La Terreur en Macédoine/I/V

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Éditions Jules Tallandier (p. 64-82).

CHAPITRE V


Sauvé ! — Comment Joannès put se débarrasser de ses liens. — Au fond de l’eau. — Les amis des mauvais fours. — Le passé de Joannès. — Projet patriotique. — Néant ! — Les gendarmes ! — Premiers coups de feu. — Massacre. — Bas les armes ! — Victoire. — Transformation. — « Je voudrais être brigand ! » — En avant !

Au moment où la troupe albanaise disparaît aux dernières lueurs du crépuscule, une tête pâle émerge au-dessus de la rive. Toute blanche, comme un marbre, elle se détache en vigueur sur la terre noirâtre, semée d’herbes courtes.

Deux mains saisissent à pleines poignées les gramens, se crispent et s’agrippent. Un souffle saccadé se fait entendre, l’eau clapote, les roseaux s’agitent.

Et une voix étouffée, toute sifflante, gronde avec un indicible accent de haine :

« Garde-toi, Marko !… garde-toi et sois maudit !… »

D’un violent effort, le corps immergé tente de s’arracher de l’eau.

Il s’élève jusqu’aux épaules, retombe encore pour de nouveau s’enfoncer.

Alors, la voix reprend avec une sorte de rugissement sourd qui se perd dans un sanglot :

« Je ne peux pas !… je ne peux pas !… Oh ! misère… et pourtant il le faut !… je le veux…

« Pour la patrie… pour l’amour et pour la vengeance !… »

Encore un effort !… le dernier, celui qui triomphe de l’obstacle ou brise la machine humaine. Les bras du malheureux se crispent, le col s’allonge, les reins se tendent à en craquer. Il y a comme un temps d’arrêt, puis… ahan ! L’eau bouillonne, clapote plus fort… l’homme sort à demi, s’accote sur la poitrine, donne une violente secousse et roule étalé sur la berge.

Il reste anéanti, respirant à peine, incapable de mouvement, de volonté, de pensée. Une heure s’écoule et, dans le grand silence de la nuit, l’homme revient à lui, se ressaisit. Il contemple les étoiles qui criblent le firmament, frissonne, essaye de se relever et retombe lourdement.

Ses jambes étroitement garrottées, engourdies, lui refusent tout service. Il murmure en claquant des dents :

« J’oubliais mes liens… Dieu ! que j’ai froid… je meurs de faim… de faiblesse… et cette plaie me fait horriblement souffrir…

« J’aurais tort de me plaindre, pourtant… puisque contre tout espoir… toute possibilité, je vis et je suis libre !…

« Cependant, il faut en finir… Oh ! comment rompre ces cordes qui coupent ma chair… me supplicient ?… »

Voulant réagir contre ce froid mortel qui l’envahit, il se traîne sur les mains et SUT le ventre, comme un phoque échoué sur le sable. Ses yeux perçoivent, dans les herbes, un éclat de métal et ses mains sentent un corps dur.

« Un poignard !… ô joie… »

Il saisit l’arme, et, lentement, avec d’infinies précautions, pour ne pas entamer sa chair tuméfiée, tranche ses liens. Cela fait, et se traînant toujours, il revient à la rivière, laisse pendre ses jambes dans l’eau, et attend, avec le retour de la circulation, l’apaisement de ses tortures.

Et, pendant ce temps, son âme endolorie revit les terribles événements dont il est la victime et le héros !

L’union avec Nikéa la Belle, puis la horde des bandits s’abattant sur la demeure en fête, le pillage, la défense, la ruine, la mutilation, la mort… Et sa voix, qui s’est affermie, gronde maintenant avec une sorte de frénésie, de haine et d’énergie :

« Garde-toi, Marko, garde-toi !

« Où que tu sois, et quelle que soit ta puissance, je te ferai subir le supplice que tu as infligé à Grégorio…

« Je le jure !… moi dont tu as brisé la vie… moi que tu crois au fond de la rivière, noyé ou criblé de balles… moi Joannès ! »

Ainsi, c’est lui, l’intrépide Slave, dont le retour à la vie et à la liberté semble un défi jeté à la raison !

