La Thébaïde en Amérique/Chapitre VII

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Méridier (p. 37-52).

CHAPITRE SEPTIÈME.

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DE LA VIE CONTEMPLATIVE.



On doit d’abord faire une concession, et une large concession à ce siècle d’action. Nous convenons donc avec lui qu’il faut des hommes d’action, et beaucoup d’hommes d’action : il en faut pour toutes les œuvres matérielles de charité, — pour faire l’aumône, visiter et soigner les malades, consoler les affligés ; il en faut pour prêcher l’Évangile et administrer les sacrements ; il en faut pour catéchiser et enseigner dans les écoles. Il faut donc des laïques dévoués aux œuvres extérieures de charité ; il faut un Clergé régulier et séculier ; il faut des Ordres étudiants, enseignants et hospitaliers ; des Ordres activement et infatigablement charitables. Mais,

« Tous les éloges que l’on pourrait prodiguer avec complaisance aux Ordres hospitaliers et enseignants, ne doivent pas faire oublier la justice due aux communautés qui se vouent uniquement à la solitude et à la prière. »

L’esprit de Dieu souffle où il veut, quand il veut, et comme il veut : qui donc oserait prescrire des bornes à ses opérations mystérieuses ? — Dans l’ordre de la nature, l’étoile polaire est-elle inutile parce qu’elle demeure immobile, pendant que le soleil accomplit sa révolution diurne ? Non, répond le navigateur, perdu la nuit sur l’océan agité ! Eh ! bien, dans l’ordre surnaturel, il y a aussi le repos et l’action, l’utilité du repos et celle de l’action. L’aimant est invisible, il est insensible dans son action ; et cependant, il agit, de près ou à distance, sur le fer qu’il a une fois touché ; il fait tourner vers le même point l’aiguille qui dirige la barque au milieu des flots : telle est l’action mystérieuse de la prière, l’action d’une vie austère et contemplative dans la solitude. On a beau nier l’existence et l’action incessante de cet aimant mystique, qui est en rapport avec l’éternel aimant des cœurs et des esprits, il existe, il agit et maintient l’équilibre du monde, qui, par le poids de ses crimes, penche sans cesse vers sa ruine : sanctorum precibus stat mundus ! Oui, ce sont les prières des Saints qui soutiennent le monde, ce sont les âmes contemplatives qui préservent la terre des foudres du ciel !

« L’exemple des Nazaréens et des Esséniens parmi les Juifs, et celui de tant d’hommes parmi les chrétiens, lesquels se sont sanctifiés dans la retraite, prouve évidemment que Dieu appelle plusieurs de ses élus à la vie contemplative »

« Marthe est l’image de la vie active, Marie l’image de la vie contemplative ; elles sont sœurs, étroitement unies l’une à l’autre ; elles ont le même but, plaire à Jésus ; mais l’une y va par beaucoup d’actions extérieures, l’autre par une voie plus directe, la vue même de Jésus, l’amour de sa parole. Toute vie chrétienne a pour fin dernière, de voir, de contempler éternellement Dieu en lui-même. La vie qui fait son principal de s’exercer dès ici-bas à cette contemplation divine, est la meilleure part ; à qui elle est donnée, la mort même ne la lui ôtera point ; elle continuera plus parfaite dans l’éternité. La vie qui fait son principal de servir Dieu par les œuvres extérieures, est une part certainement bonne ; mais elle expose l’homme au trouble et à l’embarras : sous ce rapport elle cessera dans le ciel. Il ne faut pas s’imaginer cependant que la vie contemplative soit sans action, ni la vie active sans contemplation ; on les distingue par ce qui domine en chacune. » (Hist. univ. de l’Église, par Rohrbacher. vol. 4. p. 130.)

« En entendant parler de contemplation, de religieux contemplatifs, certains hommes de nos jours, qui se piquent de philosophie et se croient philosophes, souriront peut-être de pitié. C’est qu’ils ignorent de quoi il est question. La philosophie est la science des vérités générales dans l’ordre naturel : science, connaissance raisonnée, méditée, approfondie ; science des vérités générales qui constituent le bon sens, la raison humaine, non des vérités particulières qui constituent les sciences spéciales ; science dans l’ordre naturel ou de la nature, distingue d’avec l’ordre de la grâce ou l’ordre surnaturel ; le premier se bornant à l’homme tel que l’homme est en lui-même, comme intelligence incarnée ; le second élevant l’homme au-dessus de sa nature par la grâce, et le disposant à voir Dieu tel que Dieu est en lui-même, et non seulement tel qu’il se montre à travers les créatures. En d’autres mots, la philosophie est la contemplation des vérités générales dans l’ordre naturel, et les philosophes sont les religieux contemplatifs de cet ordre.

« Mais, au-dessus de la philosophie ainsi entendue, s’élève la théologie, science des vérités religieuses, tant dans l’ordre naturel que dans l’ordre surnaturel, mais principalement dans ce dernier. Elle embrasse ainsi le ciel et la terre, le temps et l’éternité, Dieu et l’homme ; Dieu et ses œuvres, Dieu considéré, non seulement à travers ses créatures, mais en lui-même ; l’homme avec ses destinées présentes et futures. Elle présente ainsi à l’intelligence du chrétien un ensemble immense de vérités, mais de vérités vivantes et vivifiantes, que l’éternité tout entière ne suffira point à connaître, à contempler, à aimer.

{{t| « Au milieu de cet océan immense de vérité, de lumière, l’esprit du chrétien vit et agit librement comme le poisson au milieu de l’onde. Voyez, en effet, le poisson dans l’océan sans bornes. Il vit, il s’y promène, il s’y repose ; il s’élève jusqu’à la surface, il se plonge jusque dans les abymes, il s’élance avec impétuosité, il repose et dort immobile, toujours dans son élément, qui est sa vie et son bonheur : son malheur et sa mort seraient d’en sortir. Ainsi en est-il de l’âme chrétienne dans cet océan incommensurable des vérités religieuses. De là, dans l’Église catholique, pour les âmes ferventes, ce besoin de prière, d’oraison, de méditation, de contemplation. De là, dans l’Église catholique, cette existence et cette nécessité si peu comprise des ordres comtemplatifs. » (Vol. 14. p. 294.)

