La Thébaïde en Amérique/Chapitre IV

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CHAPITRE QUATRIÈME.

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DE LA RÉVERSIBILITÉ ET SOLIDARITÉ DE LA PRIÈRE, DE LA DOULEUR, DES BONNES ŒUVRES ET DES MORTIFICATIONS VOLONTAIRES.



Nous avons entendu dire mille fois, nous entendons dire encore chaque jour, que notre siècle est un siècle d’action ; que, dans notre siècle, il faut des hommes d’action. On reconnaît l’action, de la parole, de l’éloquence ; on reconnaît l’action des livres et des journaux ; on reconnaît enfin l’action des bras, des machines, des forces matérielles en général ; mais l’action la plus réelle et la plus puissante, quoique insensible et mystérieuse, l’action de la prière, des bonnes œuvres et des austérités volontaires et expiatoires, on la méconnaît, on va même jusqu’à la nier entièrement : et cependant, c’est celle-là qui est le levier invisible, la force occulte, qui remue, révolutionne et change la nature et la société ; c’est celle-là qui opère journellement des prodiges de grâce et de miséricorde ; c’est par elle enfin que le monde subsiste : Sanctorum precibus stat mundus.(Rufin, præf. in vitas patrum.)

Écoutons parler un Solitaire Auvergnat :

« Si notre esprit, moins fasciné par les sens, consacrait à l’étude des lois fondamentales de l’ordre le temps qu’il donne à la frivolité, nous comprendrions mieux le rôle immense réservé à la prière dans le gouvernement du monde, et bien certainement nous regarderions d’un autre œil ceux qui remplissent pour eux et pour nous le premier devoir de la créature intelligente…

« Ah ! s’il en est si peu qui prient, et si entre ceux qui prient il en est tant qui se montrent indignes d’être écoutés, la société a donc grand besoin d’hommes qui prient sans relâche et s’efforcent par leurs bonnes œuvres de faire équilibre à nos crimes.

« Quand donc nous verrons une Chartreuse, une Meilleraye, un Couvent de Carmélites, en un mot, une de ces maisons où l’on donne exclusivement à la prière et aux œuvres de pénitence le temps non nécessaire aux premiers besoins du corps, gardons-nous de dire : à quoi bon ces gens-là ? Disons plutôt : voilà ceux qui, jour et nuit, traitent avec Dieu des destinées du monde… Oui, croyons-le fermement, quand, à force de pourchasser les fainéants qui prient, nous serons TOUS DES HOMMES D’ACTION, c’est-à-dire de vrais bipèdes qui ne lèveront les yeux au ciel que pour voir s’il fait nuit ou jour, la parole du prophète s’accomplira : Dieu froissera l’univers dans ses mains comme un livre usé, et le jettera au feu »

Après ce témoignage, produisons un autre de l’abbé Deguerry :

« Les hommes de la retraite, qui semblent délaisser leurs frères, les servent d’une manière efficace et dans des intérêts bien précieux. Les sociétés se maintiennent par les mœurs ; quand la corruption les gagne, elles fusent vite. Or, quel secours puissant pour soutenir et améliorer les mœurs que l’édification donnée par des âmes subjuguant les mauvaises tendances de la nature et l’élevant à la pratique des plus sublimes vertus ! Le récit ou le spectacle des vies magnifiquement réglées excite ceux qui l’entendent ou qui le voient, à régler la leur. Il n’est pas inutile que quelques hommes dépassent le but dans la pratique du bien ; les moins ardents et les plus empêchés reçoivent de ncet exemple des forces pour l’atteindre.

« Élevons-nous à d’autres considérations encore. Que les justes protègent le monde devant Dieu contre les méchants, dont les désordres excitent ses foudres, c’est une vérité bien intime à la conscience du genre humain, puisqu’il l’a toujours et partout confessée. Mais elle est d’une évidence complète aux yeux du chrétien. Le Seigneur ne déclara-t-il pas dans l’Écriture à Abraham qu’il épargnera la criminelle Sodome, s’il s’y trouve tel nombre de vrais fidèles ? La réversibilité des mérites n’est-elle pas le dogme fondamental de la foi évangélique ? N’est-elle pas également la raison des prières faites les uns pour les autres ? Alors, ces hommes qui se dévouent, dans la retraite, aux jeûnes, aux veilles, aux oraisons, à de nombreux et continuels travaux, sont les anges de la terre. Ils rachètent par le bien qu’ils pratiquent, le mal qui se fait ; leurs mortifications conjurent le courroux céleste ; leurs sacrifices sans réserve rendent le Très-Haut propice. Infirmes à leurs propres yeux, trop souvent infirmes aux yeux du siècle, ils le protègent pourtant, ils préservent de la foudre le monde moral : ce sont, dans un sens, de vrais paratonnerres……

