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La Terreur en Macédoine/II/V

La bibliothèque libre.
Éditions Jules Tallandier (p. 189-204).

CHAPITRE V


À coups de canon. — Décapité. — Danger mortel. — En attendant le dernier moment. — Sur les ruines. — La mission de Soliman. — Dans le souterrain. — Les révoltés. — Le pope Athanase. — Les émissaires. — L’arsenal. — En avant ! — Faucheurs et bûcherons. — Coupé en deux. — Dévastation. — Déroute et délivrance.

Les étoiles pâlissent. Au-dessus des murailles noircies de l’église, l’horizon blanchit. Dans une demi-heure il fera grand jour. Le soleil va se lever sur les lueurs mourantes de l’incendie.

Blottis sur la terrasse, les patriotes veillent toujours. Les massacreurs n’ont plus osé attaquer cette poignée de héros. Mais on les devine tapis dans l’ombre, blottis aux encoignures, attendant l’heure de la curée prochaine.

En gare de Koumanova, une locomotive ronfle, s’époumone et siffle éperdument. Marko tressaille et murmure avec son mauvais sourire :

« Enfin ! »

Joannès et ses compagnons s’ébrouent sous la rosée, prêtent l’oreille aux multiples bruits de la ville ravagée, cherchant à percevoir, quelque vague indice, là-bas, sur les chemins déserts.

« Viendront-ils ? » dit à demi-voix le jeune chef.

Du côté du chemin de fer s’élève le roulement cadencé d’un galop rapide. Le roulement grandit, s’approche et se mêle à des claquements de roues métalliques, au brouhaha d’un convoi en marche.

Le ciel se teinte de rose. La campagne s’éclaire au loin. Du haut de leur poste, les patriotes aperçoivent, débouchant de la gare, une troupe nombreuse de gens à cheval. Puis des attelages, par groupes de six chevaux, puis des fourgons.

« Tiens ! des canons… s’écrie Mourad… j’en vois deux. »

Joannès pâlit et gronde :

« Oh ! les misérables… les lâches !

— Je crois que c’est fini de rire, dit Panitza, personnage volontiers silencieux.

— Bah ! ils ne nous tiennent pas encore, reprend Mourad.

« Nos artilleurs tirent comme des maçons… ils devront se mettre en batterie assez près… c’est-à-dire à portée de carabine… et alors…

— On pourra les écheniller à l’aise, conclut Michel.

— Ainsi, tu crois que ces canons sont pour nous attaquer ?

— C’est clair comme le jour qui se lève. »

Contre les prévisions de Mourad, les pièces sont mises en batteries assez loin. 2.000 mètres environ. En belle place, d’ailleurs, et sur un petit plateau qui domine la ville.

Marko a rejoint la troupe qui l’acclame et lui rend les honneurs dus à son rang. Puis un quart d’heure s’écoule, sans doute pour reconnaître le point à bombarder, calculer les distances et repérer le tir.

Tout à coup, un nuage blanc surgit, là-bas, sur le plateau. Puis on entend crescendo une sorte de râlement strident qui grandit vite… vite… passe avec un grand bruit de déchirure et s’éloigne…

Une détonation retentit à 300 mètres en arrière de la terrasse…

« L’obus ! » dit Michel.

Une seconde détonation arrive aussitôt, mais plus lointaine.

« Le coup de canon ! ajoute Joannès.

— Trop long ! conclut Mourad en haussant les épaules.

Là-bas, un second nuage s’épanouit, tout rond. Le projectile n’arrive pas. Il tombe et éclate à 200 mètres en avant.

Mourad reprend, en hochant la tête :

[Phrase manquant dans toutes les éditions disponibles sur Internet]

Les patriotes se regardent, attendris, et, tout crispés par la menace d’un nouveau choc, se blottissent derrière l’abri bien illusoire du rempart.

Une affreuse angoisse étreint Joannès. Faut-il quitter la place et se réfugier dans la cave ?

Oui ! recommande la prudence.

