La Terreur en Macédoine/III/I

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Éditions Jules Tallandier (p. 279-296).

TROISIÈME PARTIE

LES COMPAGNONS DE LA DYNAMITE




CHAPITRE PREMIER


Le pays des roses. — Caravane de baudets. — Porte bien gardée. — De Bulgarie en Macédoine. — Toujours le bacchich — Chaude alerte. — Deux types d’âniers. — À l’usine. — Ce que renferment les paniers. — Sous les roses. — Les mannlichers. — Cachette. — Étrange nouvelle.

Le rude hiver qui sévit sur les Balkans a pris fin. Si de loin en loin quelque tache de neige blanchit les cimes les plus escarpées, tout bourgeonne, verdit et fleurit sur les plaines et dans les vallées bulgares. C’est le printemps ! Ce printemps éblouissant et parfumé des roses, qui de tous côtés, à perte de vue, couvrent la terre. De suaves et délicates senteurs emplissent l’air attiédi ; grisés d’air et de lumière, les oiseaux vocalisent, éperdument ; des essaims de papillons volettent, zigzaguent et palpitent sur les parterres infinis. Partout, c’est l’interminable succession des champs de roses qui s’étalent sur les coteaux sablonneux du versant bulgare. Partout, c’est l’opulente floraison de cette rose de Thrace qui fournit le parfum précieux, l’essence embaumée dont chaque goutte se paye à prix d’or.

La culture de la rose est l’industrie de ce petit coin ensoleillé. Elle réussit bien. Et sans prétendre rivaliser avec celle de Kazanlik, cette industrie locale est lucrative et elle apporte l’aisance à ceux qui s’y adonnent.

On est déjà en pleine moisson.

De tous côtés des gens heureux, solides, bien nourris, l’œil clair et la chanson aux lèvres évoluent agilement. Ils s’en vont, un panier au bras, cueillir les fleurs d’un joli rouge pâle, aux corolles emperlées de rosée.

Pendant ce travail qui est une partie de plaisir, les petits ânes gris, affectés au transport de la précieuse denrée, attendent gravement, les oreilles mobiles et la queue frétillante. Pas de voiture. Pas de lourd et encombrant chariot. De chaque côté du bât, l’âne porte, solidement attachée, une vaste manne d’osier à fond plat et très profonde.

Quand le panier des moissonneurs de fleurs est plein, chacun vient le déverser dans la manne. Et ce sont des cris joyeux, des rires sonores, avec une claque d’amitié aux baudets dont la tumultueuse allégresse se déchaîne en rafales de braiements.

Quand les mannes sont archicombles de fleurs un peu tassées, des cortèges se forment. Les ânes se mettent à la file et s’en vont soit chez leur maître s’il fabrique lui-même l’huile de roses, soit à la distillerie voisine qui achète les fleurs et les paye en argent.

Les produits ne sont pas énormes. Mais ils suffisent à ces braves gens, sobres, économes, rangés, qui aiment cette vie simple et ne désirent rien de plus. Chaque kilogramme de roses leur rapporte de quinze à vingt-cinq centimes — plutôt quinze que vingt-cinq, — et ils se déclarent très heureux.

Notons en passant, et à titre de document, qu’il ne faut pas moins de trois mille deux cents kilogrammes de roses — 3.200 — pour produire un kilogramme d’huile essentielle.

Or, par cette belle matinée de mai, exactement le 15 mai 1903, un convoi nombreux se forme non loin de la frontière macédonienne. Il comprend une quarantaine de bourricots, en tête desquels marche une belle ânesse blanche qui agite fièrement son collier de sonnailles. C’est la conductrice que suivent docilement les autres qui s’en vont philosophiquement, à la queue leu leu, chacun à son rang. La récolte est abondante et les mannes semblent lourdes.