« Agenouillés bien souvent au haut d’une sublime contemplation, ils implorent le ciel pour les nécessités générales, ils écartent plus d’un orage, ils obtiendront plus d’un bienfait ; des hommes égarés leur devront la grâce de rentrer dans la foi et les mœurs. Combien aussi, après avoir été le jouet des caprices de leur imagination et des imaginations d’autrui, viendront, dans ces saints asiles, refaire leur esprit et leur cœur, leur conscience et leur conduite. Ils y chercheront et trouveront un refuge contre le bruit de tant de vaines disputes, le mécompte de tant de stériles agitations, et le néant de tant de folles espérances. Oui, plus d’une âme désabusée, ne croyant plus aux promesses de la terre, y viendra respirer du côté du ciel, avec la certitude d’y être plus utile aux vrais intérêts de la , société, en même temps qu’elle assurera ceux si capitaux de son éternité. »

« Pour quiconque a quelque sentiment religieux, nous dit un autre auteur, une telle occupation n’est ni oisive ni méprisable. N’est-il pas heureux qu’il y ait des hommes qui prient pour leurs frères, qui s’interposent entre le ciel et nous, qui lèvent les mains sur la montagne, tandis que les autres combattent dans la plaine ; qui suppléent à la négligence de ceux-ci ou à la vie agitée de ceux-là ; qui expient les fautes et les égarements de la multitude ; qui détournent la colère de Dieu, provoquée par nos passions ; qui pleurent entre le vestibule et l’autel, et attirent sur l’État et sur les particuliers les secours et les grâces dont nous avons tous besoin. »

Disons alors, avec M. d’Esgny, dans son Livre des Saints :

« Nul autre que Dieu ne sait combien de maux sont sauvés à l’humanité par les mérites d’une sainte Claire ou d’une sainte Rosalie. Ce que les prières vont chercher de bénédictions au ciel pour les répandre sur la terre, ce que les mortifications peuvent éviter de crimes et de châtiments est un mystère que rien ne trahit ici-bas.

« Vous donc, ô douces vierges du cloître, n’ayez nul regret aux biens et aux amitiés que vous laissâtes dans le monde ; ne jetez pas vers lui d’amers souvenirs, de regards humides de pleurs ; la solitude est bonne et saura mieux rafraîchir vos âmes que ne feraient les turbulentes ivresses, les joies passagères du siècle. Si le cloître a ses heures de triste isolement et de décourageante uniformité, le monde a bien aussi ses jours de sombre douleur, ses heures d’ennui dévorant, d’écrasante monotonie ; il a ses plaies saignantes, ses revers soudains, ses amitiés trompées, ses honteuses rivalités, ses affreux mécomptes, ses espérances déçues, ses inquiétudes perpétuelles. »

Disons encore, avec M. Collombet, dans sa Vie de Sainte-Thérèse :

« Il y a, dans le christianisme, une loi bien touchante et bien consolatrice : c’est que les souffrances et les prières du juste ne satisfont pas seulement pour lui, mais satisfont encore pour le coupable qui, de lui-même, ne peut s’acquitter ; c’est que, de tant de larmes et de tant de soupirs répandus au pied de l’autel, de tant de labeurs, de tant de peines, rien n’est perdu, tout retourne à l’humanité.