Non ! défend la raison.

Mourad, en quelques mots rapides, résume la position.

« Restons ici… ne bougeons pas… on nous voit de tous côtés… Si nous descendons, le tir s’arrête… les autres accourent et nous sommes pris dans la cave comme des rats !

— Mais ici… ? » objecte le chef en montrant les canons.

L’ancien gendarme répond avec insouciance :

« Bast ! jamais deux obus n’arrivent à la même place !

« J’en sais quelque chose, j’ai été artilleur. »

Avec un mépris inouï du danger, il se dresse de toute sa hauteur, comme pour braver.

« Prends garde ! lui crie Joannès.

— As pas peur, mon capitaine !

« Ça me connaît, vois-tu… car je… »

Il n’achève pas la phrase. Avec sa vitesse foudroyante, un obus arrive… passe… et lui enlève la tête !

Son grand corps décapité demeure un moment debout, rigide, crispé !… Il oscille, penche et s’abat tout d’une pièce.

Un cri d’horreur échappe à ses compagnons éclaboussés par le sang et les débris… Oh ! les affreux débris.

« Mourad !… pauvre Mourad ! » sanglote Nikéa.

Un nouveau projectile suit aussitôt. Il s’écrase sur les pavés qui murent la porte et jaillit en une grêle de fer.

La maison tremble jusque dans ses fondations. La fumée monte, blanchâtre, opaque, suffocante.

Au loin retentissent des cris d’une allégresse féroce, des hurlements de démons. Les égorgeurs applaudissent bruyamment à l’adresse des canonniers.

À présent, les obus se succèdent avec une vitesse et une précision terribles.

Les uns rasent les murailles avec leur crissement de mort.

Les autres éclatent sur les pierres avec leur fracas de tonnerre, lézardent les pans, fouillent et désarticulent ce bloc de maçonnerie jusqu’alors inébranlable.

On ne s’entend plus ! impossible d’échanger une pensée, un geste même, au milieu de ce bruit et de cette fumée.

La situation est effroyable. Dans cinq minutes la petite forteresse ne sera plus qu’un monceau de décombres.

Encore un obus ! on ne les compte plus. Un mur est percé à jour. Un pan s’écroule avec fracas. Trois côtés restent seuls debout, et dans quel état !

« Ils tardent bien ! » s’écrie Michel au milieu du vacarme.

Joannès secoue douloureusement la tête.

« J’avais trop espéré, dit-il.

« Il est trop tôt… il faut encore du sang… le nôtre… de nouveaux martyrs pour amener ce grand mouvement d’indignation… précurseur de la liberté.

— Ils viendront ! » reprend Michel avec énergie.

Maintenant, ils peuvent à peine se masser dans une encoignure. Précaire et dernier refuge où la chute d’un seul obus peut les anéantir.

Nul n’est atteint grièvement. Mais tous ont reçu des éclats de pierre ou des fragments de fonte et ils saignent en abondance.

Droits et fiers, ils attendent le coup mortel ! À une seconde d’intervalle, arrivent, comme une trombe, deux obus qui pulvérisent la façade. La maison penche… penche à tomber… le plancher s’incline…

Se sentant glisser, les malheureux se cramponnent aux pierres branlantes…

Un coup ! encore un seul et c’est la fin !

Un cri vibrant jaillit de leurs lèvres. Suprême adieu à cette lutte sans merci qui commence à peine… à ces compagnons de la première heure qui attendent non loin la levée en masse… mais cri d’espoir pour ceux qui continueront la guerre libératrice… la guerre sainte des opprimés :

« Vive la Macédoine !… vive la Patrie libre ! »

..........................

Pour l’intelligence des événements qui vont suivre, il est indispensable de retourner un peu en arrière.

Accompagnons Soliman, l’ami du pauvre Mourad qu’il ne reverra plus. L’ancien gendarme a pu quitter la terrasse, en s’affalant en bas, à l’aide de sa ceinture.