« Dans l’Église de Dieu, la contemplation religieuse n’est que l’exercice le plus élevé et le plus pur de l’intelligence créée ; c’est l’apprentissage le plus élevé et le plus pur du ciel et de l’éternité. Ensuite, l’Église de Dieu étant la communion ou l’union commune et vivante des saints et des choses saintes, cet exercice, cet apprentissage ne profite pas seulement à l’individu qui le fait, mais au corps entier dont il est membre ; c’est pour l’Église entière comme une nouvelle source de grâces, de lumières, de forces et de vie : grâces, lumières, forces et vie, qui se portent mystérieusement vers la partie de l’Église qui en a le plus besoin, comme dans le corps humain les esprits vitaux se portent naturellement vers le membre qui en a le plus besoin. » ( Vol. 6. p. 437.)

« Un célèbre contemplatif trace le portrait suivant de Saint-Paul, ce parfait modèle des solitaires : Saint-Paul l’ermite ne recevant pas cet ordre d’agir et de se com''muniquer, reste seul avec Dieu seul, dans un vaste désert, durant près de cent ans, ignorant tout ce qui se passe dans le monde, l’établissement de la religion, les révolutions des empires, et jusqu’à la succession des temps ; connaissant à peine les choses dont il ne peut absolument se passer, le ciel qui le couvre, la terre qui le porte, l’air qu’il respire, l’eau qu’il boit, le pain miraculeux dont il se nourrit. Que pouvait-il faire dans ce grand loisir, diront peut-être, avec les mondains dissipés, ces âmes actives qui croiraient ne pas vivre, si elles n’étaient dans un mouvement perpétuel ? Ce qu’il faisait ? Hélas ! on pourrait avec plus de sujet vous demander ce que vous faites vous-mêmes, lorsque vous ne faites pas ce que le ciel et la terre font, la volonté de Dieu. N’est-ce donc rien faire que de ne faire que ce que Dieu s’est proposé en nous donnant l’être, le contempler, l’adorer, l’aimer ? Est-ce être oisif, et inutile dans ce monde, que d’y être uniquement occupé de ce que les bienheureux font dans l’autre, de ce que Dieu même fait ? Ce qui suffira à tous les Anges et à tous les Saints pendant l’éternité tout entière, ce qui suffira toujours à Dieu même, ne pourrait-il suffire à l’homme durant cette courte et misérable vie ? Faire autre chose, si elle ne se rapporte au même but, si Dieu n’en est le principe comme la fin, si nous ne la faisons dans une dépendance continuelle de sa divine volonté, qui nous demande toujours plus le cœur que la main, et le repos de l’âme plus que son activité, qu’est-ce sinon se détourner de sa fin, perdre son temps, et redemander le néant dont Dieu nous a tirés. » (Traité de la paix intérieure, par le P. de Lombez.)

« Quoiqu’on ne fasse aucune œuvre extérieure, on en fait une qui n’est pas oisive, lorsqu’on prend un saint repos dans la louange et la contemplation de Dieu. » (St-Ambroise.)

Nous voudrions pouvoir partager l’opinion du noble enfant de Lyon, Blanc Saint-Bonnet :

« Avec le temps, les pensées saintes ont peu à peu coulé du cœur ; le parfum s’est répandu au dehors. Toutes ces âmes délicates qui s’abritaient dans les cloîtres, plus nombreuses aujourd’hui, sont appelées dans le monde pour remplacer décidément l’antiquité. L’Évangile n’est plus obligé de retirer ses fleurs sous ses serres. Il a, je crois suffisamment ennobli les mœurs et effacé le paganisme sur les fronts, pour qu’on puisse mener parmi nous une vie éclairée d’en haut et toute consacrée à l’âme. »

Mais nous dirons plutôt avec l’illustre Chateaubriand :

« Il ne faut pas croire qu’il n’y ait point d’homme d’une délicatesse particulière, qui soit formé pour le labeur de la pensée, comme un autre pour le travail des mains. N’en doutons point, nous avons au fond du cœur mille raisons de solitude : quelques-uns y sont entraînés par une pensée tournée vers la contemplation ; d’autres, par une certaine pudeur craintive qui fait qu’ils aiment à habiter en eux-mêmes ; enfin, il est des âmes trop excellentes, qui cherchent en vain dans la nature les autres âmes auxquelles elles sont faites pour s’unir, et qui semblent condamnées à une sorte de virginité morale ou de veuvage éternel. C’était surtout pour ces âmes solitaires que la religion avait élevé ses retraites. »

« On dira peut-être que les causes qui donnèrent naissance à la vie monastique n’existent plus. Et quand donc ces causes ont-elles cessé ?… Ah ! lorsque les maux des siècles barbares se sont évanouis, la société, si habile à tourmenter les âmes, et si ingénieuse en douleur, a bien su faire naître mille autres raisons d’adversité qui nous jettent dans la solitude. Que de passions trompées, que de sentiments trahis, que de dégoûts amers nous entraînent chaque jour hors du monde ! C’est une chose fort belle que ces maisons religieuses où l’on trouvait une retraite assurée contre les coups de la fortune et les orages de son propre cœur. Une orpheline abandonnée de la société, à cet âge où de cruelles séductions sourient à la beauté et à l’innocence, savait du moins qu’il y avait un asile où l’on ne se ferait pas un jeu de la tromper. »

« C’est une philosophie bien barbare et une politique bien cruelle que celles-là qui veulent obliger l’infortuné à vivre au milieu du monde. Des hommes ont été assez peu délicats pour mettre en commun leurs voluptés ; mais l’adversité à un plus noble égoïsme : elle se cache toujours pour jouir de ses plaisirs, qui sont ses larmes. S’il est des lieux pour la santé du corps, ah ! permettez à la religion d’en avoir aussi pour la santé de l’âme, elle qui est bien plus sujette aux maladies, et dont les infirmités sont bien plus difficiles à guérir. » (Génie du Christianisme, Liv. III, ch. 3.)

Après l’illustre Chateaubriand, écoutons parler le P. Lacordaire, instruit par sa propre expérience et son orageuse destinée :

« Si j’eusse vécu dans les temps qui ont précédé le nôtre, et que la grâce de Dieu m’eût inspiré la pensée de le servir dans un Ordre religieux, me donnant à celui qui aurait le plus satisfait ma nature intime, et le mieux répondu à ma vocation, j’y serais entré sans en rien dire à personne qu’à Dieu et à mes amis. Cette simplicité était possible alors, elle était même un devoir ; car rien ne va moins à tout ce qui est chrétien que le bruit et l’éclat ; mais ce qui était possible alors ne l’est plus aujourd’hui. Nous vivons dans un temps où un homme qui veut devenir pauvre et le serviteur de tous, à plus de peine à accomplir sa volonté qu’à bâtir une fortune ou à se faire un nom. Presque toutes les puissances européennes, rois et journalistes, partisans de la monarchie absolue ou de la liberté, sont ligués contre le sacrifice volontaire de soi ; et jamais dans le monde on n’eut tant peur d’un homme allant pieds nus et le dos couvert d’une casaque de méchante laine.