Voici d’ailleurs comment s’accomplit ce miracle de sang-froid, d’audace et d’endurance. Quand la troupe des Albanais passait la Sitnitza, Joannès avait repris connaissance, grâce à la barbarie de Nikol fouillant de son poignard la plaie de son épaule. Brisé, la cervelle congestionnée, il n’en conservait pas moins un sang-froid inouï.

Déjà un projet, d’une témérité à donner le vertige, venait de germer dans son esprit.

Sa tête pend à peu près au niveau de l’étrier droit de Nikol. Et ses bras aux poignets ligotés, tombent plus bas, naturellement, et font contrepoids aux jambes.

Alors, il songe froidement :

« Cet étrier a le fil d’une lame de couteau…

» Il faut que, pendant la traversée de la rivière, je m’en serve pour trancher les liens de mes poignets. »

L’entreprise est folle. Il la tente néanmoins, au risque de s’asphyxier, ou de rouler, tout garrotté, dans l’abîme. Il saisit le moment où l’eau dépasse le poitrail des chevaux. Il reste la tête sous les flots et, dans le remous plein d’écume, Nikol ne voit rien, ne soupçonne rien.

Les mains du prisonnier tâtonnent l’étrier. Il engage les cordes sur le tranchant, et se livre à cette série de mouvements désordonnés qui fait dire à l’Albanais en raillant :

« Va, gigote, souffle et tortille-toi ! »

Il sent bien quelques efforts de pression opérés sur son étrier. Mais, croyant toujours que le prisonnier suffoque et se débat dans l’eau qui le recouvre, il est à cent lieues de soupçonner la vérité :

Joannès réussit au delà de ses espérances. Au moment d’atteindre la seconde futaie de roseaux, ses deux mains sont libres. Il connaît admirablement la rivière, le gué, les trous profonds qui le bordent, l’arête rocheuse formant la ligne du passage. Il sait qu’à droite et à gauche, c’est, par places, l’abîme.

Il relève convulsivement la tête dans le remous, aspire une vaste gorgée d’air, se débat, exagère encore gère encore ses contorsions d’homme qui se noie et fait de nouveau rire aux larmes Nikol.

Alors, de ses deux mains engourdies, il pousse l’angle de l’étrier sur le flanc du cheval. Il presse en même temps, et de toute sa force, de façon à balafrer cruellement le noble animal. Brusquement, la peau est tranchée net, comme par un sabre.

Le cheval, blessé, endolori, se cabre. Joannès attend le moment favorable et respire de nouveau. Nikol, voyant sa monture affolée, reculer, battre l’eau des pieds de devant, cesse de rire.

Brusquement, le groupe s’effondre et glisse dans un trou profond de huit mètres ! Nikol, cavalier admirable, étreint son cheval entre ses jambes, le maîtrise de la bride, le ramasse et l’empêche d’aller en dérive.

C’est une statue équestre qui descend… descend… au milieu de végétaux enchevêtrés, de vases molles, de choses étranges et sinistres…

Glou… glou… glou… de grosses bulles d’air sorties des naseaux de la bête viennent crever à la surface, puis cheval et cavalier remontent d’un seul coup.

Joannès n’a pas attendu ce moment. Avec son calme inouï, il s’est doucement laissé aller à l’instant précis de la chute. Au lieu de s’abîmer au fond du gouffre, il a nagé sans bruit avec ses mains, a glissé entre deux eaux, puis s’est engagé dans les tiges de roseaux. Bien caché par les feuilles, il demeure au bord de l’entonnoir, les lèvres et le nez à peine sortis du liquide.

Alors ont lieu les invectives de Marko, qui menace de mort Nikol. Et Nikol, voulant réparer sa faute, se débarrasse de ses armes pour plonger dans l’abîme d’où il vient de s’arracher.

Il s’élance, et un hasard prodigieux le fait tomber à quelques centimètres à peine de Joannès, toujours tapi sous les roseaux.

Là seulement, et pour la première fois, les avantages, oh ! bien minimes, sont du côté de Joannès. Il empoigne au cou le plongeur, lui incruste ses dix doigts dans la gorge, et tous deux, enchevêtrés, se tordent, puis roulent dans le trou.