Il trouve son ancien camarade, le bachi-bouzouk Yacoub.

« C’est toi, Soliman !

« Quel bonheur, mon vieux, de te revoir et de t’aider.

— Oui, moi-même !… tu sais, merci !… tu me sauves la vie.

« À charge de revanche une autre fois !…

« Adieu ! je pars… et encore merci !…

— Reste donc avec nous !… on s’amuse… oh ! comme des pachas… j’ai de l’or plein mes poches…

— Non ! adieu !…

— Attends !… une minute…

« Voyons, mon vieux, on ne quitte pas comme ça ses amis… est-on jamais sûr de se revoir, dans notre joyeux métier ? »

Pendant que Soliman piétine sur place, enragé de filer, le bandit fouille dans ses haillons, en retire deux poignées de sequins et ajoute :

« Prends donc !… ça peut servir… vois-tu, de l’or, c’est toujours utile… quand ça ne serait que pour payer, lorsqu’on ne peut pas faire autrement.

— C’est vrai ! dit Soliman ; on ne sait pas ce qui peut arriver.

« Merci ! mon vieux frère, et à charge de revanche. »

Avec sa large conscience de troupier chapardeur, et, qui plus est, de troupier turc, Soliman fourre les sequins dans sa poche, serre les mains rouges de sang et détale au pas gymnastique.

Il arrive à l’église et la trouve ouverte. Il y a partout des cadavres et des flaques de sang. Chose étrange, une veilleuse est restée allumée devant une image de saint Nicolas. L’humble luciole a survécu aux coups de feu qui ont criblé la nef, à la chute des matériaux, à la lutte sans merci, aux mouvements furieux des égorgeurs.

L’ancien gendarme y allume deux cierges et avise l’entrée du clocher. Il enfile l’escalier de bois, arrive à la voûte, et cherche quelques matières inflammables.

Le hasard le sert à souhait. Sous les chevrons et au ras de la voûte, des centaines de pierrots, mélangés fraternellement à des colonies de corbeaux, ont bâti leurs nids.

Les uns sont en paille. Les autres en brindilles de bois.

Il en approche un cierge. Tout cela est sec comme de l’étoupe et s’enflamme en un clin d’œil.

Des nids, le feu gagne les chevrons, lèche la voûte et se propage de tous côtés. En dix minutes, l’église est embrasée.

Soliman redescend au galop, prend le chemin de Lopat, trouve la maison désignée par Joannès, frappe trois coups et attend.

La porte s’ouvre sans bruit, démasquant deux hommes.

L’un porte une lampe à réflecteur et lui en projette aux yeux l’aveuglante lumière. L’autre, armé d’un revolver, lui en applique le canon sur la poitrine.

« Qui es-tu ?… Que veux-tu ?… demande à voix basse, mais d’un ton résolu, l’homme au revolver.

— J’accours de la part de Joannès.

— La preuve ?

— Regarde ! »

Il tire de sa poche le foulard rouge et répond : « Tu connais cela ?

— Oui… donne !… c’est bien de Joannès ! Il est en péril ?

— Ils sont tous en danger de mort… lui, Michel, Panitza, Nikéa, mon ami Mourad…

— Viens ! suis-nous ! La règle veut que l’on bande les yeux à tout étranger… Pour toi, c’est inutile.

« Nous te connaissons ! tu as été brave et fidèle… Allons, viens, Soliman. »

Sans s’étonner, en bon fataliste, il suit les deux hommes, enfile avec eux un long couloir, descend une vingtaine de marches et débouche dans une cave. Ou plutôt une crypte, un souterrain immense illuminé à l’entrée par des lampes qui brûlent devant les saintes icônes.

Le souterrain se prolonge au loin, tout noir, avec un relent de moisissure. Cependant, le messager distingue, sur les parois jaunâtres de tuf, des râteliers garnis de fusils, de cartouchières, de baïonnettes et de sabres. Un véritable arsenal.