« Ce qui est inexplicable, c’est que quelques hommes, las des passions, du sang et de l’orgueil, pris pour Dieu et pour les hommes d’un amour qui les détache d’eux-mêmes, ne puissent se réunir dans une maison à eux, et y vivre occupés de ces services que l’humanité peut bien ne pas concevoir toujours, mais qui, dans tous les cas, ne font de mal à personne. Cela est inexplicable, pourtant cela est ! — Et quand nous, ami passionné de ce siècle, né au plus profond de ses entrailles, nous lui avons demandé la liberté de ne croire à rien, il nous l’a permis. Quand nous avons demandé la liberté d’aspirer à toutes les charges et à tous les honneurs, il nous l’a permis. Quand nous lui avons demandé la liberté d’influer sur ses destinées, en traitant, tout jeune encore, les plus graves questions, il nous l’a permis. Quand nous lui avons demandé de quoi vivre avec toutes nos aises, il l’a trouvé bon. Mais aujourd’hui que, pénétré des éléments divins qui remuent aussi ce siècle, nous lui demandons la liberté de suivre les inspirations de notre foi, de ne plus prétendre à rien, de vivre pauvrement avec quelques amis touchés des mêmes désirs que nous, aujourd’hui nous nous sentons arrêté tout-à-coup!

« Cependant nous ne désespérons pas de nous-même en face de tous ces obstacles extérieurs. Nous nous confions en Dieu qui nous appelle et à notre pays.

« Il est évident d’abord que, dans notre état social, aucune contrainte, aucune séduction, de quelque nature qu’elle soit, ne peut déterminer un si grand nombre de personnes à préférer la vie commune à la vie individuelle. L’acte par lequel on se dévoue aujourd’hui à ce genre d’existence, est un acte de choix, un acte essentiellement libre ; et la quantité d’hommes et de femmes qui mettent là tout leur avenir, sans crainte comme sans regret, est une preuve que la vie commune est la vocation d’un certain nombre d’âmes. En tous temps, cette disposition s’est manifestée ; mais elle est plus frappante aujourd’hui, si l’on considère à la fois l’état précaire des communautés religieuses et la passion d’individualité qui dévole le cœur des hommes. Il faut que, malgré des conditions si défavorables, il y ait aussi dans la nature humaine d’autres goûts, d’autres penchants plus forts que les instincts de l’égoïsme, même légitime. De quel droit les empêcherait-on de se satisfaire, s’ils ne nuisent à personne ? Et en quoi nuisent-ils ? Quel mal font au monde ces filles pauvres qui se sont formé un abri pour leur jeunesse et leurs vieux jours à force de vertus ? Quel mal lui font ces Solitaires laborieux qui ne demandent à la liberté de leur pays que l’avantage de mêler leurs sueurs ? Quel mal y a-t-il à tout cela ? Si ce ne sont pas des mérites, ce sont au moins des goûts innocents. Et se pourrait-il concevoir qu’un pays, où l’on proclame la liberté, c’est-à-dire, le droit de faire ce qui ne nuit à personne, poursuivît à outrance un genre de vie qui plaît à beaucoup et qui ne nuit à aucun ?

« À quoi bon verser tant de sang pour les droits de l’homme ? Est-ce que la vie commune n’est pas un droit de l’homme, quand même elle ne serait pas un besoin de l’humanité ?

« Cette pauvre fille qui ne peut pas (ou qui ne veut pas) se marier ; qui ne peut pas trouver un ami sur la terre, n’a-t-elle pas le droit de porter sa dot à une famille, dont elle deviendra la fille et la sœur ; qui la logera, la nourrira, la consolera, et lui donnera pour plus grande sûreté, l’amout de Dieu qui ne trompe jamais ! Si quelques hommes n’aiment « pas ce genre de vie, personne ne les force de le prendre. Si, riches et contents, ils n’ont pas senti les misères de l’âme et du corps, à la bonne heure ; mais il leur sied mal d’ôter aux autres un asile qui serait encore sacré, quand il ne servirait à satisfaire qu’un caprice de la nature.

« Que deviendraient, sans les cloîtres, nous dit Marchangy, ceux-là que les écoles et les passions au siècle ont rendus exigeants à ce point, qu’il n’y a plus rien dans la vie qui soit à leur convenance ? »

« Toutes les religions vieilles ou modernes, nous dit encore M. Bellart, ont eu des lieux de retraite, de recueillement, d’expiation : chez les païens même, la raison, d’accord avec la politique, les protégeait. Comment se ferait-il que ce fût dans la religion catholique toute seule que fussent proscrits ces sanctuaires ? Comment se ferait-il qu’ils dussent l’être, surtout après les terribles agitations que nous avons traversées ? »

Concevez-vous maintenant pourquoi il y a des Anachorètes, des Carmélites, des Trappistes, des Chartreux et des Camaldules ? Hommes de peu de foi ! vous ne savez donc pas quel baume la religion verse sur les blessures du cœur ? Vous ne savez donc pas qu’il faut des asiles où l’on puisse aller se consoler avec Dieu des mécomptes de la fortune ? Vous ne comprenez donc pas, enfin, qu’il faut des sanctuaires impénétrables, et pleins d’ombre, où puissent s’abriter les âmes innocentes et chastes comme des anges, qui ne peuvent vivre au milieu d’un monde corrompu et corrupteur ?

« Écoutons le célèbre Burke, sur l’utilité des Ordres contemplatifs : « Les moines sont paresseux, dit-il, je le veux. Supposez qu’ils n’aient d’autre emploi que de chanter au chœur, ils sont aussi utilement employés que ceux qui jamais ne chantent ni ne parlent ; aussi utilement même que ceux qui chantent au théâtre ; ils sont employés tout aussi utilement que s’ils travaillaient, depuis l’aube du jour jusqu’à la nuit, aux innombrables occupations serviles, dégradantes, indécentes, indignes de l’homme et souvent pestilentielles et destructives, qui existent dans l’économie sociale, et auxquelles tant d’êtres malheureux sont obligés de se vouer. S’il n’était généralement pernicieux de troubler le cours ordinaire des choses, et d’arrêter, d’une manière quelconque, cette grande roue de circulation, dont tous les travaux de ce peuple malheureux dirigent la rotation, je me sentirais bien plus porté à arracher tous ces infortunés à leur misérable industrie, qu’à troubler le repos de la paix monastique. L’humanité, et peut-être la politique, me justifierait plutôt de l’un que de l’autre. C’est un sujet sur lequel j’ai souvent réfléchi, et jamais sans être vivement ému. »

