La Terreur en Macédoine/III/V

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Éditions Jules Tallandier (p. 337-352).

CHAPITRE V


Bataille ! — Héros et Héroïne. — Prisonniers. — Ceux qu’on n’achète pas. — Le billet de Joannès. — Les Fiancés de la Mort. — Assassinés. — Le dernier baiser. — La réponse à Joannès. — Serment de vengeance. — Retour. — Massacre.

Cette arrivée soudaine d’un troisième train militaire, en pareil lieu et en un tel moment, a quelque chose de fantastique.

Bondé de soldats, se prolongeant en une file interminable de voitures, il glisse de plus en plus lentement vers l’immense brasier et semble un monstre formidable sur lequel s’acharne une légion d’infiniment petits.

Chaque wagon est une forteresse, et chaque portière un créneau d’où sortent des fusils.

Agiles, vigoureux, intrépides, ces assaillants se cramponnent à l’énorme organisme en marche, arrachent les fusils et lancent des bombes. Et tout cela roule, détone, vocifère et s’égorge dans cette lueur d’incendie qui maintenant envahit toute la région.

Voilà ce qu’aperçoivent en même temps les Albanais de Marko et les patriotes de Joannès. Et cette vision infernale fait abaisser aux deux chefs interdits les armes qu’ils allaient croiser de nouveau.

Tout cela d’ailleurs est si rapide qu’il est impossible de rien concerter, de rien résoudre… Un nom vient sur les lèvres de Joannès qui s’écrie :

« C’est Michel !… oh ! mon brave Michel ! »

Déjà le mécanicien, qui siffle éperdument, vient d’arrêter le convoi. Les portières se sont ouvertes avec fracas et des centaines de soldats turcs, fous de rage et de terreur, ont sauté sur la voie. Ils se heurtent aux agresseurs. Des coups de feu sont tirés à bout portant, et des bombes éclatent avec leur flamme livide. On se larde à coups de baïonnette, et en une seconde, la lutte reprend plus furieuse entre ces adversaires qui semblent ignorer la présence de Joannès, de Marko et de leurs contingents respectifs.

Les balles sifflent de tous les côtés aux oreilles des deux clans témoins du duel entre les chefs. Ces hommes ne peuvent plus tenir en place. Des deux partis on a crié : « Aux armes !… aux armes !… » et brusquement la trêve s’est trouvée rompue.

Une violente poussée a séparé Joannès de Marko, et arrêté le combat singulier.

Marko montre le poing à Joannès et hurle :

« Nous nous retrouverons !… tu n’as pas victoire gagnée !… »

Joannès brandit son sabre et riposte :

« Tais-toi, fanfaron !… oui, nous nous retrouverons et ce sera ton dernier jour !

D’instinct, Albanais et patriotes se précipitent sur la voie où l’on se massacre avec frénésie.

« En avant !… en avant !

— Tenez bon, les Albanais !… c’est Marko !… vive Marko !… hardi ! les montagnards… hardi !

— Vive la Macédoine libre !… C’est Joannès !… vive Joannès !… Tiens bon, Michel !… hardi ! les patriotes !… hardi ! »

Un furieux corps à corps se produit. Enchaînés par la consigne, les hommes de Joannès depuis si longtemps immobiles se battent en désespérés. Il n’en est pas un parmi eux qui n’ait à venger un père égorgé, une mère, une sœur ou une fiancée à jamais disparue, et leur rage ne connaît plus ni quartier ni merci.

Les voici bientôt mêlés à ceux qui, commandés par Michel, viennent d’arriver cramponnés au dernier train. C’est en effet la bande aux ordres du lieutenant de Joannès, et dont le chiffre atteint deux cent trente hommes.

Ajoutés aux cent vingt de Joannès, cela fait environ trois cent cinquante combattants, y compris les femmes qui, armées et équipées en soldats, font intrépidement besogne de soldats.