Une trentaine d’hommes sont assis sur des barils ou sur des caisses. Ils ont le costume de paysan.

Veste en drap feutré, culottes bouffantes, avec les jambes serrées, à la montagnarde, par des courroies croisées. Quelques-uns portent le petit jupon blanc — la fustanelle albanaise.

La lampe éclaire le visage de l’homme au revolver.

« Tiens ! dit de sa voix tranquille Soliman, le pope Athanase !… bonjour ou, plutôt, bonne nuit, pope !

— Moi-même ! Salut à toi, ami.

« Tu es porteur de mauvaises nouvelles… sois le bienvenu. »

C’est un homme d’une trentaine d’années, grand, large, herculéen. Avec cela, une tête d’apôtre, de beaux yeux bleus, une fine barbe blonde, une bouche souriante d’enfant.

« Voyons, que nous annonces-tu ?

— Des choses terribles ! Koumanova est à feu et à sang… il y a deux mille personnes d’égorgées… Joannès et les siens, assiégés dans une maison, font une défense héroïque… ils vont périr s’ils ne sont secourus…

« Comment ! tu ne sais rien ?

— On a vu l’incendie… Des émissaires sont partis et ne sont pas revenus.

— Cela ne m’étonne pas ! ils ont été pris et massacrés.

— Par le Dieu vivant, voilà qui est horrible et crie vengeance !… N’est-ce pas, amis ?… »

Les hommes qui écoutent silencieusement, dans l’ombre, se lèvent et crient d’une voix terrible :

« Oui !… vengeance aux victimes… et secours à ceux qui sont en péril !

— C’est mon avis !… Joannès est notre grand chef… l’âme du mouvement libérateur, il ne doit pas succomber.

— Alors, que comptez-vous faire ?

— Comment ! ce que nous comptons faire… mais courir là-bas et les arracher à la mort. »

Soliman secoue la tête et ajoute :

« Vous êtes braves et résolus !… mais trop peu nombreux.

— Avons-nous du temps ?…

— Quelques heures… ils tiendront jusqu’au jour… et encore !

— Bon ! cela suffit… tu vas voir…

« Dix hommes… et ventre à terre à Izvor, à Tabanovoe, à Susevo, à Makrès… le signal d’alarme… les troupes… le tocsin partout… retour ici… Vite, frères… vite !… ramenez tous ceux que vous pourrez… il faut vaincre ou mourir… pour la Patrie ! »

Les trente hommes jusqu’alors silencieux se lèvent en tumulte, prêts à partir.

« Non ! seulement dix ! crie avec autorité le pope.

« Les autres vont rester ici et s’apprêter pour la bataille… la première !… Pour ne pas faire de jaloux, je vais désigner au hasard, les yeux fermés, ceux qui doivent courir chercher nos frères. »

Cinq minutes après, les émissaires quittaient sans bruit le souterrain.

Chacun d’eux se munissait d’une corne de buffle, la passait en sautoir, et, sans armes, s’enfonçait dans les profondeurs mystérieuses de la crypte.

Cet asile des révoltés s’étend jusque sous les montagnes où roule comme un torrent le Lipkovo, sous-affluent du Vardar, le grand fleuve de Macédoine. Plusieurs issues, habilement dissimulées et connues des seuls révoltés, permettent d’en sortir et d’y rentrer sans être vu.

À l’autre extrémité du souterrain se trouve une trouve une écurie où demeurent en permanence des chevaux.

Des bêtes qui ne payent pas de mine, avec leur face carrée, leur pelage d’ourson, leur échine arquée. Mais infatigables, habituées à la dure, vivant d’une poignée d’herbe, d’une ronce, de rien.

Les hommes du pope les détachent, les sortent et les enfourchent. Ni bridon, ni selle, ni couverte, à cru et les voilà partis d’un train d’enfer.

Comme des bêtes de rêve ou de légende, ils s’en vont, crinière au vent, éperonnés par les cavaliers soufflant, à pleine poitrine, dans les cornes de buffle.