L’étreinte de Joannès est terrible. En un moment, Nikol, étranglé net, cesse de se débattre et reste au fond, immobile comme une pierre.

Épuisé, défaillant, et les jambes toujours entravées, Joannès, que soutient sa formidable énergie, remonte. Le sang aux yeux, les oreilles sifflantes, la poitrine serrée comme dans un étau, il s’insinue, pour la seconde fois, au milieu de la futaie aquatique. Il chemine doucement, sans heurt, sans à-coups, et arrive à se blottir sous l’excavation de la berge.

Là, il a pied. Sa tête souillée de vase et de limon trouve juste quelques centimètres, entre l’eau et la terre ravinée au moment des crues. Il est à l’abri.

C’est alors que Marko, toujours défiant, commande le feu.

L’ouragan de plomb s’abat sur la rivière, fauche les tiges et fait rejaillir l’eau en flocons d’écume. Et Joannès, en toute sécurité, assiste à cette vaine bravade.

« Autant jeter des noisettes à des buffles, et tirer de la poudre aux moineaux ! » songe-t-il, pelotonné sur lui-même, comme une larve dans son cocon.

N’apercevant et n’entendant rien, Marko, en désespoir de cause, fait cesser le feu et ordonne la retraite. Joannès entend comme dans un rêve la voix de Nikéa lancer les notes vibrantes du chant de Kossovo. Les mots lui arrivent indistincts, mais il reconnaît, avec l’accent de l’aimée, cette musique douloureuse et entraînante, cette fanfare de la souffrance et de la revanche !

Il ignore, par bonheur, que sa raison vient de sombrer. Il croit que c’est un appel, un cri d’angoisse, mais aussi d’espérance, et cela redouble son énergie.

« Oh ! chère bien-aimée !… te délivrer… venger nos morts et libérer la patrie !…

« Oui !… oh ! oui… sans retard et sans trêve ! »

On sait le reste, jusqu’au moment où il trouve le poignard, oublié dans l’herbe par ceux qui ramassèrent les armes de Nikol et emmenèrent son cheval.

Il reste ainsi longtemps abîmé dans une demi-somnolence, les jambes pendantes dans la rivière, endolori d’âme et de corps, pensant à peine. Il est environ dix heures du soir et la lune vient de se lever.

Un bruit de pas, quelques paroles chuchotées de l’autre côté de la rivière le font tressaillir.

« On vient !… qui ?… amis ?… ennemis ?… il faut savoir. »

Il retiré doucement ses jambes de l’eau et s’avance en rampant, le poignard aux dents. Répercutés par les eaux, les sons lui arrivent avec une singulière netteté. Son nom est prononcé, avec des intonations apitoyées et affectueuses.

« Pauvre Joannès !… oh !… c’est la fin… le reverrons-nous jamais… Oh ! pauvre Joannès… »

Et une autre voix reprend :

« Allons de l’avant !… Il faut suivre la piste… Joannès est le chef… nous nous sommes donnés à lui… sachons où il est… traversons la rivière…

— Oui, Michel, en- avant !… retrouvons notre chef…

— En avant, Panitza ! en avant ! pour sauver Joannès ou mourir avec lui ! »

Il reconnaît ses deux camarades, les fidèles amis des heures douloureuses, et un soupir gonfle sa poitrine. Leurs noms jaillissent avec attendrissement de ses lèvres.

« Michel !… Panitza !… c’est moi… votre frère d’affection et d’infortune… moi Joannès !

— Il vit ! s’écrie une voix joyeuse ; vite ! vite ! allons le rejoindre, car il doit être bien malade.

— C’est ça ! traversons la rivière. »

Quelques minutes après, les deux braves garçons, tenant à bout de bras, pour ne pas les mouiller, des carabines et des cartouchières, surgissent, ruisselants comme des dieux marins.

Au clair d’étoiles, Joannès les aperçoit et, sanglotant, la gorge serrée, leur ouvre les bras. Ils échangent une rude étreinte, et sans mot dire, ne trouvant plus de paroles pour exprimer leur joie, se mettent à gambader comme des fous.

« Frères !… chers frères !… balbutie Joannès, oh ! soyez bénis.