À la lueur de l’incendie, Joannès et Nikéa reconnaissent, au milieu de la mêlée, Michel et Hélène. Après l’avoir soigné pendant l’hiver avec un dévouement inlassable, la jeune fille, devenue sa fiancée, l’a suivi à la guerre. Ils doivent s’épouser bientôt. En attendant, ils se battent en héros pour la liberté.

Tous quatre se rejoignent en pleine tuerie, et des cris de joie jaillissent de leurs lèvres.

« Bravo ! Michel !… Bravo ! Hélène !… chère petite sœur aimée !

— Joannès !… moi, je te savais là !… Hein ! quelle besogne !

— Nikéa ! tu es magnifique !

— J’ai failli tuer Marko !… À présent, ils sont plus d’un mille, dit Joannès inquiet.

— Bah ! qu’est-ce que ça fait !… tapons toujours dans le tas ! »

Et ils tapent en effet à corps perdu. Ils oublient dans l’ivresse de la bataille cette défensive que doivent conserver, coûte que coûte, les guérillas, après le coup de main.

Joannès comprend que les patriotes vont être cernés par un adversaire trois fois supérieur. La retraite s’impose. Mais est-elle encore possible ? Il porte ses doigts à sa bouche et pousse trois coups de sifflet stridents. Puis il crie de toute sa force :

« À la bombe !… à la bombe ! »

Chaque patriote doit encore avoir dans son sac deux bombes à la dynamite.

Joannès et Nikéa, les premiers, lancent au milieu des Albanais les terribles projectiles. Ils éclatent avec leur fracas de tonnerre en faisant brèche dans la cohue frémissante qui hurle et s’effare. Cependant Marko, ne pouvant digérer sa défaite, cherche Joannès et le provoque d’une voix retentissante :

« Joannès !… où es-tu ?… je veux ma revanche !… Par la barbe de mon père !… je veux me battre et te tuer !… »

Les bombes qui éclatent en faisant d’affreux ravages ne l’arrêtent pas. Affolé par cette pensée qu’il a dû reculer, il veut laver dans le sang du jeune chef cette insulte à son prestige. Il lui semble apercevoir au milieu de la mêlée un jeune homme coiffé du bonnet bulgare et armé d’un sabre, insigne du commandement. Près de lui, un combattant jeune, imberbe, qui ne le quitte pas d’une semelle. Une femme sans femme sans doute. Il croit reconnaître Nikéa et se dit, frémissant de colère :

« C’est lui Joannès, et c’est elle qui l’accompagne. »

Il se jette, en hurlant, à travers les gens aux prises, cogne au hasard, pour se frayer l’accès vers cet homme et cette femme..

« Place ! mille tonnerres !… place !… »

Cet élan de taureau en furie est brisé par l’acharnement des siens eux-mêmes. Ils ne voient plus, n’entendent plus et ne songent qu’à venger leurs frères broyés par les bombes.

Et Marko, en désespoir de cause, s’écrie :

« Mille livres à ceux qui prendront l’homme et la femme ! »

Mille livres ! c’est une somme et ce chiffre court de bouche en bouche.

Les plus robustes et les plus vaillants s’élancent, fascinés par ce chiffre énorme qui décuple à la fois leur vigueur et leur convoitise.

Marko les voit rouler comme une trombe, traverser la mêlée au nombre d’environ cinquante, opérer un mouvement tournant et isoler complètement le petit groupe, avec cinq ou six combattants. Ces braves se défendent avec un héroïsme superbe. La lutte est courte et poignante. Les patriotes, enserrés, sont massacrés. L’homme et la femme, déloquetés, sanglants, tombent, terrassés, après avoir fait payer cher cette défaite !

« Enfin, je les tiens ! gronde Marko radieux.

« Ah ! sang Dieu !… nous allons rire… »

Quelques coups de sifflet vibrent encore. Puis quelques coups de feu isolés, deux ou trois éclats de éclats de bombe, et les patriotes s’échappent, absolument comme s’ils étaient escamotés. Leurs pertes sont cruelles. Cinquante hommes tués, sans compter les blessés que leurs camarades ont emportés.