De sauvages mugissements retentissent dans les ténèbres, roulent à travers bois et plaines, et se répercutent dans les vallons aux aspérités des rocs !

De temps en temps, une chaumière apparaît.

Un coin de vitre où tremblote une lumière. La porte s’ouvre. Des voix chuchotent.

Un mot de ralliement s’échange…

« Kossovo ! Kossovo !…

— Kossovo sanglant !…

— À Lopat !… frère… à Lopat !… »

Vite !… vite !… un baiser à la femme pâle et résolue. Une caresse nerveuse aux petits éperdus.

Une ombre furtive s’échappe de la chaumière. Une silhouette d’homme s’en va en pleines ténèbres, de son pas infatigable de montagnard.

Les cavaliers se sont dispersés à travers bois, plaines, ravins, chemins et sentiers. Les cornes mugissent. Les cloches des églises tintent lugubrement, à coups précipités. Les chaumières s’allument… les bourgades s’éveillent… le mot de passe court de bouche en bouche.

« Kossovo !… Kossovo !…

— Kossovo sanglant ! »

C’est l’alarme des révoltés ! c’est le cri suprême ! l’appel angoissé des martyrs en péril.

Isolément, tous ces volontaires obscurs et sublimes accourent, sans hésiter.

Ignorant s’ils reverront jamais l’humble nid façonné par leur ingénieuse tendresse, ils se dirigent à travers les ténèbres du côté de Lopat.

Ils arrivent époumonnés, hors d’haleine, au souterrain qui lentement s’emplit. À quatre heures du matin, ils sont exactement cent cinquante.

C’est peu ! Et leur chef, le pope Athanase, frémit en voyant ce petit nombre. Mais ils sont vigoureux, intrépides, animés par, le sentiment du devoir, et prêts à l’ultime sacrifice.

« Ah ! gronde le pope, si nous avions seulement vingt-quatre heures de répit !… quelle revanche !… quel coup de tonnerre. »

Apprenant le danger mortel couru par Joannès, leur idole ; par Nikéa, leur bon génie, les révoltés réclament à grands cris des armes.

« Des fusils !… pope !… des fusils… mets-toi à notre tête et partons.

— Des fusils !… par le Dieu juste !… je n’en ai pas pour tout le monde… Voyons… les meilleurs tireurs… »

Le petit arsenal renferme seulement cent martinis.

Le pope les distribue avec vingt-cinq cartouches par personne.

« Et surtout ménagez vos coups… nous n’avons plus de munitions, mes chers amis !

« Mais nous avons des faux et des bombes…

— C’est bon ! à nous les faux !… à nous les bombes… ça fait aussi de rude besogne.

— Frères, êtes-vous prêts ? demande le pope.

— Nous sommes prêts !

— Eh bien ! en avant ! »

Prudent, brave et rusé, Athanase ne veut pas attaquer de vive force, brutalement.

Il s’écrie, pendant qu’on traverse le village :

— Vite, trouvons des voitures… trois ou quatre… et tout attelées. »

En cinq minutes on possède les charrettes grossières, à roues pleines, dont se servent les paysans.

« Bon ! jetez-y des bottes de paille, de foin, peu importe… Les faucheurs les escorteront… ils auront l’air de moissonneurs et ça servira de barricades à l’occasion.

— Une autre idée ! s’écrie un des soldats improvisés.

— Voyons l’idée ?

— Voici des fagots de bois… prenons-en chacun un… cachons-y nos fusils tout chargés… mettons notre fagot sur notre tête, et partons !…

« Nous ressemblerons à des bûcherons !

— Bravo ! nul ne songera que ces moissonneurs et ces bûcherons sont des soldats. »

Encore cinq minutes, et c’est fait. La troupe ainsi méconnaissable arrive au chemin de fer quelques moments après les artilleurs. Ces derniers, possédant une certaine avance, ont eu le temps de prendre position. Un premier coup de canon retentit.

