La Terreur en Macédoine/III/VIII

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Éditions Jules Tallandier (p. 381-395).

CHAPITRE VIII


Passage souterrain. — Poignard et nœuds coulants. — Mort foudroyante. — Pris au piège. — L’homme et le fauve. — Le cercle. — Dernier combat. — Sans merci. — Coups droits. — Les yeux qui ne verront plus. — Fureur et désespoir. — Mutilé. — Pardon. — En avant !… pour la Macédoine libre !

Joannès et l’homme qu’il vient d’appeler Démètre se livrent à d’activés recherches. Ils inspectent minutieusement cette partie de la forteresse qui confine à l’Occident et tout d’abord ne trouvent rien.

« Voilà qui est étrange ! murmure tout dépité Joannès. Je croyais avoir conservé un souvenir exact de cet endroit que je suis payé pour connaître, hélas !

— On aura remanié les terrains, observe judicieusement son interlocuteur ; et qui sait ? peut-être planté des buissons.

— Tu as, pardieu ! raison… Cette portion qui surplombe le ravin était nue jadis… j’en suis certain. Aujourd’hui elle est couverte de ronces, de jeunes pousses de châtaigniers et de chênes verts… Approchons ! »

Pendant qu’ils escaladent un raidillon de quatre à cinq mètres, Nikéa, à laquelle obéissent militairement les patriotes, s’est constituée commandant de place. Accompagnée d’un peloton en armes, elle passe une revue rapide et détaillée de la forteresse.

Pour plus de sécurité, elle escalade les gradins qui accèdent au sommet de ces murailles cyclopéennes et d’où l’on aperçoit la région entière à dix lieues à la ronde.

Elle voit tout près, à les toucher, les chevaux abandonnés dans la plaine par les rebelles, et qui fraternisent avec ceux que les hommes de Marko ont également délaissés pour escalader la montagne.

Il y a là tout un escadron, et pas un cavalier. Chose étrange et alarmante, le pacha et ses Albanais ont disparu comme si la terre les avait engloutis !

Justement inquiète, Nikéa descend et va en toute hâte faire part à Joannès de cet escamotage. Elle le trouve occupé à une singulière besogne. Pendant que Démètre, avec sa baïonnette, écarte les ronces et les broussailles, Joannès, lui, sans souci des épines, colle son oreille à la paroi de la montagne. Voyant venir Nikéa, il met un doigt sur ses lèvres…

« Silence ! »

Puis, de la main tendue, avec flexion du haut en bas des doigts, il lui fait signe de marcher doucement.

Elle s’arrête pendant qu’il ausculte attentivement la terre, et attend le résultat.

Le chef se relève et dit, d’une voix basse comme un souffle :

« L’ancien passage est là !… nous l’avons retrouvé… Il ne peut donner issue qu’à un seul homme à la fois !

— S’il avait échappé à nos recherches, nous étions perdus !

— Oui, les bandits sortaient sournoisement et nous massacraient.

— Ils vont nous attaquer… je le sens… j’en suis certain…

— Que faire ?

— Appeler cinq hommes… se procurer quelques cordages… quelques solides poignards à lame courte et large…

« Surtout, le plus grand silence ! un mot, un bruit de pas et tout serait perdu.

— Ne vaudrait-il pas mieux entasser des quartiers de rocs sur ce passage et en boucher l’entrée ?

— J’y ai songé, mais je veux prendre Marko !… le prendre vivant, et je dois laisser faire l’attaque.

« Va ! mon enfant, va ! et hâte-toi ! j’ai un plan excellent et je réponds du succès ! »

Quelques minutes après, les cinq hommes arrivaient conduits par la jeune femme… Pieds nus, munis de cordes et de poignards, ils interrogent du regard leur chef.

Il les fait grimper près de lui et les installe, plutôt par gestes, sur la mince corniche qui surplombe l’abîme et s’infléchit en plan incliné, d’un bout, sur l’esplanade.

Alors seulement ils aperçoivent l’ouverture taillée à vif dans le granit, engueule de four, et close hermétiquement par une roche ou un bloc de fonte. Derrière ce puissant obturateur, ils entendent des bruits sourds, indiquant la présence immédiate d’êtres animés.

« Marko et ses brigands ! » murmure Joannès dont les yeux flamboient.

Puis il fait à voix basse quelques recommandations et ajoute, en saisissant un poignard :

« Demeurez immobiles… tenez bon les cordes et attendez mon signal. »

Un quart d’heure s’écoule dans une immobilité absolue.