— Bah ! interrompt Michel, nous n’avons fait que notre devoir… et nous allions te chercher…

— Au diable ! ajoute Panitza ; c’est-à-dire jusque chez Marko.

« Car, vois-tu, nous t’appartenons corps et âme !

— Et vous couriez à la mort ! répond Joannès.

— Peut-être bien ! Mais tu nous as montré le courage et appris le devoir, et la mort ne nous fait pas peur…

« À présent, qu’allons-nous faire ?… Veux-tu retourner à Salco où les autres… les survivants, nous attendent… prêts aussi à marcher ?

— Non ! plus tard… Pour, le moment, il faut apprendre où est Marko… savoir s’il est retourné dans sa forteresse… et chercher les moyens de délivrer Nikéa, ma chère femme !

— Mais tu es blessé ! les crocs du maudit lucerdal ont cruellement déchiré ton épaule… Veux-tu que je panse ta plaie, que je la lave…

— Oh ! elle a été baignée en grand, tout à l’heure… le sang se sèche et ça forme emplâtre… le meilleur des pansements !… et puis s’il fallait s’arrêter ainsi pour un bobo, on n’avancerait jamais.

« En avant donc, mes amis !

— En avant ! la route est longue, et nous avons le temps de sécher.

— Ah ! j’oubliais le principal : tu dois mourir de faim… tiens, mon bissac est bourré de provisions… avec une bonne bouteille d’eau-de-vie pour te réchauffer.

— Vous pensez à tout ! Quels soldats vous faites déjà ! »

En hommes auxquels la route est familière, ils s’enfoncent dans le lit desséché dé l’autre ruisseau, le torrent qui monte vers les montagnes dont les premiers contreforts ne sont guère éloignés.

Joannès dévore à belles dents le pain, et fait descendre avec une goutte d’eau-de-vie les morceaux vaillamment triturés. Le voilà bientôt rassasié, puis ragaillardi, prêt à répondre aux questions de Michel.

« Un triste retour, après une si longue absence, n’est-ce pas, chef… laisse-nous t’appeler ainsi… cela nous fait plaisir !

— Oui, quatre ans ! quatre longues années de labeur et d’études.

— Tu étais allé en France, n’est-ce pas ?

— D’abord en Russie, deux ans ; puis en France encore deux ans…

« J’avais un projet grandiose et patriotique !

« Vous connaissez la merveilleuse fertilité de notre cher pays… une terre généreuse qui produit presque sans culture.

— Oui, tu as raison ! Malheureusement nous la faisons valoir comme il y a cinq cents ans, réplique Panitza ; sans rien changer, sans rien améliorer, en laissant incultes les trois quarts des champs.

— Oui ! et malgré le labeur quotidien et l’économie la plus sévère, nous vivons malheureux.

— Surtout avec nos deux fléaux : le Turc et l’Albanais.

— Voici donc quel était mon projet, continue Joannès.

« Étudier dans les pays plus avancés que nous les procédés les meilleurs de la grande culture : assolements, engrais, machines, élevage, sciences prétendues accessoires et indispensables, comme physique et chimie ; en un mot, toute la théorie agricole et toute la pratique.

« J’ai donc travaillé dans les laboratoires, dans les écoles et dans les fermes… sachant toute la théorie, je l’ai appliquée comme simple manœuvre.

— C’est beau, cela ! s’écrient Michel et Panitza.

— C’est tout simple ; et ainsi préparé, je comptais transformer notre plaine de Kossovo d’abord… faire du vieux champ de carnage le grenier de la Macédoine… remplacer par une opulente floraison d’épis le lugubre envahissement des chardons… faire travailler ces puissantes machines de labour, de fauchaison et de battage qui accomplissent en un jour la besogne d’un village… créer l’industrie du sucre, ressusciter celles de la soie, de la vigne et du coton….ramener l’abondance là où règne l’affreuse pauvreté…

« Et pourquoi non, avec notre chemin de fer auquel aboutissent les grandes lignes d’Europe, l’argent des millionnaires de Salonique et le bon vouloir du gouvernement ! » Les deux hommes écoutaient ravis, extasiés. Ces derniers mots font tomber à plat leur enthousiasme. Et Panitza interrompt vivement, pour protester :

« Là, chef, tu te trompes !