Écoutons encore Leibnitz, l’un des plus grands génies modernes, sur l’utilité des Ordres religieux en général, et des Ordres contemplatifs en particulier :

« Il n’est pas moins utile qu’outre ceux qui sont dans les affaires et la vie commune, il y ait dans l’Église des hommes occupés à la vie ascétique et contemplative ; qui, délivrés des soins terrestres et foulant aux pieds les plaisirs, se donnent tout entiers à la contemplation de la divinité et à l’admiration de ses œuvres ; ou même, qui, dégagés de toute affaire personnelle, n’aient d’autre occupation que de subvenir aux besoins du prochain, soit par l’instruction des hommes égarés ou ignorants, soit par le secours des malheureux et des affligés ; et ce n’est pas une des moindres prérogatives de cette Église, qui seule a retenu le nom et le caractère de catholique, et qui seule offre et propage les exemples éminents de toutes les excellentes vertus de la vie ascétique. Aussi, j’avoue que j’ai toujours singulièrement approuvé les Ordres religieux, les pieuses associations et toutes les institutions louables en ce genre, qui sont une sorte de milice sur la terre. Que peut-il, en effet, y avoir de plus excellent que de porter la lumière et la vérité aux nations éloignées, à travers les mers, les feux et les glaives ; de n’être occupé que du salut des âmes ; de s’interdire tous les plaisirs et jusqu’aux douceurs de la conversation et de la société, pour vaquer à la contemplation des vérités surnaturelles et aux méditations divines ; de se dévouer à l’éducation de la jeunesse, pour lui donner le goût de la science et de la vertu ; d’aller porter des secours aux malheureux, aux prisonniers, aux condamnés, aux malades, à ceux qui sont dénués de tout, ou dans les fers, ou dans des régions lointaines ; et dans ces services de la charité chrétienne la plus étendue, de n’être pas même effrayé de la peste ? Quiconque ignore ou méprise ces choses n’a de la vertu qu’une idée rétrécie et vulgaire, et croit sottement avoir rempli ses obligations envers Dieu, lorsqu’il s’est acquitté à l’extérieur de quelques pratiques usitées, avec cette froide habitude qui ordinairement n’est accompagné d’aucun zèle, d’aucun sentiment. »

On peut bien, il nous semble, ne pas rougir d’être de l’avis de Burke et de Leibnitz. « On peut bien admirer et aimer ces monastères, qui sont, comme dit Chateaubriand, la sainte montagne d’où l’on entend les derniers bruits de la terre et les premiers concerts du ciel »

« Que de fois, dit aussi le P. Lacordaire, nous avons habité en désir ces forteresses paisibles, qui ont calmé tant de passions et protégé tant de vies »


E’en the storm lulls to more profound repose ;
The storm these humble walls assails in vain ;
Screen’d is the lily, when the whirlwind blows.


(Beattie.)

Mais, malgré ces témoignages des plus beaux génies, on demandera encore : en quoi peuvent être utiles, quelle influence exercent ces hommes qui mènent une vie retirée et contemplative ? Voici la réponse de Saint-Laurent Justinien :

« Encore que leur vie soit estimée inutile par ceux qui aiment le monde, et qu’elle soit regardée comme un état de mort et de sépulture, parce qu’elle n’est point appliquée aux actions extérieures du siècle, elle est néanmions très féconde. La racine d’un arbre est cachée dans les entrailles de la terre. Quand elle est découverte, elle paraît méprisable et difforme ; et cependant c’est cette racine qui produit les branches, l’écorce, les feuilles, les fleurs et les fruits. Tandis que cette racine est vivante et vigoureuse, l’arbre est en vigueur, il croît et fructifie. Mais aussitôt que cette racine est séchée, toute la beauté de l’arbre se flétrit, toutes ses branches deviennent stériles, et il n’est plus propre qu’à être jeté au feu. Or, nous devons penser que la vie des Anachorètes et de tous ceux qui combattent pour Dieu, après avoir renoncé au monde, fait dans le corps de l’Église ce que je viens de représenter que la racine opère invisiblement dans les arbres. »

« Oui, il est faux, dit un autre auteur, de croire que les religieux contemplatifs, pour avoir renoncé aux soins et aux sollicitudes du siècle, soient devenus distraits ou indifférents sur ce qui intéresse l’Église. Ils l’aiment tendrement ; ils prennent une grande part à ses biens et à ses maux ; ils s’occupent de ses besoins ; ils tremblent pour ses périls ; ils s’affligent de ses pertes et de ses malheurs. Du port tranquille de la solitude, où ils sont en sûreté, ils voient avec une sainte frayeur les tempêtes qui troublent la mer, et les dangers qui menacent leurs frères. Leurs mains paraissent immobiles, parce qu’ils ne tiennent pas la rame ni le gouvernail ; mais leur tranquillité apparente prévient le naufrage, écarte ou fait cesser la tempête… En se séparant des hommes, ils rendent plus de services à la société que la plupart de ceux qui y exercent diverses fonctions, qui en possèdent les dignités, et en recueillent les avantages.

« Les religieux contemplatifs et les solitaires sont dans le corps mystique ce que le cœur est dans le corps naturel. Ce sont les solitaires qui attirent sur les travaux des pasteurs l’esprit de vie et de grâce, dont dépend tout le succès du saint ministère ; leurs gémissements rendent féconde la semence évangélique ; héritiers de l’esprit et de la profession des prophètes, ils invoquent sans cesse sur le peuple de Dieu la protection et les grâces qui leur sont nécessaires ; ils sont oisifs en apparence, mais c’est afin d’obtenir à ceux qui travaillent le zèle, la persévérance, le succès ; ils paraissent loin du péril et de la mêlée, mais ils tiennent leurs mains élevées vers le ciel comme d’autres Moïse ; c’est par leurs prières et leurs instances, que ceux qui combattent contre les erreurs et les scandales du siècle, reçoivent le courage et la force dont ils ont besoin pour remporter la victoire. »(Apologie de l’état religieux, p. 18,19 et 20.)

« Si donc, (c’est Balmès qui parle,) les pensées religieuses portent l’homme à une vie austère » si l’attrait de sacrifier les plaisirs de cette vie sur l’autel du Dieu qu’il adore s’empare de son cœur, pourquoi l’en empêcherez-vous ? De quel droit versez-vous le mépris à un sentiment qui, certes, exige une trempe d’âme plus forte que celle dont il serait besoin pour s’abandonner lâchement à la jouissance des plaisirs ?