Les champs où s’est opérée la récolte sont situés en contre-bas de ce village de Gavésevo, placé lui-même à l’extrême limite du sol bulgare, sur cette route qui, de Kostendil, en Bulgarie, conduit à Koumanova en Macédoine. C’est à moins d’un kilomètre de Gavésevo que les patriotes, cernés par les Turcs, s’ouvrirent, avec la nitroglycérine, ce chemin qui les fit passer en territoire bulgare, au moment où ils allaient être massacrés.

Or, le convoi d’ânes chargés de roses, au lieu de se diriger vers les distilleries de Kostendil, monte les escarpements qui encaissent la route internationale, oblique à gauche et enfile résolument la passe qui mène en Macédoine. En tête, près de l’ânesse blanche, marche péniblement un homme d’âge indécis, plutôt vieux, vêtu de loques sordides, les mains hideusement sales, la barbe grise, longue, emmêlée, la figure noire de crasse, avec un ignoble vieux bonnet de fourrure enfoncé jusqu’aux oreilles.

Un mendiant hideux, répugnant, vermineux et malodorant. En arrière et vers le milieu du convoi s’avance un jeune garçon de belle mine, mais presque aussi crasseux et aussi mal accoutré que le vieux. Il porte, comme les voituriers, un fouet pendu sur son cou et s’occupe activement de la conduite des bêtes.

Ni l’un ni l’autre ne prononcent un mot, et tous deux semblent faire un couple réussi de parfaits abrutis. Familier aux gens comme aux bêtes, le chemin est vite franchi. Le vieux et l’ânesse arrivent à une sorte de poterne défendue par de fortes palissades.

Un cri vibrant retentit : .

« Halte-là !… Qui vive ?… »

Deux factionnaires turcs, des géants albanais, croisent la baïonnette sur la poitrine du bonhomme qui ne semble pas autrement s’émouvoir. Le convoi s’arrête comme un seul… âne, et l’un des deux factionnaires, ne recevant pas de réponse, ajoute :

— Tiens, c’est cette vieille brute de Timoche… avec Andréino, plus jeune, mais aussi brute que lui…

« Appelle le capitaine. »

Depuis l’hiver on a, du côté turc, fortifié le défilé gardé par une compagnie d’infanterie. On a élevé deux redoutes, qui prennent d’enfilade, en avant et en arrière, la route. À un kilomètre de là se dresse, imprenable, un fortin défendu par une seconde compagnie d’infanterie et six canons de montagne.

Tout cela commandé par un colonel. À présent, on ne passe plus. Ou, du moins, on ne passe qu’à bon escient et après avoir sérieusement parlementé.

Sanglé dans son dolman bleu, coiffé bien droit du tarbouch qui luit emboîte la tête jusqu’aux sourcils, le capitaine arrive, de méchante, humeur, en faisant siffler sa cravache.

Il reconnaît les deux âniers et ronchonne :

« Encore ces deux pourceaux de Bulgarie… avec leurs bourricots et leurs roses !…

« Par Allah ! j’en ai assez de faire ainsi le gabelou, depuis quinze jours qu’ils passent et repassent !… Quelle chose idiote qu’une pareille, consigne ! »

Au début de la récolte de roses, le convoi était visité minutieusement, c’est-à-dire que pour s’amuser et distraire leurs chefs, les soldats du poste chaviraient les paniers avec la désinvolture de paveurs maniant des blocs de grès. Ils trépignaient jusqu’au genou au milieu des fleurs et se tordaient de rire quand les âniers ramassaient à la pelle, pendant des heures, les pétales mêlés aux graviers et aux évacuations des baudets.

Naturellement on ne trouvait rien de suspect. Du reste, la vue seule des deux loqueteux, abrutis sinistres et crasseux, de vrais idiots toujours silencieux, éloignait toute idée préconçue de contrebande.

Cependant, ces perquisitions brutales et inutiles dépréciaient fortement la marchandise, et le propriétaire de la distillerie située à Egri-Palanka résolut de les éviter.

Il n’y avait qu’un seul moyen : le bacchich au colonel commandant en chef. Adouci par une quantité respectable de livres turques, l’officier supérieur ne fut plus tracassier. Néanmoins, les investigations continuèrent, mais plus calmes et au gré des subalternes qui se contentèrent d’inventorier, au hasard, le chargement de tel ou tel baudet.