« Devenus riches, nous exciterions de plus ardentes convoitises et ces Turcs rapaces, féroces, nous pilleraient, nous rançonneraient de plus belle.

— Non ! car, sache-le bien : le Turc est plus besogneux qu’avide, et plus intelligent que besogneux.

« Il aurait été de son intérêt de protéger la Macédoine devenue la plus belle province de l’empire, le joyau de la couronne ottomane.

« Du reste, de puissants soutiens m’étaient acquis dans la haute finance d’Autriche, de France et de Russie… j’avais conquis à mon projet des banquiers, des diplomates et des industriels, et l’internationalisme de ces appuis en assurait la force.

« Donc, tout était prêt ! Je touchais au but et je revenais à mon nid, ce cher village de Salco, où m’attendait la douce fiancée que j’aimais depuis l’enfance… Nikéa la Belle… belle comme une déesse de l’antiquité païenne… avec une bonté d’ange !

« Et brusquement tout sombre, tout s’anéantit dans néantit dans le sang, les larmes et la mort !… projets, bonheur, avenir, famille et jusqu’au nid qu’avait capitonné notre amour.

« Plus rien que ce néant farouche, avec des ruines irréparables, des haines inextinguibles, des douleurs incurables…

— Oui ! interrompt Michel d’une voix sombre, des atrocités qui ont fait de nous des révoltés…

— Des laboureurs devenus des partisans !

— Des soldats de d’indépendance !

— Des proscrits qui seront des libérateurs ! »

… Ils cheminent toujours, mais de plus en plus lourdement. Cette marche de nuit sur cette voie tortueuse, encaissée, caillouteuse, est fatigante et difficile. Succédant aux labeurs et aux luttes des jours passés, elle finit par les écraser.

Ils conviennent de s’arrêter sur place et de reposer jusqu’au jour. L’un d’eux veillera pendant que les deux autres dormiront à l’abri d’une roche.

Et c’est ainsi que, soldats improvisés, ils achevèrent leur première nuit de guerre. Le soleil apparaît enfin, dorant les cimes. C’est Panitza qui monte la garde. Joannès et Michel s’étirent et s’ébrouent sous la rosée.

Un cri de Panitza les fait sursauter :

« Alerte ! des cavaliers… ne bougez pas. »

Lui-même s’accroupit, les yeux au niveau de la roche que son front dépasse à peine.

« Combien ? demande brièvement Joannès.

— Cinq !

— Des Turcs ?… des Albanais ?…

— Des gendarmes turcs… une patrouille de nuit qui rentre.

— Loin ?…

— À peine deux cents pas… ils nous ont vus et ils piquent droit à nous… que faut-il faire ?…

— Préparez-vous à faire feu… mais ne tirez que sur mon ordre… laissez-moi parlementer si je puis… »

Les cinq cavaliers les ont aperçus. Ils ont vu luire le canon du martini de Panitza. Flairant une embuscade, ils s’éparpillent et accoururent en rayonnant de cinq points à la fois.

Ils sont commandés par un sous-officier qui crie :

« Bas les armes ! qui êtes-vous ? que faites-vous là ? »

Joannès émerge brusquement jusqu’à mi-corps et répond :

« Nous sommes d’honnêtes gens… des laboureurs de Salco… nous poursuivons ceux qui ont emmené ma femme et mis le village à feu et à sang. »

Tous cinq se sont arrêtés pendant ce rapide colloque. Le Turc se met à rire et répond avec ironie :

« Ta femme trouvera un autre époux et se consolera… quant au village, on a bien fait de le brûler… nous y avons attrapé de la vermine…

— Faut-il l’abattre ? demande à voix basse Michel.

— Pas encore ! » répond Joannès tout pâle, les narines serrées, les yeux pleins d’éclairs.

Le sous-officier continue, de son ton insultant, après une pause :

« Pour vous, comme je vous trouve en armes, malgré les édits, je vous arrête…

— Oui, riposte amèrement Joannès, la prison et la corde, n’est-ce pas ?… pour nous, les victimes !…

— À moins que vous puissiez nous fournir un bon bacchich… une honnête rançon…

— Pas en or ni en argent, dans tous les cas, mais en plomb ! s’écrie d’une voix tonnante le jeune homme.