Celles des Albanais sont effrayantes. Il y a par terre des centaines et des centaines de cadavres mêlés aux blessés qui appellent au secours avec des cris déchirants. Mais peu importe à Marko. Il se retire du côté des wagons afin de défendre la ligne du chemin de fer, et attend patiemment qu’on lui amène ses deux prisonniers. Il fait charger les armes, coucher en tirailleurs ses compagnies décimées, place des sentinelles, bref, se prépare à repousser une nouvelle attaque d’ailleurs improbable.

Le jour commence à poindre.

Toutes ces multiples besognes d’un chef soucieux de son devoir ont absorbé le temps de Marko qui dit enfin :

« Amenez les prisonniers ! »

Encadrés d’un peloton de véritables bandits, le jeune homme et la jeune femme s’avancent, droits et fiers, devant le pacha. Marko, qui savoure sa vengeance, rit de son mauvais rire et les regarde, les yeux mi-clos, comme un tigre à l’affût. Les rangs des gardiens s’écartent et Marko sursaute comme si une bombe éclatait sous ses talons !

« Mille tonnerres !… ce n’est pas eux !…

« Où est Joannès ?… où est Nikéa ?

— En sûreté, répond le jeune homme d’une voix ferme.

— Ah ! coquin… tu vas payer pour lui…

— Je ne suis point un coquin ! Je suis un patriote… un soldat qui combat pour l’indépendance de son pays.

« Comme prisonniers, nous avons droit aux égards de ceux qui nous ont pris, du moins s’ils sont des soldats et des civilisés.

— Vraiment ! voyez-vous cela !… riposte Marko, frappé malgré lui de cette dignité sans emphase, de cette fermeté sans jactance.

« Et comment t’appelles-tu, monsieur… l’homme qui veut des égards ?

— Michel Kégovitch.

— Et cette femme ?

— Hélène Sanvico, ma fiancée.

— Tu dis, Sanvico !… il me semble que nous sommes un peu cousins », reprend Marko en dévisageant la jeune fille.

Hélène répond bravement :

« C’est possible ! mais il y a longtemps… alors que tes ancêtres, chrétiens, combattaient, à côté des miens, le musulman.

« Aujourd’hui, nous ne pouvons plus être du même sang, puisque tu es devenu le bandit turc qui massacre le chrétien !

— Tiens !… tiens !… s’écrie Marko en éclatant de rire, cette petite créature qui raisonne !

« Sais-tu, Michel Kégovitch, que vous élevez bien mal vos femmes. Ah ! mon pauvre garçon ! tu ne seras pas le maître dans ton ménage… et cela me contrarie pour toi !

— Et qu’est-ce que cela peut bien te faire ? riposte Michel en haussant les épaules.

— Cela me fait énormément… au point de me désoler !

« Car je suis bon !… chacun sait ça… je suis d’une bonté… comment dirai-je ?… idéale !… oui… c’est bien le mot… je suis d’une bonté idéale… et il m’est impossible de voir souffrir quelqu’un… alors, pour t’éviter d’être malheureux en ménage, je vais être forcé de t’empêcher d’épouser ma cousine qui raisonne trop… qui serait le maître et la maîtresse, et qui te tyranniserait du matin au soir, sans trêve ni merci !

— Nous empêcher d’être l’un, à l’autre ! s’écrie Hélène en entourant de ses bras son fiancé. Ah ! je t’en défie bien… car la mort seule pourrait nous séparer… entends tu : la mort seule !

« Tu nous tueras plutôt !

— Oui !… oui !… c’est bien ce que je viens de dire… la femme veut !… elle ordonne !… elle défie !… et il faut obéir.

« J’obéirai donc ! parce que je suis non seulement bon, mais encore bien élevé.

« Non, mes enfants, je ne vous séparerai pas… il ne faut jamais faire le bien des gens malgré eux ! Puisque vous êtes fiancés, restez donc fiancés !