« Ces considérations, qui regardent les deux sexes, acquièrent encore une plus grande importance lorsqu’elles s’appliquent à la femme. Avec son imagination exaltée, son cœur passionné et son esprit léger, celle-ci a besoin, encore plus que l’homme, d’inspirations sévères, de pensées sérieuses et graves, qui fassent un contre-poids à la mobilité avec laquelle elle parcourt tous les objets, recevant avec une facilité extrême les impressions de tout ce qu’elle touche, et, comme un agent magnétique, communiquant à son tour ces impressions à tout ce qui l’environne. Permettez donc qu’une partie de ce sexe se livre à une vie de contemplation et d’austérité ; permettez que les jeunes filles et les matrones aient toujours sous les yeux un modèle de toutes les vertus, un sublime type de leur plus bel ornement, qui est la pudeur ; cela ne sera certainement pas inutile. Ces vierges ne sont ravies, croyez-le, ni à la famille ni à la société ; l’une et l’autre recouvreront avec usure ce que vous vous imaginez qu’elles avaient perdu.

« En effet, qui peut mesurer la salutaire influence que doivent avoir exercée sur les mœurs de la femme les cérémonies augustes par lesquelles l’Église catholique solennise la consécration d’une vierge à Dieu ? Qui peut calculer les saintes pensées, les chastes inspirations qui seront sorties de ces silencieuses demeures de la pudeur, élevées tantôt dans des lieux retirés, tantôt au milieu de cités populeuses ? Croyez-vous que la vierge, dont le cœur commence à être agité par une passion brûlante, que la matrone, qui a donné accès dans son cœur à des inclinations dangereuses, n’auront pas trouvé mille fois un frein à leur passion dans le seul souvenir de la sœur, de la parente, de l’amie qui, là, dans cette silencieuse demeure, élevait au ciel un cœur pur, offrait en holocauste au Fils de la Vierge tous les enchantements de la jeunesse et de la beauté ? cela ne se calcule pas, il est vrai ; mais, du moins, est-il certain qu’il n’est sorti de là aucune pensée légère, que cela n’a jamais inspiré une inclination à la sensualité. Cela ne se calcule pas ; mais calcule-t-on la salutaire influence qu’exerce sur les plantes la rosée du matin  ? Calcule-t-on l’action vivifiante de la lumière sur la nature ? Et a-t-on calculé comment l’eau s’infiltre dans les entrailles de la terre, la féconde, la fertilise, en fait surgir les fleurs et les fruits ? Il y a donc une infinité de causes dont on ne peut nier l’existence et l’efficacité, et qu’il est néanmoins impossible de soumettre à un calcul rigoureux. Ce qui fait l’impuissance de toute œuvre exclusivement émanée de l’esprit de l’homme, c’est que cet esprit est incapable d’embrasser l’ensemble des rapports qui s’entrelacent dans ce genre de faits, c’est qu’il lui est impossible d’apprécier, comme il convient, les influences indirectes, parfois occultes, parfois imperceptibles, qui y agissent avec une délicatesse infinie ! Voilà pourquoi le temps dissipe tant d’illusions, dément tant de pronostics, prouve la faiblesse vde ce que l’on croyait fort, et la force de ce que l’on croyait faible. En effet, le temps met en lumière mille rapports dont on ne soupçonnait pas l’existence, met en action mille causes que l’on ne connaissait pas, ou que l’on méprisait : les résultats vont se développant, se présentant tous les jours d’une manière plus sensible, jusqu’à ce qu’enfin on se trouve en présence d’une situation nouvelle, où il est impossible de fermer les yeux à l’évidence des faits, où il n’est plus donné de résister à la force des choses. Et voici une des méprises les plus choquantes des adversaires du Catholicisme : ils ne parviennent jamais à voir les choses que sous un seul aspect ; ils ne comprennent, pour une force quelconque, d’autre direction que la ligne droite ; ils ne voient pas que le monde moral, aussi bien que le monde physique, est un ensemble de rapports infiniment variés, d’influences indirectes agissant parfois avec plus d’efficacité que les influences directes elles-mêmes. Tout forme un système de corrélation et d’harmonie, dans lequel il faut se garder d’isoler les parties plus qu’il n’est absolument nécessaire pour mieux connaître les liens cachés et délicats qui les unissent avec le tout. »

Pour parler le langage poétique de Mgr de Tulle, dans une de ses lettres pastorales de 1842 :

« Les vierges consacrées, essaims de pures colombes, embellissent, en plus d’un lieu, des solitudes parfumées de prières, de saintes œuvres et de vertus. »

C’est à une de ces vierges cloîtrées que l’on peut faire la vraie application des vers suivants :


Oh what a pure, and sacred thing,
Is beauty curtain’d from the sight
Of the gross world, illumining
One only mansion with her light,


Unseen by man’s disturbing eye :
The flow’r that blooms beneath the sea,
Too deep for sunbeams, doth not lie
Hid in more chaste obscurity.


(MOORE.)

C’est en pensant aux vies angéliques des paisibles et austères contemplatifs, ces Colombes de l’Église, que Danielo a écrit ces belles et touchantes paroles :

« J’ai toujours aimé les vies saintes. J’aime ces cœurs purs et doux, ces êtres inoffensifs, affectueux, bienveillants, en garde contre tout mal, prêts à tout bien, passant sur cette terre sans y toucher en quelque sorte, et avec la timidité d’une jeune fille dans un bois, de l’hirondelle dans les airs.

« J’aime ces natures heureuses, qu’un ange ami marqua du sceau et frappa de l’Esprit divin ; qui, ne voulant pas être méchantes comme le reste des hommes, leur cèdent ce monde, les évitent, ne cherchent qu’à fuir comme la colombe, et à s’en aller aux solitudes.

« J’aime ces âmes d’élite, aux goûts épurés, aux désirs délicats, aux besoins sublimes, aux espoirs infinis, qui, loin de suivre la voie large où se perd la foule, s’en éloignent, vont gravissant seules le vide sentier de la vertu, et s’y font une atmosphère à part, où, comme dans un sanctuaire, la paix règne avec l’amour.

« J’aime ces existences supérieures, déjà presque éthérées, qui, laissant à d’autres les plaisirs et les gloires de la terre, aspirent plus haut, et ne conçoivent, dès ce monde, que les passions des anges et les voluptés de la vertu.