Mais cela ne suffisait pas à ce distillateur qui voulait voir arriver intactes ses roses de premier choix. Il fallait, dans ce but, éviter toute visite. Le capitaine, à son tour, reçut discrètement un bacchich et complaisamment ferma un œil.

Puis ce furent les sous-officiers et, enfin, les soldats. De telle façon que depuis deux jours la caravane passait sans encombre, sous les regards néanmoins vigilants de la garde.

Donc, ne voyant rien d’anormal, l’officier dit négligemment :

« C’est bon !… allez… »

Puis, pour s’amuser, par sotte plaisanterie de désœuvré, il sangle d’un coup de cravache une oreille de l’ânesse conductrice. La bête, surprise et endolorie, renâcle, se cabre et bruyamment s’agite. Un froissement de métal se fait entendre. Là, tout près, sous les roses empilées. Il semble que le vieux mendiant pâlit sous son enduit de crasse ! Son œil flamboie sous les mèches hirsutes de ses cheveux, et il lance à son compagnon un de ces regards terribles où l’homme, en un mortel péril, met toute son âme.

Tout cela, rapide comme la pensée, en conservant ce masque d’impassibilité stupide qui fait, des deux âniers, deux brutes.

« Qu’est-ce que c’est ? dit vivement le capitaine.

« De la contrebande de guerre… »

Il allonge la main vers une manne pour ouvrir le léger couvercle soutenu par une glissière en osier.

Avec un sang-froid inouï, bien que ses doigts immondes ruisselassent de sueur, le vieux lève le couvercle et fait signe à l’officier de fouiller au milieu des roses. Tout cela sans un mot, sans précipitation, sans trace d’émotion.

Machinalement, comme pour ne pas en avoir le démenti, le capitaine introduit sa main au milieu des pétales odorantes. Ses doigts rencontrent un petit coffret de fer.

Il le retire, l’ouvre, et le trouve à demi plein de sequins d’or.

Aussitôt sa figure s’épanouit largement à la vue de ce bacchich vraiment royal que lui octroie le dieu Hasard. Le vieux fait le geste de secouer le coffret. L’officier comprend et obéit. Les pièces d’or frappant les parois de fer reproduisent ce bruit de métal si malencontreux et si compromettant.

Et soudain replongé dans sa stupide indifférence, le vieil ânier, toujours muet, attend l’ordre de partir, sans plus s’occuper de cet or dont il semble à peine soupçonner la valeur. Cette petite scène a duré tout juste une minute. Tout en estimant sa trouvaille de bonne prise, le capitaine se dit :

« Une pareille somme… cela ne peut être que pour le colonel.

« Mais arrive qui plante !… ce qui est bon à prendre est bon à garder… que le vieux Timoche se débrouille…

« Moi, je m’en moque ! »

Voulant mettre son butin en lieu sûr, craignant à son tour une observation de l’ânier, il fait de la main un grand geste vers l’Occident et s’écrie :

« Allez ! »

La route de Macédoine est libre. Timoche fait entendre un léger sifflement des lèvres, bien compris des baudets. La conductrice, aussitôt calmée, allonge le pas, et la caravane se met à descendre, de bonne allure, la route en pente très raide.

Elle parcourt environ un kilomètre. Alors le jeune homme désigné par les Turcs sous le nom d’Andréino s’approche du vieux et, sans tourner la tête, l’interroge du regard.

L’autre, que l’on pourrait croire muet, répond d’une voix toute basse, comme s’il craignait d’invisibles oreilles :

« Elles sont mal enveloppées !… il y en a qui se sont touchées quand ce butor a cravaché Fatime…

« Nous étions perdus… si je n’avais pas songé à l’or !…

« À présent, vite !… vite !…. pressons le pas !… l’éveil est donné… qui sait si nous n’allons pas être poursuivis… »

Sans attendre la réponse de son compagnon, il pousse un nouveau coup de sifflet, mais plus strident, plus prolongé. Puis il s’élance au pas gymnastique, allure qui semble incompatible avec son âge, son apathie, sa lourdeur :

Fatime, l’ânesse blanche, prend le trot, les baudets suivent et le convoi détale. On ne paraît guère songer aux roses qui sont plutôt malmenées pas plus qu’à éviter certains bruits de ferrailles qui s’élèvent, et se multiplient, de-ci, de-là, sur toute la file.