« Michel ! feu sur ce coquin ! »

Toute sèche et toute vibrante, la détonation éclate. Frappé en pleine poitrine et traversé de part en part, le sous-officier étend les bras et tombe lourdement en arrière, sans un cri.

Le cheval, effrayé, bondit, se cabre et s’enfuit. Avec la précision d’un vieux soldat, Michel introduit une cartouche dans le tonnerre, et, tout joyeux, s’écrie :

« À un autre ! »

Vivement, Panitza tend sa carabine à Joannès et lui dit :

« Tire ! moi, je ne suis pas sûr. »

Avec une vitesse foudroyante, le jeune homme épaule et fait feu sur un second gendarme.

Une médaille scintille, accrochée par un ruban vert sur le dolman bleu sombre, à la place du cœur. La balle frappe un peu au-dessus du ruban et ressort en biais, entre les deux épaules. L’homme pousse un grognement sourd et tombe, le nez sur le devant de la selle.

Et Joannès rugit, d’une voix hachée :

« Tiens ! la voilà, ma rançon. »

Interdits par cette terrible riposte, les assaillants hésitent. Oh ! pas longtemps. Vigoureux, énergiques, intrépides, habitués de longue date à toutes les surprises, ils attaquent de nouveau. Ils ont le désavantage de la position : découverts contre des ennemis abrités.

Mais qu’à cela ne tienne ! Leurs chevaux leur serviront de barricade. Avec un ensemble parfait, ils sautent à terre et, bien dissimulés derrière leurs montures, ils avancent pas à pas vers les trois partisans.

« Ne tire pas et laisse-moi faire ! » dit à voix basse Joannès à Michel.

Les gendarmes tiennent leurs bêtes par la bride. Ils se courbent derrière l’encolure et l’épaule et décrivent un demi-cercle. Ils pensent ainsi pouvoir aborder le lit du torrent, qui forme la meilleure des tranchées-abris.

« Les imbéciles ! » s’écrie Joannès avec un rire effrayant.

— Tu crois ? demande Panitza, spectateur passif, mais très empoigné parce drame mortel.

— Tiens ! regarde plutôt. »

Le premier cheval, gabion vivant, n’est qu’à cinquante pas. Joannès vise avec soin l’encolure, un peu au-dessus du poitrail, et doucement serre la détente de son martini,

Puis il ajoute froidement :

« Tant pis pour le cheval ! mais je dois faire coup double. »

Oui, c’est vrai ! un coup double effrayant.

Sans un cri, sans un râle, sans un soubresaut, le cheval tombe sur place, les quatre jambes écartées, foudroyé. La balle pulvérise la colonne vertébrale, hache la moelle épinière, traverse l’encolure comme une planche de sapin.

Elle rencontre la tête de l’homme, coupe la base du tarbouch au niveau de la tempe, se faufile dans la cervelle et fait éclater le crâne.

« Ils ne sont plus que deux ! hurle Panitza.

— Et ils n’en mènent pas large ! » renchérit Michel.

Ahuris, terrifiés, les deux survivants n’osent plus bouger. Tremblants comme des feuilles, claquant des dents, ils voudraient s’abîmer sous terre.

La voix de Joannès retentit, vibrante, implacable :

« Jetez vos armes à terre !… fusils, revolvers et sabres…

« Vite et haut les mains… vous avez une seconde pour vous décider.

— Tu nous promets… la vie sauve ?… bégaye l’un d’eux.

— Sur mon salut éternel, je vous le jure…

« Mais pas de traîtrise… je veille… au moindre geste suspect, vous êtes morts !

— C’est bien, nous nous rendons. »

Ils ne se font ni prier ni attendre. En un clin d’œil tout leur armement dégringole dans l’herbe, et ils lèvent piteusement leurs mains dans une attitude effarée, d’un comique irrésistible.