— Mais enfin, que veux-tu faire de nous ? interrompt Michel énervé par ce jeu cruel, sous lequel il sent la griffe du tigre à face humaine.

— Mais, combler vos vœux… vous unir pour la vie… ne jamais vous séparer… même dans la mort ! réplique Marko avec son rire sinistre.

« Et ce ne sera pas long ! »

À ce moment, le soleil apparaît. On entend des cris lointains, puis le Qui vive ! des sentinelles. Deux hommes accourent, sans armes. Ils viennent du côté de la montagne et portent l’uniforme des réguliers de Marko.

On les arrête et on les amène au pacha qui leur crie brutalement :

« Qui êtes-vous ?

— Nous sommes de tes soldats d’Albanie, Excellence.

— D’où venez-vous ?

— Nous étions prisonniers des rebelles… Leur chef Joannès nous envoie d’urgence apporter ce message pour toi.

— Ah ! vous vous êtes laissé prendre !… vous ! de francs Skipétars ! de vrais montagnards de mon clan ! grogne Marko en fronçant le sourcil… nous recauserons de cela tout à l’heure.

« Donne-moi ce papier. »

Un des hommes, épouvanté de cet accueil, remet en tremblant au terrible pacha le billet de Joannès. Et Marko lit froidement à demi-voix, ces quelques lignes tremblées, tracées fiévreusement au crayon, sur une feuille volante arrachée d’un carnet :

« Pour Marko,

« Mon ami le plus cher et sa fiancée sont en ton pouvoir. Veux-tu me les rendre ? J’ai fait prisonniers trente de tes soldats. Si tu consens, je te les renverrai tous sans condition.

« Joannès. »

— Ainsi, dit à demi-voix Marko, ce blanc-bec se permet de faire des prisonniers et de m’offrir un échange ?

« Voilà qui est d’un mauvais exemple. »

Michel et sa fiancée ont entendu la lecture du billet. Sachant en quelles mains ils étaient tombés, ils n’espéraient plus rien. Mais leur ami ne les oublie pas, lui ! À peine en sécurité, il négocie leur liberté.

Il offre trente hommes en retour !… Leurs regards se croisent, et soudain l’espoir anéanti semble renaître.

Certes, ils ont fait et depuis longtemps le sacrifice de leur existence. Mais cela n’empêche pas qu’ils aiment la vie… qu’ils aient soif de tendresse et que leur jeune amour à peine éclos éprouve une suprême révolte en présence de ce néant où il va sombrer.

Marko, tout en paraissant absorbé par le billet qu’il relit lentement, surprend ce long regard chargé de tendresse et sourit en hochant la tête.

« Joannès offre trente hommes, dit-il de sa voix ironique.

« J’estime que c’est trop peu et vous valez mieux que cela. Je suis néanmoins disposé à accepter… mais sous certaines conditions.

— Si elles sont compatibles avec le devoir, j’y souscrirai volontiers, répond avec dignité Michel.

— Quand on est les fiancés de la Mort… quand on n’a plus que quelques minutes à vivre… que quelques regards à échanger… tout est compatible avec le devoir… pour ne pas être tué !

— En es-tu bien sûr ?

— C’est à toi de juger.

« Donne-moi simplement votre mot d’ordre… indique-moi où sont vos réserves d’armes et de munitions… dis-moi où sont vos fabriques de dynamite… et vous êtes libres tous deux, sur l’heure !

— Pacha, ce que tu me proposes là est une trahison… et, pour tout dire, une infamie !

— Bah ! laisse donc !… des mots, tout cela !…

— Et tu crois qu’il nous serait possible de marcher tête levée devant nos frères vendus par nous… de jouir de cette vie sauvée par de tels moyens…

— J’ajouterai volontiers cent mille livres pour atténuer ces regrets et vous permettre une existence opulente… »

Michel l’interrompt avec fermeté :

« Penses-tu, en ton âme et conscience, que nous pourrions enseigner à nos enfants l’amour de cette chose magnifique et sacrée : la Patrie… si nous l’avions livrée à ses plus mortels ennemis ?