On parcourt ainsi environ cinq kilomètres. Il faut reprendre le pas et souffler un peu. Ces deux balourds ont en vérité des poumons de bronze !

Egri-Palanka n’est plus qu’à une lieue. Tout péril semble écarté, du moins pour l’instant ; et la plus élémentaire prudence veut qu’on marche posément et non pas en fuyards. Ah ! ce n’est plus ici comme de l’autre côté de la frontière. Point de roses, point de gens radieux, point de maisons fleuries, point de moissons déjà vertes couvrant la mosaïque des plaines !…

Partout des chardons rébarbatifs ou de tristes ajoncs ; partout des demeures en ruine, des murailles calcinées par l’incendie ; partout des champs dévastés où errent des malheureux en deuil pleurant leurs proches assassinés !

Les massacres ont été effroyables ! Une véritable orgie de sang, une frénésie d’extermination. Dans le seul vilayet de Prichtina, deux cents villages ont été brûlés, dix mille maisons détruites, seize mille personnes égorgées ! Soixante mille malheureux se sont trouvés sans abri et ont erré pendant l’hiver à la recherche d’un morceau de pain !

Le vilayet de Monastir et celui de Salonique n’ont pas moins souffert. On ne compte plus les bourgs anéantis et les cadavres qui pourrissent de tous côtés.

Cette partie de l’empire ottoman qui comprend la Macédoine est devenue un désert et un charnier !

C’est pire que la misère, pire que la ruine ! c’est l’agonie de tout un peuple laborieux et paisible, qui roule sous la botte du soldat turc, le brigand !

Trois cent mille hommes ont été mobilisés. Ils occupent cette malheureuse Macédoine et vivent dans les bourg et les villes, aux frais des habitants ! Il y a soixante-dix mille hommes dans le vilayet d’Andrinople, cent vingt mille dans celui de Salonique, cinquante mille dans celui de Monastir, quarante-cinq mille à Prichtina et quinze mille à Uskub.

Tout le ban et l’arrière-ban des Albanais, des Kourdes et des bachi-bouzouks d’Asie Mineure ont été convoqués. Tout cela pille, vole, incendie, violente et massacre par instinct et par fanatisme, on pourrait dire : par plaisir !

Et c’est Marko qui est le maître absolu, le grand chef, après le sultan, de cette brigandaille qu’il a littéralement fanatisée. Il est commissaire général des provinces, pour Sa Majesté le padischah, et son pouvoir est discrétionnaire !

Pour reconnaître son zèle et sa fermeté, pour récompenser les nombreux services qu’il a rendus, le maître lui a conféré les grades les plus hauts, les dignités les plus éclatantes. En outre, la générosité du sultan s’est manifestée sous une forme que la rapacité de Marko apprécie tout particulièrement. Le bandit a reçu une dotation de un million de piastres fortes, valant plus de deux millions de notre monnaie.

Comme le Trésor est vide, Marko prélèvera cette dotation sur ses administrés. Au lieu de deux millions, il en arrachera bien quatre, et le surplus s’en ira, sous forme de bacchich, payer des dévouements et des complicités.

Ah ! les survivants des massacres antérieurs vont en voir des cruelles ! Du reste, on annonce couramment de nouveaux pillages et de nouvelles tueries. Et cela se comprend, puisque les gouvernements laissent faire.