« Mon âme est bien faible pour suivre leur essor ; mais je crois le comprendre : quand il n’échappe point à ma vue, j’aime du moins à le contempler, à l’admirer de la terre, comme le pâtre admire l’alouette chantant dès l’aurore, comme le chasseur admire l’aigle montant sur les Alpes, comme le voyageur admire le condor planant sur les Andes, comme l’astronome admire les constellations roulant dans l’étendue et rayonnant au-dessus des ténèbres qui nous enveloppent.

« Les Saints, en effet, comme l’a toujours dit le vieil Orient, sont les astres du monde : ce sont leurs vertus qui l’éclairent, leurs vertus qui le soutiennent, leurs vertus qui le sauvent. J’aime la lumière qu’ils versent, les hautes sphères qu’ils habitent.

« Je ne sais, mais il me semble, que là le cœur, l’insatiable cœur est enfin content ; que l’âme affranchie y respire et s’y développe dans toute sa puissance. Là rien ne la comprime, rien ne l’étourdit plus ; loin de l’atteinte des bruits et des fumées de la terre, elle nage, déjà heureuse, dans le vide des illusions agitées de la matière, et dans le plein des immuables réalités de l’esprit. »

« Le monde, dit un pieux auteur, a beau refuser de croire que les âmes retirées et fidèles aux engagements de leur vocation, soient heureuses, son incrédulité ne change en rien la destinée de la vertu ; et tandis qu’il s’étourdit et se tourmente dans le tourbillon des inutilités et des chimères qui l’absorbent, la pure et éternelle vérité fait briller dans le sein de ces austères solitudes, toute sa magnificence et tous ses trésors ; et elle pénètre d’une joie toute céleste des cœurs étonnés eux-mêmes d’éprouver un si plein contentement. »

Ducis, après avoir visité la Grande Chartreuse, écrivait à un de ses amis :

« J’ai vu le désert de Saint-Bruno, sa fontaine, sa chapelle, la pierre où il s’agenouillait, devant ces montagnes effrayantes, sous les regards de Dieu. J’ai visité toute la maison : j’ai vu les Solitaires à la grand’messe ; j’ai causé avec un des plus jeunes dans sa cellule ; tout m’a fait un plaisir profond et calme. Les agitations humaines ne montent pas là. Ce que je n’oublierai jamais, c’est le contentement céleste qui est visiblement peint sur le visage de ces religieux.

« Le monde n’a pas d’idée de cette paix : c’est une autre terre, une autre nature. On la sent, on ne la définit pas cette paix qui vous gagne.

« Je vous assure, mon cher ami, que toutes ces idées de fortune, de succès, de plaisirs, tout ce tumulte de la vie, tout ce tapage qui est dans nos yeux, nos oreilles, notre imagination, restent à l’entrée de ce désert ; et que notre âme nous ramène alors à la nature et à son Auteur. »

Dans son Voyage à la Grande Chartreuse, un auteur contemporain, Dupré Deloire, après avoir décrit les lieux habités par ces austères contemplatifs, se livre à quelques réflexions pieuses et philosophiques :

« C’est-ici, dit-il, que Saint-Bruno mit un terme à sa course ; ici, il se crut assez loin du monde pour n’en être pas importuné ; ici, il espéra vainement en être oublié. La tranquille majesté de ces lieux se trouva en harmonie avec la candeur de son âme ; il se sentit la douce liberté de bien faire selon le vœu de sa conscience, de vivre heureux sans encourir le blâme et la folle dérision des hommes ; il put dédaigner leur malice hypocrite, leurs jugements iniques, leur cruelle ingratitude, leur envieux dénigrement ; il fut à l’abri de leurs perfidies, de leurs sarcasmes, de leurs vengeances ; il perdit de vue le spectable affligeant de leurs misérables passions. Bientôt, il vit accourir auprès de lui tous ceux, qui, détrompés du monde, obéissant à une sainte horreur, purent briser des liens, trop souvent indissolubles. Il leur tendit les bras, sécha leurs larmes ; et ces lieux devinrent la demeure de tous ceux pour qui la paix de l’âme est le premier des biens. »

Et un Anglais, sans doute protestant, a écrit les vers suivants dans l’album de ces heureux Solitaires :


Thus, let me live, unseen, unknown,
Thus, unlamented, let me die ;
…………And not a stone
      Tell where I lie !


(P. JONSTON.)

Nous avons prouvé suffisamment l’importance et la nécessité de ces maisons de retraite pour les âmes contemplatives. Examinons maintenant une objection que nous avons souvent entendu faire, et que l’on fera sans doute encore : comment les Ordres Contemplatifs pourront-ils s’établir ? Obligés à garder la solitude, quels seront leurs moyens de subsister ? Oublie-t-on combien la foi est faible aujourd’hui, la libéralité des fidèles restreinte, leurs aumônes parcimonieuses ; combien ils comprennent peu ces ordres, et sont opposés à une vie inactive et retirée ? Le temps n’est plus des magnifiques et nombreuses offrandes de la piété !

À cette objection spécieuse, à ce langage plus mondain qu’évangélique, nous pourrions ne faire que cette réponse péremptoire : Dieu est aujourd’hui, comme autrefois, le maître de tous les cœurs et de toutes les bourses ; il les ouvre ou les ferme à son gré ; il dispose de tout, parce que tout lui appartient : comment donc laisserait-t-il dans la détresse ses créatures d’élite ? Mais nous rappellerons un fait historique, qui réfute cette objection :

« Tous les Saints fondateurs d’Ordres ont commencé par un entier abandon à la divine Providence, et dans une extrême pauvreté ; ils ont ainsi commencé, quoique, dans la suite des temps, leurs maisons dussent être rentées, conformément à leur institut.

« Saint-Étienne de Grandmont était si admirable, que non seulement il voulait que les maisons de son Ordre fussent sans revenus ; mais il les plaçait dans des lieux solitaires, pour être plus dans l’oubli des créatures, et plus dans la seule dépendance de Dieu seul.

« Saint-François d’Assise vivait dans un si grand dénuement de toutes les choses de la terre, qu’il avait de la peine à supporter qu’il y eût au monde une seule personne plus pauvre que lui, et qu’il le disputait en cela avec les plus mendiants et les plus malheureux de la terre. Saint-Dominique, n’étant encore qu’Archidiacre d’Osme, entra dans un si parfait dépouillement, et un si grand abandon à la divine providence, qu’il se défit même de ses livres pour les donner aux pauvres, ne se réservant rien du tout. Devenu fondateur d’ordre, il eut le même esprit. Quelle pauvreté plus rigoureuse, quel abandon plus entier à la divine providence, que l’état où s’est trouvée la séraphique Sainte-Thérèse, et ses premières religieuses ?