La détonation fait tressaillir les patriotes. Le bombardement commence !… Joannès et les siens à l’agonie ! l’irréparable près de s’accomplir !…

Soliman, qui a pris place parmi les volontaires, est parti en éclaireur.

Il revient en courant.

« Les canons sont là !… tout près… sur le talus… derrière une haie vive.

— En avant !… crie le pope ; en avant !

On monte. Les chevaux tirent à plein collier. On leur pique la croupe avec des couteaux. Ils partent au galop, pendant que les coups de canon tonnent sans relâche.

La troupe en débandade arrive sur le tertre. Il y a, autour des pièces, des caissons et des fourgons, une quarantaine d’artilleurs. L’irruption de ces chevaux à demi emballés, de ces chariots qui cahotent et menacent de verser jette un désarroi complet parmi les soldats et les attelages.

Ces bizarres faucheurs, ces étranges porte-fagots envahissent, en un clin d’œil, l’emplacement de la batterie. Cris, jurons, bousculade, méli-mélo de fourgons et de chariots, de paysans et d’artilleurs, tumulte, bagarre, clameurs… on ne s’entend ni ne se comprend, et le tir forcément s’interrompt.

Cependant, officiers et soldats sont à cent lieues de soupçonner la vérité. On croit à une erreur, à un accident. Le capitaine qui commande l’expédition veut rétablir l’ordre.

En vrai Turc, il se met à cogner, sangle à toute volée, d’un coup de cravache le visage d’un faucheur et s’écrie :

« Mais va-t’en donc, chien de paysan ! »

L’homme recule sans un mot. Il empoigne sa faux et avec une vitesse foudroyante fait le geste du faucheur.

La lame vibrante arrive au corps de l’officier… Crac !…. d’un seul coup, tout sec, elle tranche comme une javelle, ceinturon, tunique, ventre… jusqu’à la colonne vertébrale !

D’une plaie effroyable, jaillit la masse des intestins ! Blanc comme un linge, les yeux fous, la bouche tordue, l’homme s’écroule avec un grognement.

Le terrible faucheur pousse un cri de vengeance, une clameur sauvage qui est un signal. Et soudain les fagots tombent, s’éparpillent, découvrant des fusils chargés !

« Enjoué !… Feu ! » hurle d’une voix formidable le pope Athanase.

Cent coups de martini éclatent avec un fracas assourdissant. En même temps, les terribles bombes, lancées à toute volée, tombent et font explosion avec un bruit de tonnerre.

Canardés et mitraillés, la plupart des artilleurs tombent foudroyés. Quelques-uns, saufs par miracle, sautent sur des chevaux et s’enfuient affolés. Marko est du nombre ! La bouche écumante, le sang aux yeux, il disparaît au triple galop, en vociférant :

« Oh ! j’aurai ma revanche et elle fera frémir le monde entier ! »

Alors une véritable furie de destruction saisit les libérateurs. Ils se ruent sur les voitures, les culbutent, les brisent en menus morceaux. Ils coupent les traits des chevaux, démolissent les caissons, cognent à tour de bras sur le mécanisme des canons, anéantissent tout le matériel.

« Ramassez les armes !… les munitions. !… vite ! vite et en avant ! » crie le pope de sa voix qui couvre les clameurs de triomphe.

Puis la troupe, enfiévrée par ce premier succès, se précipite vers Koumanova. Conduite par Soliman, elle bondit à travers les rues pleines de ruines, les cadavres épars des murailles calcinées et croulantes.

Sur les débris de la petite citadelle, on aperçoit Joannès, Michel, Panitza, Hélène et Nikéa qui tendent les bras aux vainqueurs.

Sopadjis et zaptiés se sont enfuis épouvantés. Ils rôdent au loin en poussant des cris de rage impuissante.

« Sauvés ! s’écrie le pope… sauvés ! béni soit Dieu !

— Allah est grand ! » dit à son tour Soliman radieux, sans songer qu’Allah, en sauvant les infidèles, a infligé aux siens une défaite sanglante.