Enfin, un grincement sort de terre. La masse qui bouche hermétiquement l’ouverture du souterrain se déplace avec lenteur sous une poussée irrésistible. Une tête barbue, coiffée d’un tarbouch, apparaît au ras du sol, dans l’encadrement des végétaux entremêlés.

Incrustés pour ainsi dire à la paroi verticale de la montagne, les Patriotes ne font pas un mouvement.

La tête s’avance et deux mains s’appuient à la base du trou. L’homme regarde à droite et à gauche, n’aperçoit rien, et dit à demi-voix :

« Tout va bien !… rien de suspect… nous sommes seuls… ils ne se doutent de rien. »

Il s’allonge, sort jusqu’aux épaules son torse robuste et va s’arracher du conduit…

Mais Joannès, couché à plat ventre juste au-dessus de l’ouverture, lève son bras armé d’un poignard à lame courte, large, en forme de feuille. L’arme terrible retombe sans bruit sur la nuque de l’homme, au ras du cervelet, tranchant net la moelle épinière.

Sans un cri, sans une convulsion, sans un râle, presque sans une goutte de sang, le malheureux est foudroyé ! À droite et à gauche, les Patriotes l’empoignent chacun par un bras, le tirent comme s’il continuait lui-même son mouvement de reptation, et sans plus de façons le chavirent dans le précipice.

Un deuxième suit, que la configuration des lieux empêche de rien voir et que l’absence de tout bruit empêche de rien soupçonner. Comme le précédent, il regarde à droite, à gauche et au-dessous, et dit d’une voix tranquille :

« Rien de louche… ça va… Achmet doit être déjà en bas… »

Il s’allonge, s’étire, s’arrache du trou jusqu’au dessous des épaules…

Le poignard de Joannès tombe sur sa nuque, avec une force, une précision effrayantes.

Comme celui qui le précède, le bandit est tué raide, sans un spasme et sans un soupir !

En vérité, cette mort silencieuse, cet anéantissement si rapide d’un homme robuste, plein de vie, ont quelque chose de terrifiant !

Les Patriotes, postés de chaque côté, renouvellent leur manœuvre. Ils saisissent par les bras le cadavre, le sortent par à-coups, comme s’il éprouvait quelques difficultés à se dégager, et le précipitent dans le vide !

Une autre suit. Et une voix rude, métallique, impérieuse, dit dans le souterrain :

« Allons !… dépêchez-vous !… laissez-vous glisser sans bruit et cachez-vous derrière les broussailles… Quand vous serez descendus au nombre de vingt, je viendrai vous rejoindre avec mon léopard. Pas de bruit surtout !… et que nul ne soupçonne que vous êtes là, ou tout serait perdu !

C’est Marko qui, accroupi près de l’entrée, compte au fur et à mesure.

Et le poignard s’abat, sans relâche, au ras des cervelets, foudroyant, invisible et infaillible, tous ces hommes qui se succèdent.

Justicier implacable, Joannès accomplit froidement cette effroyable besogne, pendant que ses auxiliaires, d’un mouvement uniforme, lancent dans l’abîme les cadavres palpitants.

Eux aussi comptent ces morts, s’impatientant de la lenteur avec laquelle les têtes apparaissent, craignant à chaque instant un cri, un gémissement qui compromettrait l’œuvre de vengeance et de sécurité.

… Dix-sept !… une demi-minute s’écoule… dix-huit ! un temps d’arrêt… un éclair du poignard… dix-neuf ! encore une face moustachue sous le tarbouch rouge… encore un coup de pointe tout sec à la nuque… un spasme, et puis la tragique dégringolade au fond du précipice. Vingt !…

« À mon tour ! dit la voix de métal.

« Doucement !… Hadj… voyons… doucement, mon garçon, tu passeras après moi… Ah ! tu sens la chair fraîche… patience !… je te réserve pour ton dîner cette belle Nikéa… »

La tête de Marko s’engage dans l’ouverture. Ses épaules emplissent la cavité d’où elles ont peine à sortir. Il tire, pousse, ricane et dit :

« Est-ce que j’engraisserais ? »

Ce dernier mot s’étrangle dans un râle. Joannès a remplacé par un nœud coulant son poignard qu’il tient entre ses dents. Le cœur battant, il a passé, avec une adresse inouïe, le nœud coulant au cou du Brigand !

Il serre de toute sa force, en conscience, pendant que ses deux aides, empoignant le misérable chacun par un bras, extraient sans plus de façons, du souterrain, Marko-Pacha !