Cependant, un long cri de réprobation et de pitié s’est élevé dans toute l’Europe. Courageusement, la presse de tous les pays, de toutes les opinions a protesté, avec indignation. Pendant des mois, journellement, elle a imploré pour les malheureuses victimes la compassion du monde civilisé. Un grand mouvement d’opinion s’est opéré, auquel, du moins en apparence, les gouvernements ont participé. On a osé faire, par voie diplomatique, au sultan, quelques timides observations. On a même eu l’audace de lui demander de vagues réformes…

Naturellement, il a promis tout ce qu’on a demandé, plus même qu’on n’a demandé. Mais, comme l’Oriental ne croit et n’obéit qu’à la force, le sultan s’est moqué de cette pitié platonique et a ordonné de nouveaux massacres. On n’attend plus qu’un signal, un incident, pour mettre, une fois de plus, la Macédoine à feu et à sang.

..........................

Conduite par les âniers, la caravane a repris sa marche. Gens et bêtes, essoufflés, traînant qui la jambe, qui la patte, arrivent enfin à Egri-Palanka. Un peu en dehors du bourg, un vaste enclos, de solides murailles, une haute cheminée d’usine, des bâtiments couverts en tuiles. C’est la distillerie.

Une porte épaisse en chêne s’ouvre au bruit des sonnailles qui accompagne le roulement du trot. Les ânes s’engouffrent dans une cour. Une vingtaine d’hommes vigoureux, en bras de chemise, accourent. Probablement les ouvriers de l’usine. Des cris de joie saluent cette arrivée tumultueuse des âniers.

« Ah ! vous voilà !… quel bonheur !… Sains et saufs !… bravo !… »

Subitement, le vieux Timoche se métamorphose. Sa taille se cambre, sa tête se redresse et ses yeux atones s’animent.

Sans répondre à cette cordiale bienvenue, sans même serrer les mains qui se tendent, il s’écrie d’une voix brève et sèche :

« Alerte ! pas une seconde à perdre… On nous poursuit… je le sens… le damné capitaine soupçonne quelque chose… »

Ces quelques mots coupent net l’enthousiasme. Les hommes se ruent vers les baudets qui attendent tranquillement. Les paniers, très lourds, sont enlevés des bâts et le contenu chaviré sans façon, à même le sol en terre battue. Les pauvres roses cahotées, pressurées pendant cette course enragée, ressemblent à de la salade confite. Mais ces étranges distillateurs semblent bien vraiment se préoccuper de l’huile au suave parfum !

Chaque panier, sous les corolles empilées, renferme deux jolis mousquetons et des cartouches !

De nouveaux cris retentissent.

« Bravo !… des mannlichers… et de petit calibre…

— Des joujoux… ça n’a pas un mètre et ça porte… ?

— À plus de cinq cents mètres ! répond gravement Timoche.

— Et il y en a ?…

— Deux par panier.

— Alors, quatre par baudet !…

— Oui, et cela fait cent vingt armes admirables… d’une portée, d’une précision, d’une pénétration inouïes !

— Et court !… et portatif !… et léger !…

— Avec autant de baïonnettes !

— Et des cartouches ?… hein, combien, dis ?…

— Deux cents par carabine !

— Mais c’est énorme !…

— Cela fait tout juste vingt-quatre mille ?

— Et lourd ?

— Pas trop.

« Chaque cartouche pèse vingt-sept grammes… alors cela fait deux kilogrammes par paquet de cent… Chaque baudet en portait huit… et cela n’a rien d’excessif…. même avec le poids des carabines… »

Pendant ce colloque dont les mots jaillissent, se croisent, se heurtent, chaque homme ramasse une brassée de fusils, Timoche et Andréino les premiers.

« Du leste ! hein, camarades ! » s’écrie le vieux, en homme habitué à commander.

Le groupe affairé se précipite vers un grand bâtiment, encombré de récipients bizarres, d’appareils en cuivre avec des tuyaux contournés, des bouteilles de formes différentes et d’où, s’exhale une odeur de rose violente, jusqu’à la nausée.

Dans un coin, une vaste cuve, pleine d’un liquide bouillant, est posée à plat sur le sol. Sous les épais nuages de vapeurs blanches ; qui s’en échappent, elle doit peser un poids formidable. Les hommes s’arrêtent, pendant que Timoche prend dans une de ses poches un couteau. Il l’ouvre et engage la lame entre les deux dalles.