« Il serait bien difficile de dire toutes les contradictions qu’à souffertes Sainte-Claire au sujet de son parfait abandon à la divine providence. Il est vrai que son procédé était une conduite bien éloignée de la sagesse des prudents, qui n’agissent que par leurs raisonnements, ou en philosophes. Elle avait vendu tous ses biens pour les donner, et vivre dans une rigoureuse pauvreté. Les hommes y trouvaient bien à redire ; mais ce qu’ils concevaient le moins, c’était le dessein qu’elle avait pris de faire un monastère, et d’y assembler nombre de Religieuses, et de ne se réserver rien de l’argent qu’elle avait reçu de la vente de tous ses biens, pour s’en servir pour une si bonne œuvre. Ils ne comprenaient pas ce que la Sainte voulait uniquement, c’est que ses maisons eussent pour unique fondement, pour toutes fondations et revenus, la pure providence.

« C’est pourquoi Saint-Pierre d’Alcantara écrivait à Sainte-Thérèse, qu’en fait de pauvreté et de parfait dénuement des choses extérieures, il fallait consulter ceux qui étaient dans la pratique de ces vertus ; car pour les autres, quoique éclairés et vertueux, ils étaient d’ailleurs peu propres à donner avis en cette matière. » (L’Adoration perpétuelle de la divine Providence. H. Boudon, p. 142 et suiv.)

C’est à cause de leur abandon à la divine providence, de cette confiance entière en Celui qui fait croître l’herbe des champs et qui revêt les fleurs de robes éclatantes, c’est parce que les heureux contemplatifs vivent au Jour le jour, sans préoccupations et sans inquiétude, qu’ils sont appelés les Oiseaux du ciel.

Quant aux difficultés et aux oppositions que l’on devra rencontrer, on ne doit ni s’en étonner, ni s’en inquiéter : c’est le sort de toutes les œuvres saintes, et surtout de celles qui doivent exercer une grande influence et laisser une trace profonde et ineffaçable dans le cœur de l’humanité.

Ce que nous voyons de plus grand a rarement eu de grands commencements ; le grain de sénevé n’est pas tout-à-coup devenu un grand arbre, où les oiseaux puissent s’abriter et bâtir leurs nids. Rarement la nature et la grâce franchissent les abymes ou brisent les anneaux intermédiaires ; l’année a son printemps avant son été, le jour a son aurore avant le lever du soleil ; tout procède avec gradation, de progrès eu progrès, allant du moins parfait au plus parfait, jusqu’à l’achèvement, où se trouve le repos dans l’unité.

Il faut donc savoir attendre : l’impatience, la précipitation est la grande faiblesse de notre siècle ; une sorte de fièvre l’agite ; il semble qu’aujourd’hui on veuille tout faire mûrir en serre-chaude ; et que l’on regarde comme irréalisable tout ce qui n’est pas réalisé à l’instant même.

Écoutons quelques hommes de Dieu, et ils étaient aussi, ceux-là, des hommes d’expérience et d’action :

« l° Je me moque de tous les desseins, si beaux et si saints qu’ils soient, s’ils n’ont passé par les difficultés et persécutions.

« 2° Quand tout le monde se bande contre vous en quelque affaire, allez hardiment, c’est là où il fait bon.

« 3° Ce mot (difficulté) dans les affaires de Dieu, est un mot infernal.

« 4° Il ne faut espérer de bon succès dans les affaires de Dieu qu’autant qu’elles ont reçu de traverses et de contradictions.

« 5° Vous avez un grand repos d’esprit quand vous vous employez à une affaire qui est bonne, qui est à faire, et qui demeurera à faire, si vous ne la faites. »

(Les Sentences Cléricales, par Adrien Bourdoise, prêtre de la communauté de Saint-Nicolas du Chardonnet.)

« Ô mon Dieu ! que vos voies sont éloignées des voies des hommes ! Ô sagesse, ô prudence humaine, que deviens-tu ici ? Mais enfin l’esprit de mon Dieu est toujours le même ; tous ses plus grands desseins ne s’établissent que par les plus grandes croix. N’attendez jamais de grands coups de grâce où vous ne remarquerez pas des oppositions extraordinaires. Les desseins où tout le monde appaludit, qui ne donnent que de l’honneur et de l’approbation à ceux qui les entreprennent, ne marquent pas de grands effets divins. Assurez-vous que l’enfer ne s’oubliera pas, s’il redoute puissamment quelque chose ; croyez que le monde sera toujours le monde, opposé à ceux qui lui en veulent véritablement, ne se souciant que de Dieu seul. » (Les Saintes Voies de la Croix, par Boudon, Liv. IV, ch. VIII.)

« L’opposition des hommes est souvent la marque et le caractère des choses qui ont l’approbation de Dieux. » (Pensées de l’Abbé de la Trappe, — pensée XVIII.)

On comprendra maintenant la vérité de ce que nous dit le P. Lacordaire :

« La principale tentation des œuvres naissantes est dans leur nouveauté même, dans cet obscur horizon où flottent les choses qui n’ont point encore de passé. »

Mais aussi il ajoute cette réflexion consolante :

« Les premiers ouvrages des Saints ont une virginité qui touche le cœur de Dieu ; et celui, qui protège le brin d’herbe de la tempête, veille sur le berceau des grandes choses »

Et puis, Dieu se sert de ce qu’il y a de plus petit, de plus méconnu, et de plus méprisé, pour opérer silencieusement les plus grandes choses : il préserve ainsi les uns de l’orgueil, et il confond l’orgueil des autres. Oui, Dieu se plaît à déconcerter la sagesse humaine :

Humilia respicit in cælo et in terra. (Ps. 112) Quæ stulta sunt mundi elegit Deus, ut confundat sapientes ; et infirma mundi elegit Deus, ut confundat fortia ; et ignobilia mundi, et contemptibilia elegit Deus, et ea quæ non sunt, ut ea quæ sunt destrueret : Ut non glorietur omnis caro in conspectu ejus. (I. ad Cor. 1, 27 et 29.)

« Dieu quelquefois, dit Saint-Grégoire, sur la fin de son Pastoral, prend plaisir à laisser un grand nombre d’imperfections dans une âme, qu’il a d’ailleurs enrichie de quelques dons précieux, afin que, se voyant encore imparfaite au milieu de quelques vertus éclatantes, elle en conçoive un très vif regret, et prenne de là un sujet continuel de s’humilier devant Dieu ».