— La Patrie ?… mais elle est aussi de notre côté… nous l’aimons autant que toi, mais nous la concevons autrement…

« Viens donc avec nous où tu seras riche, heureux, comblé d’honneurs…

— Les vieillards nous maudiraient… les hommes nous cracheraient à la face… les enfants nous jetteraient des pierres… notre nom serait maudit et notre descendance déshonorée…

— Si ton âme est si pusillanime, change de pays.

— Notre âme ignore la peur et je te le prouve.

« Elle est macédonienne et chrétienne… et nous devons rester là où nos pères ont aimé, vécu, souffert !

« Nous ne quitterons pas notre pays.

— Ainsi, tu préfères la mort à cette… complaisance qui se borne à quelques simples renseignements que je veux te payer largement…

— Oui ! je préfère la mort à cette chose monstrueuse, impie, sacrilège, qui s’appelle la trahison !

— Des mots, tout cela, encore une fois !

— Oui ! des mots qui font l’honneur des hommes et la vie des peuples…

— Et toi, cousine, refuses-tu cette fortune que je t’offre aussi… cet or… ce monceau d’or qui vous procurera la vie facile, le luxe, le bonheur ? »

Très pâle, la poitrine oppressée, la jeune fille regarde bien en face le brigand, et répond d’une voix entrecoupée :

« Ton or procure tout, Marko…, sauf pourtant l’estime des autres et de soi !

« Or, le bonheur sans l’estime est empoisonné… la vie sans l’honneur est maudite ! Quoi qu’il arrive, je refuse ! »

Chacune des paroles de Michel est comme un soufflet pour Marko. Il fait des efforts inouïs pour ne pas éclater, voulant tout entendre et tout savoir. Ses joues se marbrent de taches tour à tour livides ou pourprées, ses lèvres se serrent, ses yeux s’injectent, sa face devient hideuse et terrible.

Jusqu’au dernier moment il a espéré, à force de promesses et de menaces, obtenir ces renseignements qui seraient la mort de l’insurrection. Exaspéré de voir que rien ne peut entamer cette admirable fermeté, humilié de s’être contraint, mortifié d’avoir offert vainement cet or… son dieu ! il pousse un cri de bête qui se rue au carnage !

Il arrache de sa ceinture le long poignard albanais et le brandit de haut, de toute sa force. Il semble méditer un moment, chercher, dans l’éclair rouge de ses prunelles, lequel il frappera le premier…

Voyons… qui ?… l’homme ?… la femme ?… qui des deux souffrira le plus, en voyant panteler l’autre, la poitrine ouverte, en attendant dépérir à son tour ?

Ce calcul féroce de bourreau dilettante est déjoué par un mouvement spontané de Michel.

Voyant le poignard levé, le jeune homme, d’instinct, ouvre ses bras, serre sur sa poitrine sa fiancée, comme pour lui faire un rempart de son corps.

Il tourne ainsi le dos à Marko qui, les voyant enlacés, frappe de toute sa force !

Le poignard disparaît jusqu’à la garde et traverse du même coup les deux poitrines !…

Deux cris étouffés… deux râles et dans la dernière étreinte des deux bras qui se resserrent, un dernier baiser unit leurs lèvres mourantes !

Marko laisse le kandjar dans la plaie et s’écrie :

« Puisque vous refusez la vie… soyez unis dans la mort ! »

Et lentement, lentement, les deux corps fléchissent, puis tombent sur l’herbe, toujours unis par les bras crispés et par ce poignard qui traverse les deux cœurs.

Marko détache son grand manteau de pourpre, enveloppe les cadavres et dit aux deux prisonniers muets d’horreur :

« Prenez un brancard, couchez-y ces corps tels qu’ils sont et portez-les à Joannès.

