu’il voulut voir un présage de réussite dans le fait seul de se retrouver sans accident sur le quai de la gare de Palerme. Enfin il était dans la même ville qu’Henriette, il allait la voir.

Il y a dans ces insensés voyages entrepris de la sorte, avec l’égarement d’une passion qui ne peut plus supporter l’absence, une minute toujours affreuse. C’est celle qui succède immédiatement à l’arrivée, alors qu’éperdus d’impatience, dévorés d’une ardeur qui touche au délire, nous nous heurtons à quelqu’un de ces petits obstacles matériels qui mettent encore une dernière et nouvelle distance entre nous et la personne vers laquelle l’amour nous précipita de cette course affolée. Pour Francis, l’énervement de ces derniers petits obstacles fut d’autant plus cruel que des subalternes s’y trouvaient mêlés. Ce fut d’abord le concierge du Continental, dont la surprise mal dissimulée fit comme une piqûre de plus dans la grande plaie saignante du cœur du jeune homme. Le drame de sa vie ne pouvait cependant avoir échappé tout entier aux serviteurs de cet hôtel, c’est-à-dire d’une maison ouverte de toutes parts aux curiosités et aux commentaires. Nayrac le savait d’avance et il en souffrit. Et davantage de se retrouver devant le vieux Vincent qu’il fit appeler aussitôt pour le prier de remettre à la comtesse un billet hâtivement griffonné. Durant ses longues et tendres fiançailles, il avait goûté une douceur intime à la familiarité de vieux domestique, avec laquelle le traitait l’ancien soldat. La contrainte et l’étonnement qu’il lut sur cette physionomie du fidèle valet de chambre renouvelèrent son horrible sensation des choses les plus vivantes et les plus délicates de son cœur jetées en pâture à des racontars d’office. Et puis quel contraste entre ses habitudes d’autrefois, quand il entrait dans le salon de Mme Scilly comme si c’eût été le sien propre, et cette obligation aujourd’hui de s’y présenter comme un étranger ! Il avait regagné sa chambre pour attendre la réponse à son billet. Tandis que la servante d’étage préparait son lit et que le garçon allumait le feu, il se rappela comment, au matin de sa première arrivée, quand il venait de Paris rejoindre sa fiancée, il avait trouvé cette chambre parée de fleurs, si gaie, si coquette dans la lumière bleue du matin. Qu’elle était triste à regarder maintenant à la lueur des bougies, dans le désordre de cette rentrée improvisée ! Et pourquoi Vincent tardait-il tant à revenir ? Enfin le brave homme retourna pour l’avertir que la comtesse l’attendait. Que n’eût pas donné Francis pour savoir si Henriette était là ?… Il ne pouvait pas même poser cette question ! Mais déjà la porte de l’antichambre s’ouvrait devant lui, puis celle du salon. Cette grande pièce vide lui serra le cœur de la même façon que tout à l’heure sa chambre, mais plus douloureusement encore. Une seule lampe en éclairait la nudité, affreuse à voir à cause de son luxe criard, maintenant qu’on en avait retiré la masse des petits objets féminins qui lui donnaient une physionomie vivante. Tout avait disparu : les étoffes qui voilaient de leurs nuances passées l’éclat battant neuf du meuble rouge, les portraits qui rendaient personnel le moindre coin de table ou de console, les bibelots qui rappelaient dans ce salon de hasard l’autre salon, celui du vrai home, les livres qui aidaient à charmer la longueur des veillées, les bouquets dont le rangement révélait seul le gracieux génie d’Henriette. Au milieu de ce qui était pour Francis un véritable désert, la comtesse se tenait debout, mais seule, et le visage bouleversé d’inquiétude :

— « Ah ! mon pauvre enfant, » dit-elle en s’avançant vers le jeune homme, « vous n’avez donc pas reçu nos lettres ?… »

— « C’est parce que je les ai reçues que je suis venu, » répondit-il. « Je veux parler à Mlle Scilly une fois encore. Je ne peux pas me séparer d’elle ainsi, et elle ne peut pas non plus ne pas penser qu’un accusé a pourtant le droit de se défendre… Je vous en supplie, faites qu’elle m’écoute, quand ce ne serait que cinq minutes, ici, devant vous… Ensuite, je vous en donne ma parole, quoi qu’elle ait décidé, je n’essayerai plus de la fléchir, mais par pitié, cette fois encore, cette dernière fois… »

— « Hélas ! » répondit la mère en secouant la tête, « je viens d’essayer, moi, tout à l’heure, quand j’ai reçu votre petit mot… Vous ne savez pas contre quelle implacable résolution je me suis de nouveau brisée. Elle m’a déclaré qu’elle ne sortirait plus de sa chambre que pour aller au bateau. Je ne peux pourtant pas, moi non plus, la contraindre à vous parler, et vous êtes trop honnête homme pour vouloir l’aborder en public et malgré elle… Écoutez, Francis, » continua-t-elle, « si j’ai vraiment été bonne pour vous comme vous me le disiez encore dans votre dernière lettre, si vous avez pour moi les sentiments de reconnaissance dont vous m’assuriez, c’est moi qui vous en supplie, laissez-nous partir sans tenter un effort pour la revoir, qui n’aboutirait qu’au plus inutile des scandales. Et j’ajoute au plus dangereux… Elle a été si souffrante ! Elle est encore si nerveuse ! — Ah ! Ne me la tuez pas, et pour rien, car je vous le jure, et j’ai le droit de vous demander de me croire, elle mourrait avant d’être revenue sur une volonté que le temps seul a quelque chance d’amollir… »

— « Mais, du moins, » reprit le jeune homme, « m’autorisez-vous à lui écrire ?… Puis-je obtenir que vous lui remettiez une lettre avant qu’elle s’en aille ?… »

— « J’y ai pensé, croyez-le, » dit la mère, « et je lui ai demandé ce qu’elle ferait si elle recevait une lettre de vous. — « Je la brûlerais sans la lire, » a-t-elle répondu… »

— « Mon Dieu, » gémit-il en se laissant tomber sur une des chaises de ce salon où il avait été si heureux, « que devenir alors ? Depuis ces douze jours j’ai cruellement souffert, mais je vivais d’espérance. Je n’acceptais pas cette idée que tout serait rompu entre nous, sans un mot, rien qu’un mot, un seul… »

— « Il faut espérer encore, » dit la mère, « espérer et avoir confiance en moi… »