Sous une pression légère, une de ces dalles se soulève brusquement, découvrant une cavité au fond de laquelle se trouve un solide anneau, de fer. Timoche tire fortement sur l’anneau, et soudain la cuve, sous une poussée irrésistible, probablement celle d’une force hydraulique, se déplace lentement, lentement, démasquant l’ouverture d’un puits.

Un mince escalier de fer y descend à pic.

Un à un, les hommes s’y engouffrent, déposent leur fardeau et repartent en courant chercher une nouvelle charge de cartouches et d’armes. Il suffit de dix minutes pour faire disparaître ces munitions.

« Ouf ! c’est fait… » s’écrie avec un soupir de soulagement le vieux Timoche.

Il tire derechef sur la boucle de fer. La cuve, où bouillent tous les résidus de distillation, glisse de nouveau sur d’invisibles rouleaux. Elle reprend doucement sa place et recouvre hermétiquement cette cachette merveilleuse, introuvable.

L’ânier rabat la dalle et il ne reste plus aucune trace de ce véritable escamotage. En un clin d’œil, les hommes reprennent leur besogne habituelle ; chauffeurs, mécaniciens, distillateurs, emballeurs, verriers, coupeurs de bouchons, etc. Car on fabrique non seulement l’essence, mais encore l’eau de rose, et il y a de nombreuses manipulations.

Enfin, Timoche pousse un coup de, sifflet strident et ouvre la porte d’entrée. À ce signal bien connu, les ânes accourent, franchissent la porte, et s’en vont ; en liberté, dans la prairie, chercher une provende qu’ils ont bien gagnée. Il s’est écoulé juste un quart d’heure, depuis l’arrivée de la caravane.

Timoche et Andréino se trouvent devant un corps de logis très simple, mais spacieux, servant d’habitation au personnel. Chose bizarre, on rencontre à peine deux ou trois femmes et pas un seul enfant.

Elles sourient d’un air d’intelligence aux deux hommes qui pénètrent délibérément dans la maison.

Au moment d’entrer, Andréino fait claquer avec un geste de gamin son gros fouet de roulier, et dit à son compagnon :

« Tu sais, je ferais bien un bout de toilette. Je soupire après un baquet d’eau et des vêtements moins négligés. »

Et Timoche, qui cause comme une personne naturelle, répond en riant :

« Ton désir me paraît légitime !… Il faut néanmoins attendre un peu… moi, je te trouve très bien !

— Tu n’es vraiment pas difficile !

— Patience ! Allons d’abord au télégraphe, j’ai idée qu’il nous réserve des surprises. »

Un escalier est devant eux. Ils montent vivement, arrivent devant une porte, l’ouvrent, enfilent un couloir sombre, au bout duquel est dressée une échelle. Timoche grimpe le premier, arrive à une trappe, la soulève et se trouve dans une sorte de grenier séparé par plusieurs cloisons, formant autant de compartiments encombrés de planches, de madriers, d’objets de rebut.

Tous deux se faufilent à travers les débris, et s’entonnent, en. rampant, dans une ouverture grande comme une bouche de four. Ils pénètrent dans un réduit à peine grand pour contenir quatre personnes. Ce réduit, qui semble un pigeonnier, avec sa petite lucarne large comme la main, est meublé sommairement d’une table devant laquelle s’escrime un homme, en bras de chemise.

« Bonjour, Rislog !… bonjour, mon brave et cher ami ! » s’écrie Timoche.

L’homme, jeune encore, trente-cinq ans environ, brun, barbu, de beaux yeux clairs et loyaux, leur sourit et leur dit brièvement :

« Amis !… chers amis… quelle joie de vous revoir !

« Et tout va bien ?…

— Réussi !… au nez et à la barbe des Turcs… C’est notre dernier voyage !… répond l’ânier.

« Il ne nous reste plus qu’à tuer Timoche et Andréino ! puis, redevenir… nous !