« C’est parfait ! continue Joannès ; laissez vos chevaux et venez jusqu’ici. »

Avec la même docilité ; ils avancent en balbutiant :

« Ne nous tuez pas !… ne nous tuez pas !…

— Assez ! braillards !… À présent déshabillez-vous… Allons, ouste !… et plus vite que ça ! »

Sans savoir où veut en venir ce jeune homme qui sait si bien se faire obéir, ils arrachent dolman, bottes et pantalon.

« Dis-moi, Panitza, continue gravement Joannès, cela te plairait-il de te costumer en gendarme turc ?

— Tout de même !

— Et toi, Michel ?

— Oh ! moi, j’ai toujours rêvé de porter l’uniforme.

— Eh bien ! affublez-vous de ces deux défroques,

« Vite !… vite !… le temps presse. »

En deux minutes la transformation est opérée. Superbes sous le harnais guerrier, Michel et Panitza forment une paire de gendarmes dont serait fière Sa Hautesse elle-même, Abdul-Hamid Khan, padischah de toutes les Turquies.

Gravement ils portent la main en dehors au tarbouch rouge, font le salut militaire et demandent :

« Voyons, chef, il te faut aussi un uniforme ?

— Oui, celui du premier tué.

« Je vais le revêtir en deux temps !… vous, ouvrez l’œil et surveillez ces lascars-là. »

Pendant ce temps, les deux chevaux n’ont bougé. Habitués aux longues stations, ils attendent patiemment, la bride basse, en broutant l’herbe. Celui du sous-officier tué par Michel est parti affolé. On ne l’a pas revu. Mais celui de l’homme abattu ensuite par Joannès est venu retrouver les deux autres.

Déguisé à son tour en gendarme, Joannès va vers eux, les prend tous les trois en bride, et dit aux prisonniers tout piteux, en chemise et pieds nus :

« Si le cœur vous en dit, vous pouvez revêtir nos vêtements civils ; mais dépêchez-vous. »

L’un d’eux répond d’un ton pleurard :

« Jamais nous n’oserons rentrer sans armes, sans chevaux et ainsi fagotés à notre caserne !

— Nous serions pendus ! affirme l’autre.

— Dépêchez-vous, riposte Joannès de sa voix coupante et sans réplique, ou nous vous garrottons tout nus.

— Ah ! chef, dit l’un d’eux, si tu voulais nous accepter dans ta bande, nous te suivrions jusqu’au bout du monde.

— Pas possible ! s’écria Joannès interdit.

— Puisque nous ne pouvons plus être gendarmes… autant nous faire brigands… il faut bien travailler pour vivre…

— Mais nous ne sommes pas des brigands !

— C’est dommage, car tu es un rude homme, foi de Mourad, et je m’y connais…

« Et avec cela généreux !… pouvant nous tuer et nous accordant la vie sauve !… »

L’autre ajoute, d’un air convaincu :

« Essaye tout de même… prends-nous avec toi… tu seras content… nous sommes de vieux troupiers rompus à toutes les ruses, endurcis à toutes les misères…

« Par la barbe du Prophète, nous te servirons fidèlement…

« Foi de Soliman…

— Non ! votre conversion est trop récente…, plus tard, je ne dis pas non…, quand vous aurez fait vos preuves.

« Pour l’instant, allez-vous en au village de Salco, et dites :

« — Nous venons de la part de Joannès… nous attendons son retour… »

« On aura soin de vous et je verrai plus tard.

« Telle est ma volonté.

— Il sera fait comme tu l’ordonnes, et tu es notre maître. »

Docilement, les deux étranges volontaires revêtent les défroques civiles. Joannès, Michel et Panitza ramassent toutes les armes, se promettant de cacher en lieu sûr celles qui leur sont inutiles.

Puis, sabre au flanc, revolver à la sacoche, carabine en bandoulière, ceinture bardée de cartouches, ils se mettent en selle. Tout trois sont de solides-cavaliers ; les chevaux vigoureux, dociles, bien en main.

Ils marchent d’abord au pas. Puis, se dirigeant sur les montagnes, ils prennent le trot. Et bientôt ils disparaissent, le gros gland du tarbouch sautillant et tire-bouchonnant à chaque foulée, de façon si drôle, au-dessus de leur tête.