« C’est pourquoi quelques chrétiens, dont toute la jeunesse s’est paisiblement écoulée dans la vertu et dans l’innocence, et qui n’ont, ce semble, rien à expier pour eux, se sentent saisis d’un immense désir d’expier par leurs propres douleurs les maux de l’humanité entière ; puis, alors ils renoncent à toute consolation terrestre ; ils vont, loin du bruit des villes et de la vue des hommes, s’enfermer dans d’étroites et obscures cellules, mortifier leur chair par le jeûne et par la discipline, s’ensevelir vivants dans leurs tombeaux, et verser des larmes amères qui ne sont vues que de Dieu. Il y a bien, dans le siècle, des philosophes qui demandent niaisement, à quoi servent ces gens-là ? mais il y a, au ciel, des anges qui leur disent : courage ! qui conversent avec eux, et qui les attendent. »

Nous pouvons maintenant laisser parler le P. Lacordaire ; après les lignes qui précèdent, il sera mieux compris :

« Le premier de tous les services est le service gratuit et populaire de la douleur. Vous me direz : qu’est-ce que cela, le service gratuit et populaire de la douleur ? Il est aisé de vous l’apprendre, Messieurs : quelle qu’en soit la raison, je ne la cherche pas en ce moment, une somme de douleur pèse sur le genre humain. Depuis six mille ans, de même qu’il tombe du ciel une certaine quantité de pluie par année, il tombe du cœur de l’homme une certaine quantité de larmes. L’homme a tout essayé pour échapper à cette loi ; il a passé par bien des états différents, depuis l’extrême barbarie jusqu’à l’extrême civilisation ; il a vécu sous des sceptres de toute forme et de toute pesanteur ; mais, partout et toujours, il a pleuré, et, si attentivement qu’on lise son histoire, la douleur en est le premier et le dernier mot. Il en change quelquefois la forme, encore tout au plus, mais il n’en change pas la nature ni la quantité ! Jésus-Christ lui-même, celui qui a fait dans la douleur la plus grande révolution, Jésus-Christ ne l’a pas beaucoup diminuée ; il en a pris sa part et l’a transfigurée sans la détruire. Faites donc ce que vous voudrez, pensez-en tout ce qu’il vous plaira, soyez riches, puissants, habiles, immortels, heureux enfin ; soyez tout cela, j’y consens, mais sachez que, de votre berceau à votre tombe, vous vous mouvez dans un vaste système de douleur, où, fussiez-vous épargnés, la douleur est maîtresse et fait payer à d’autres les coups qu’elle dédaigne de vous porter. Quelque part et pour quelque raison que cela soit écrit, cela est écrit, et apparemment, par une main qui tient à son ouvrage. O vous donc, ô vous ! heureux de la terre, suppliciés qui n’êtes pas vus du bourreau, permettez qu’il y ait ici-bas un service gratuit et populaire de la douleur, c’est-à-dire des hommes qui veulent bien en prendre au-delà de leur compte naturel pour diminuer la part que les autres auraient à porter ; pour la diminuer, si je voulais parler catholiquement, par le principe de la solidarité. Oui, le principe de la solidarité ! Je vous ferai voir un jour que tout homme qui souffre volontairement dans le monde ôte une souffrance à quelqu’un, que tout homme qui jeûne donne du pain à un autre qui en manque, que tout homme qui pleure aux pieds de Jésus-Christ enlève du sein d’une créature qu’il ne connaît pas, mais qui lui sera révélée en Dieu, une certaine quantité d’amertume, et cela par le principe de la solidarité qui fait que, quand il y a un peu plus de douleur dans une âme, il y en a un peu moins dans une autre, de même que, quand il pleut beaucoup dans un pays, il pleut moins dans la région voisine, l’ordre moral étant règle, comme l’ordre physique, par la même puissance, la même sagesse, la même justice, la même distribution. (36e Conférence.) »

Les poètes, comme les philosophes religieux, ont reconnu l’utilité et le pouvoir de la prière ; car quelle vérité n’ont-ils pas exprimée dans leur langage divin ?



A good man’s prayers Will from the deepest dungeon
climb haven’s heights. And bring a blessing down.


(Joanna Bailey.)

Sighs now breath’d
Unutterable, which the spirit of’prayer
Inspir’d and wing’d for Heav’n with speedier flight

Than loudest oratory.</.
(Milton.)

Après ces témoignages divers de la religion, de la philosophie et de la poésie, concluons avec les paroles du P. Taparelli, dans son Discours sur l’influence de la prière sur la civilisation. Ce discours a été traduit en anglais par l’abbé Cummings, l’une des plus brillantes intelligences du jeune Clergé américain ; et c’est un extrait de cette traduction que nous citons :

« Now, let the political economist and the publicist come forward and decry catholic mysticism, and the hours, and the days, and the buildings and the studies, and the persons, and the whole communities, devoted by profession to prayer, and talk of money thrown away, time lost for nothing, idle and worthless people useless to the welfare of society ! »


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