— Bravo !… mais chut !… laissez-moi !… je corresponds avec ce brigand de Marko ! »

Et l’homme se remet à manier, avec dextérité, le levier d’un télégraphe Morse, pendant que se déroule lentement la bandelette constellée de points et de barres du récepteur.

L’appareil, de petites dimensions, est une merveille de précision. Simplement posé sur une table, il peut être enlevé séance tenante et transporté soit à la main, soit sur le dos, dans une valise ou dans un sac de soldat.

Il correspond avec le dehors par un fil caoutchouté qui sort entre deux tuiles…

Timoche reprend, écoutant la cadence intermittente du manipulateur et ses tac… tac…

« Et que dit ce misérable Marko ?

— Des choses bien intéressantes, répond le télégraphiste.

« Je vais vous lire cela dans un moment.

— Mais quoi ?

— Il s’occupe notamment de cet intrépide Joannès et de cette charmante Nikéa, aussi intrépide que son mari, notre chef…

— Il est vraiment bien bon pour… eux !

— Et que dit-il encore ?

— Tiens, vois toi-même… je viens de transcrire en clair ses dépêches précédentes à cet autre brigand, son âme damnée, le colonel Ali, qui commande le fort et les troupes défendant la passe. »

Timoche s’approche de la lucarne et jette sur la route de la frontière un rapide regard.

« Les Turcs ne viennent pas encore, dit-il songeur, et cela nous donne un peu de répit. »

Puis il ajoute, en regardant l’appareil qui fonctionne toujours sous les doigts agiles de l’homme :

« Sais-tu bien que c’est un trait de génie d’avoir établi une dérivation sur ce fil…

— C’est la moindre des choses !

« Voyons, dès le commencement des travaux opérés à la passe, Marko a fait poser un fil reliant le fort à Prichtina, en suivant la route… Ce fil traverse Egri-Palanka, et, par un hasard singulier, s’appuie sur le point culminant de là distillerie Rislog… la mienne !

« Tout naturellement, j’ai voulu savoir ce que ce brigand de gouverneur général disait à son digne subalterne… Je me suis souvenu de mon ancien métier de télégraphiste ; j’ai installé ici un relais… c’est-à-dire un récepteur et un manipulateur branchés sur ce fil…

« De telle façon que toutes les communications passent sur mes appareils et que je les transmets après en avoir pris connaissance !

« Tu vois comme c’est simple !

— Oui, simplement admirable, répond Timoche en lisant le papier où le télégraphiste a transcrit les dernières dépêches.

« Voyons cela…

« — Gouverneur général à colonel Ali… Plus urgent que jamais surveiller frontière… interdire formellement passage convois transportant roses pour distilleries… Suis informé que ces convois font contrebande de guerre… appris par agent très sûr que distillerie Rislog à Egri-Palanka occupe personnel composé hommes ancienne bande Joannès… fabriquent ostensiblement huile roses, en réalité dynamite et bombes. »

— Mille tonnerres, nous sommes trahis, gronde Timoche qui rougit sous sa crasse.

« Voyons la suite.

— «… Faire envahir, au reçu du présent ordre, la distillerie, l’occuper, la visiter en détail, et la détruire de fond en comble si se trouve quelque chose de suspect… »

— Et tu vas transmettre cet ordre ?

— Il est de cette nuit… J’ai retardé de huit heures… On ne comprend plus rien à Prichtina ! On va envoyer un émissaire… à peine si nous pouvons gagner une demi-journée !

— C’est grave… il faut réfléchir et prendre une décision.

— Continue la lecture de la dernière dépêche.

« — Appris aussi que Joannès est vivant. Miraculeusement guéri par docteur bulgare Apostolo de Sofia. Disparu depuis quelque temps, ainsi que sa femme. Piste entrevue. Faire arrêter séance tenante les deux âniers Timoche et Andréino qui sont soupçonnés… »

Un cri d’Andréino, qui regarde la route par la lucarne, interrompt cette lecture :

« Les Turcs !… les Turcs sur la route ! »