Rugissant, suffoqué, terrifié aussi en se sentant se sentant pris, il se débat furieusement, veut donner l’alarme, crier à l’aide…

C’est à peine si un râle étouffé sort de sa gorge. Joannès vient d’imprimer une rude secousse à la corde, et Marko, les yeux exorbités, tirant la langue, se trouve pendu.

Le lucerdal a entendu le rauque soupir de son maître qu’il suivait dans les talons. Arrivé au bord de l’ouverture, il regarde avant de s’élancer. Mais ses yeux de félin, aveuglés par le grand jour, n’aperçoivent rien. Il s’arrête un moment, pétrissant de ses griffes l’arête de granit et grondant sourdement.

Doucement, sans bruit, sans faux mouvement, Démètre lui passe au col l’autre nœud coulant, et tire de toute sa force.

Le léopard, qui bondissait juste à ce moment, demeure pendu comme son maître. Mais chez ce féroce animal d’une vitalité prodigieuse, la strangulation est plus longue que chez l’homme. Il rugit de façon terrible, claque des dents, gigote et soubresaute à croire qu’il va entraîner Démètre.

« Tiens bon ! Démètre !… tiens bon ! crie Joannès…

« Et vous, frères, les bombes !… vite ! les bombes ! »

Ne pouvant maîtriser le léopard, l’homme le laisse pendre au-dessus du précipice, et tranquillement amarre l’autre bout de la corde à une pointe de roc.

Du conduit souterrain jaillissent des cris, des imprécations, des froissements d’armes.

Ces bandits réellement intrépides professent pour la mort le mépris le plus absolu. Ils vont attaquer, à tous risques…

Ils n’en ont pas le temps !

Au cri de Joannès, les Patriotes retirent de leur sac les terribles bombes. En un clin d’œil ils passent à leur poignet la lanière qui actionne la mèche intérieure, et lancent dans le passage, à toute volée, les projectiles.

Une première détonation retentit. Puis, aussitôt, à une seconde nouvelle d’intervalle, trois autres qui ébranlent la montagne. Une fumée intense, toute blanche, monte en épais tourbillons comme d’un cratère…

Les bruits intérieurs ont cessé. Le massacre est complet et l’œuvre de dévastation achevée.

Cependant, Joannès désire plus encore. Il veut éviter jusqu’à la possibilité du retour, bien improbable pourtant, de survivants.

Il commande de sa voix brève :

« Vite, deux cartouches… pour finir !

« Broyez la roche et bouchez à tout jamais ce conduit. Vous, camarades, à moi !… aidez-moi à ficeler ce compagnon. »

Boum !… et boum !… les deux cartouches éclatent et parachèvent l’œuvre des bombes. Tout croule dans le souterrain effondré.

« Là ! conclut Joannès ; à présent, nous sommes chez nous, bien tranquilles et prêts à régler nos comptes, n’est-ce pas, Marko ? »

Mais le Brigand, qui semble évanoui, ne répond pas. Cependant Joannès n’en juge pas moins qu’il faut le garrotter étroitement.

On lui attache solidement les bras et les jambes, ce qui permet de décrocher le nœud coulant qui lui serre le col. Même opération pour le léopard qui tire la langue et ne bouge plus. On le ficelle aux quatre pattes, et les patriotes, ayant accompli cette tâche de prime abord jugée impossible, échangent une chaleureuse étreinte.

Marko prisonnier !… pieds et poings liés !… Le pacha féroce à la merci de ses victimes !… Marko le Brigand, la terreur de la Macédoine… près d’expier ses crimes ! Des camarades, qui suivaient de loin les péripéties de cette lutte poignante, accourent sur un signe du chef.

Ils chargent sur leurs épaules Marko et l’emportent vers l’esplanade.

« Et le lucerdal… qu’en fait-on ?…

« Faut-il le chavirer dans le précipice ?

— Non ! » dit Joannès en hochant la tête.

Puis, après un moment de silence, comme si une idée étrange lui venait, il ajoute :

« Réunissons ces deux brigands et emportons-les de compagnie. »

Cinq minutes après, le groupe atteint la plate-forme circonscrite par la muraille cyclopéenne, la montagne et le précipice.

Les Patriotes déposent sur le sol l’homme et le fauve inanimés, pendant qu’aux étroites fenêtres des maisons, les vieillards, les femmes et les enfants regardent, consternés.

Joannès pousse un coup de sifflet strident, bizarrement modulé, bien connu de ses camarades, et qui signifie : Rassemblement !

Ils accourent de tous côtés, en armes, et contemplent le Brigand, désormais inoffensif.

Un silence effrayant plane sur l’assemblée.

« Frères, l’arme au pied ! » dit le jeune homme.