« Vous lui direz simplement :

« — Voici la réponse de Marko ! »

« Allez et faites vite ! «

Marko est obéi sur l’heure. Les deux hommes exécutent en toute hâte leur funèbre besogne et retournent vers la montagne. Et le brigand, les, voyant disparaître avec leur lugubre fardeau, ricane en disant :

« Je voudrais bien voir la figure que fera Joannès en recevant ma réponse !

« Eh ! pardieu ! il ordonnera de massacrer tous les prisonniers… À sa place et comme représailles, je n’y manquerais pas ! »

… Les heures s’écoulent pendant que les troupes disponibles travaillent à réparer le désastre. Ces ravages causés par les bombes sont incroyables et demandent beaucoup d’efforts.

Il faut déblayer le sol encombré de cadavres, de rails tordus, de traverses broyées, de madriers calcinés, de choses sans forme et sans nom !

Il faut ensuite culbuter hors de la voie les machines mutilées et opérer le travail de réfection.

Les trois quarts de la journée ont été employés à ce rude labeur que rien n’interrompt.

D’autre part, le service en campagne est fait avec la précision et la vigilance que comportent la situation et surtout la proximité d’un ennemi aussi déterminé.

Vers cinq heures, les sentinelles avancées donnent l’alarme et se replient devant un petit groupe compact d’hommes sans armes. Ce groupe chemine lentement et se dirige vers le camp de Marko.

On vient de reconnaître ces hommes, et de bruyantes exclamations de joie signalent leur retour.

« Qu’y a-t-il ?… et pourquoi ces criailleries ? » demande Marko de ce ton farouche qui fait trembler les plus braves.

Un sergent arrive au pas gymnastique et répond, tout essoufflé :

« Excellence !… les trente prisonniers… faits par les rebelles… et ramenés par les deux… qui ont emporté là-bas… les cadavres de l’homme et de la femme… sur le brancard.

— Impossible ! ces rebelles sont des misérables qui massacrent les lâches qui se laissent prendre.

« Du reste, ils ont bien raison ! »

Une légende, soigneusement propagée par l’autorité turque, affirme, dans un but facile à concevoir, que les patriotes tuent les prisonniers de guerre.

« C’est eux, pourtant, Excellence, et en toute vérité, reprend le sergent.

— Eh bien ! qu’on me les amène, et vite ! » ajoute Marko.

Ils s’avancent radieux, en hommes heureux d’être enfin libres, de pouvoir reprendre leur place dans le rang et de retourner à la bataille.

« Vous vous êtes évadés, n’est-ce pas ? leur crie brutalement Marko, voulant douter encore.

— Non, Excellence ! répond l’un d’eux.

— Alors, comment êtes-vous ici ?

— Parce que Joannès, le chef des… de ceux de là-bas, nous renvoie libres et sans conditions. Ah ! vraiment !… Il est d’une générosité que j’admire, mais que je n’imite pas !

« Mais qu’a-t-il dit ?… en quels termes vous a-t-il rendu la liberté ?

— Quand il a reçu les deux cadavres, il est devenu blanc comme un linge… il est tombé à genoux et puis il a mis sa main droite dans le sang qui coulait des plaies.

« Avec ce sang, il a tracé sur son front, sa poitrine et ses épaules le signe des chrétiens, puis il a ajouté :

« — Dormez en paix, vous serez vengés ! »

« Alors, il s’est tourné vers nous et a dit :

« — Ce n’est pas votre faute et je ne vous ferai pas expier ce crime d’un autre… Allez, mes amis, vous êtes libres ?… »

« Et nous voici à tes ordres, Excellence !

— Ah ! il vous a fait grâce ! interrompt Marko.

« Eh bien ! moi, je vous condamne à mort !… et il en sera ainsi de tous les lâches qui se laisseront prendre.

« Capitaine Achmet, fais empoigner et garrotter ces coquins. Que ta compagnie prenne les armes et les fusille ! »

Cinq minutes après retentissait un feu de salve et les trente-deux hommes, foudroyés, s’abattaient comme des masses !