Et pendant qu’ils se rangent, comme des soldats se préparant à une exécution, Marko s’agite sous ses liens. Sa vaste poitrine se dilate, ses membres puissants se contractent, il aspire une large gorgée d’air et pousse un rauque soupir. Il veut se lever, se mouvoir… n’ayant pas encore conscience de la réalité. Ses paupières s’ouvrent.

Il est étendu sur le dos et, d’un regard aussi rapide que la pensée, ses yeux aperçoivent l’azur si pur de ce ciel grandiose, sur lequel se découpent les montagnes. Un soleil admirable baigne les cimes blanches… les hirondelles se poursuivent avec leurs petits cris incisifs et joyeux… les jeunes feuilles tremblotent aux arbres…

Jamais la nature ne lui parut si belle ! Jamais cette griserie de l’air natal ne fut plus subtile ! Une lueur de sensibilité adoucit ses prunelles de fauve, quand son regard se trouve invinciblement attiré par le flamboiement des baïonnettes.

Il voit les Patriotes sombres, résolus, implacables, et comprend tout. C’est la fin de ce rêve d’or. C’est la chute irrémédiable du haut de ce piédestal où l’avait hissé son audace et où le maintenait sa férocité !

Il s’écrie d’une voix rauque :

« Joannès !… les rebelles !… je suis perdu !

— Oui, Marko, tu es perdu et rien ne peut te sauver.

— Vous êtes les plus forts… assassinez-moi !

— Nous sommes des justiciers et non pas des bourreaux !

— Bah ! des mots, tout cela !… Assassinez-moi et finissons-en !

« À ta place, Joannès, j’en ferais autant, et je n’y mettrais pas de telles façons…

— Tu crains donc bien la mort lente, précédée de ces tortures savantes que ton ingénieuse férocité imposait à tes victimes ? »

Oui, c’est bien cela. Marko le Brigand, Marko l’homme de sang, le bourreau implacable, craint la souffrance.

Se voyant si bien deviné, il tressaille violemment, se crispe sous ses liens, comme s’il espérait les rompre, et, payant d’audace, riposte avec une brutalité hautaine :

« Tu mens, paysan !

« Le bey de Kossovo ne craint rien !… et nul ne pourra jamais se vanter de l’avoir fait trembler… ni toi ni personne ! »

Joannès hausse les épaules et répond tranquillement ;

« Tu viens de le dire : des mots, tout cela !… rien que des mots ! Tu vas être jugé… »

Marko éclate d’un rire nerveux et s’écrie :

« Me juger !… quelle bonne farce de la dernière heure !… Mais, il y a une minute, n’as-tu pas prétendu que rien ne pouvait me sauver ? Puisque je suis condamné d’avance, tuez-moi donc, et ne regimbez pas quand je vous traite d’assassins !

« Vous me donnez ce nom parce que j’ai tué à dix, à vingt contre un… Soit !… j’en conviens et je m’en flatte. Je suis un assassin… Marko le Brigand !

« Aujourd’hui, les rôles sont renversés !… Vous vous mettez à vingt pour massacrer un homme sans défense et vous ne voulez pas en convenir… et vous vous érigez en justiciers !

« Hypocrites !… faux braves !… caricatures de gens loyaux ! vous n’êtes que des assassins !

— C’est toi qui mens, Marko ! réplique froidement Joannès.

« Et je vais te le prouver !

« Démètre, mon ami, coupe, je te prie, les liens de cet homme. »

Sans hésiter, le patriote tranche les cordes qui attachent les membres du pacha.

« Relève-toi, Marko ! » ajoute Joannès.

Stupéfait, le Brigand se dresse, s’étire, fait craquer ses membres, et machinalement porte la main à son sabre resté à son côté.

« Oui, tu devines, continue le jeune chef, je t’accorde le droit de te défendre seul contre seul… homme contre homme !

« Je serai ton adversaire !

« Oui, je consens à jouer ma vie contre la tienne… un duel à mort qui symbolise notre lutte de races… chrétien contre musulman… Macédoine contre Turquie !…

« En garde, Marko !

« Vous, camarades, formez le cercle ! »

Avec un ensemble parfait, les Patriotes, qui se tiennent sur un rang, partent des deux extrémités, s’écartent du centre et obliquent de droite et de gauche pour revenir souder les deux tronçons de cette ligne courbe.

Vu leur petit nombre, ils ont dû maintenir entre eux trois pas d’intervalle pour former un cercle irréprochable d’environ douze mètres de diamètre.

Au milieu se tiennent les deux adversaires. D’un grand geste large, le pacha arrache du fourreau son cimeterre damasquiné d’or. D’un mouvement sec, précis, Joannès tire son sabre. Pas un mot n’est prononcé. Mais une poignante émotion étreint tous les cœurs.

Un peu pâle, Nikéa couvre d’un regard de muette adoration Joannès qui lui sourit doucement, comme pour dire :

« Va ! ne crains rien… je serai vainqueur ! »

Puis il se ramasse sur lui-même pour résister à l’attaque foudroyante qu’il pressent.

Les deux lames se sont heurtées avec d’éclatantes sonorités de métal. Puis Marko, qui semble oublier toute prudence et jouer son va-tout, se rue frénétiquement sur Joannès.

Cette attaque de Marko est tellement furieuse que les sabres s’engagent jusqu’à la garde ! Et les deux hommes, un moment, se trouvent face à face, les yeux flambants de haine, à se toucher.

« Ah ! tu reculeras bien ! gronde Marko.

— Oui, répond ironiquement Joannès, mais pour mieux sauter ! »

Il bondit en arrière et son bras se détend, projetant, avec la vitesse de la pensée, la pointe au visage du pacha.

Marko pousse un hurlement épouvantable et recule en portant la main à ses yeux… et cette main se couvre de sang !

Il se trouve entièrement à découvert, et Joannès pourrait facilement le tuer. Le jeune homme ramène simplement la poignée de son sabre en prime, à la hauteur du front, et crie, pour la seconde fois :

« En garde, Marko !

— Ah ! démon ! » rugit le Brigand en démasquant ses yeux.

Sous la paupière droite, tailladée par le sabre, il n’y a plus qu’une orbite vide, aplatie, hideuse… Soit hasard, soit volonté du terrible escrimeur, l’œil est crevé !

La lutte recommence et Joannès attaque à son tour. Des coups droits ! rien que ces dangereux coups droits si déconcertants pour les tireurs de sabre. Visiblement, d’ailleurs, cette blessure atroce enlève à Marko la plus grande partie de ses moyens.

Et puis, dans cette âme obscure surgit un sentiment nouveau. La peur ! oui, la peur irraisonnée issue du souvenir des forfaits passés et de l’expiation qu’il sent prochaine.

Il veut néanmoins faire un effort désespéré, tenter d’échapper à cette pointe agile qui menace alternativement sa poitrine et sa face.

Il n’en a pas le temps. Joannès fait une feinte de coup droit, suivie du coup droit au visage, et se fend à fond. Marko arrive trop tard à la parade et pousse une clameur plus effroyable encore que la première : avec la précision d’une balle, la pointe du sabre lui traverse l’œil gauche !

Le pacha lâche son cimeterre, porte convulsivement ses poings à sa face, et rugissant, hurlant, haletant, se laisse tomber sur le sol.

En proie à un de ces accès de rage qui confinent à la démence, il crie d’une voix cassée, qui n’a plus rien d’humain :

« Aveugle !… je suis aveugle !…

« Oh ! sois maudit à jamais… toi qui m’as crevé les yeux ! »

Joannès remet son sabre au fourreau et répond avec une gravité triste :

« Marko, cesse de maudire !

« Je pouvais te tuer, je me suis contenté de te rendre à jamais inoffensif, Je te laisse, avec la vie, une porte ouverte au repentir !

« Adieu ! tu as versé des torrents de sang… tu as brisé nos âmes… tu as été le bourreau de notre patrie… nous te pardonnons !

« Adieu ! Puisse Marko l’aveugle faire oublier Marko le Brigand ! »

Le léopard, à demi étranglé, a repris ses sens. Il voit son maître anéanti, sans regard, la face sanglante. Et le féroce animal éprouve un sentiment de pitié pour le seul être qu’il aima. Il veut se rapprocher de lui et, ne pouvant y parvenir, gémit plaintivement. Silencieusement, Joannès coupe ses liens et commande :

« Frères !… en retraite… nous n’avons plus rien à faire ici…

« Retournons nous jeter à corps perdu dans l’ardente lutte qui sera le salut de la Patrie !

« En avant, frères, pour la Macédoine libre ! »

Tous poussent un cri vibrant :

« Vive la Macédoine libre ! »

Alors, mettant l’arme à l’épaule, ils franchissent la porte de fer et quittent le repaire du Brigand mutilé. Au moment de sortir, Joannès tourne la tête. Il voit Marko accroupi, sous ce grand soleil qu’il ne verra plus. Près de lui, le léopard lèche doucement les yeux sans regard d’où suintent les deux ruisseaux rouges… les larmes de sang, les premières que versa Marko le Brigand !

FIN