« Saint-Augustin, au livre de la Nature et de la Grâce, enseigne que les hommes les plus saints ont toujours en eux des choses qu’ils doivent expier par leurs larmes, et avec cela ils ne laissent pas d’être saints, parce qu’ils sont toujours dans un dessein véritable et une sincère affection de faire tout ce qui est nécessaire pour arriver à une haute sainteté. Ce sentiment de ce père de l’Église nous donne lieu de remarquer qu’il y a des Saints qui ne laissent pas de commettre beaucoup de fautes, et quelquefois même davantage que d’autres personnes qui n’ont qu’une vertu fort médiocre ; et qu’ainsi il ne faut pas précisément mesurer la sainteté des âmes par là ; mais cependant il y a bien de la différence entre ces âmes ; car les unes, quoiqu’elles aient plusieurs défauts, n’en ont aucun volontaire, et elles aimeraient mieux mourir que de commettre la moindre imperfection avec une entière advertance, et elles sont dans un dessein véritable, comme parle Saint-Augustin, de faire toutes choses pour arriver à une haute sainteté, pratiquant des vertus héroïques et admirables ; et les autres, quoique plus exemptes de fautes, sont bien éloignées de la vigueur de l’amour de celles-ci. C’est à quoi les directeurs doivent prendre garde. » (Le Règne de Dieu dans l’Oraison mentale, par Boudon. p. 258, Liv. 2, ch. 7.)

« Il faut remarquer ici l’erreur de quelques-uns qui approuvent bien la contemplation ; mais, à leur avis, il faut que les personnes à qui Dieu la donne, aient des choses bien extraordinaires ; en sorte que, quand ils n’y voient rien de particulier, ils ont de la peine à se persuader qu’elles possèdent en vérité ce don de Dieu. Cependant l’on doit savoir qu’il n’est pas nécessaire que tous les Saints fassent éclat : il y en a dont l’honneur est au-dedans, aussi bien que la fille du roi dont parle le psalmiste, dont les vertus sont d’autant plus saintes qu’elles sont cachées, et ne sont aperçues que de très peu de personnes par une lumière divine spéciale. » (Règne de Dieu etc. Liv. 3, ch. 2.)

Ne croyons pas que la contemplation soit un obstacle à l’action, que la vie contemplative soit incompatible avec la vie active ; car la vie des Apôtres, et celle de tous les hommes apostoliques, était, tour à tour, une vie très active et une vie hautement, contemplative. Cette vie mixte est aussi la vie d’un grand nombre de saints Religieux. On peut être alternativement, Marie ou Marthe ; la colombe solitaire et gémissante, ou l’aigle prêt au combat, à la fatigue et à tous les sacrifices. Combien de Souverains Pontifes, d’Archevêques et d’Évêques, combien de saints prêtres et d’apostoliques missionnaires, ont été tirés au fond des déserts, arrachés des demeures tranquilles et solitaires de la contemplation ; combien y est-on allé chercher, pour les élever malgré eux aux plus hautes dignités, depuis ces premiers Pères de l’Église, jusqu’à Saint-Pierre Célestin, solitaire de Mouron, et Grégoire XVI, camaldule : du repos contemplatif le plus profond, ils ont passé tout-à-coup à l’action la plus grande et la plus compliquée ; de colombe ou d’agneau, ils ont dû se faire aigle ou lion, pour terrasser le vice et confondre l’hérésie : c’est que la solitude est l’école de la vraie science ; c’est l’arène sacrée où l’on se forme aux luttes de la vie publique et agitée ; où l’on se prépare aux difficultés et aux soucis de l’administration, aux périls et aux séductions d’un monde cupide et sensuel ; c’est que la Solitude est le lieu où le jeune athlète est nourri de moelle, frotté d’huile sainte, et exercé dans les plus rudes combats de l’esprit contre la chair, dans l’abnégation de sa volonté propre, dans la mortification de toutes ses passions spirituelles et corporelles : en sortant de là, il emporte avec lui cet esprit d’indépendance qui ne craint pas de dire la vérité, ce courage qui ose attaquer le vice, et ce désintéressement qui ne cherche que la seule gloire de Dieu !

Les hommes de la solitude et du repos deviennent donc, en temps et lieu, des hommes d’action par excellence, des hommes puissants en œuvres et en paroles :

« C’est de l’esprit d’oraison que les saints tiraient toutes leurs lumières, toute leur force ; c’était là le principe de toutes ces bénédictions que le ciel répandait par eux sur le monde, et le moyen qu’ils employaient pour communiquer à leurs âmes une pureté vraiment angélique. « Cet esprit, dit Saint-Jean Damascène, est nourri par la retraite, qu’on peut en quelque sorte regarder comme la mère de la pureté. Cette merveilleuse transformation de nos âmes, que produit la prière, vient de ce que Dieu y manifeste sa gloire dans le secret de nos cœurs. En effet, quand, affranchis du tumulte et des distractions du monde, nous donnons toute notre attention à notre intérieur, et que nous nous connaissons tels que nous sommes, nous devenons alors capables de voir clairement le royaume de Dieu établi en nous par la charité et par les désirs brûlants qui consument toute la rouille des affections terrestres : car le royaume du ciel, ou plutôt le maître des cieux, est au-dedans de nous, ainsi que Jésus-Christ nous l’assure. » (Vie de St-Gal, Godescard.)

« Les personnes d’oraison sont plus recueillies dans les conversations, y parlent davantage de Dieu, du mépris du monde, de l’amour de la croix ; elles sont plus mortifiées, plus dégagées du point d’honneur, des respects humains, de l’attache aux choses du siècle, plus dans l’amour de la pauvreté et de la douleur ; on les voit plus désintéressées, ne regardant et ne cherchant que l’intérêt de Dieu : ces choses sans doute donne un poids admirable aux prédicateurs et missionnaires. Les lumières infuses qu’ils reçoivent sont bien autres que tout ce que l’étude des lettres et toutes les sciences humaines peuvent donner ; et comme ils goûtent les vérités chrétiennes d’une tout autre manière que ceux qui ne sont pas favorisés de ces grâces, et instruits si immédiatement de Dieu, elles ont dans leur bouche des effets extraordinaires. L’esprit de Dieu qui est en eux touche efficacement les cœurs… Oh ! quelles missions faisaient les Saint-François d’Assise, les Saint-François Xavier et les Saint-Dominique, qui étaient de très grands contemplatifs. » (Le Règne de Dieu &c. Liv III, ch. II.)


When one, who holds communion with the skies,
Has fill’d his urn, where those pure waters rise,
And once more mingles with us meaner things,
’Tis e’en as if an angel shook his wings.


(Cowper.)

Disons donc, en terminant ce chapitre important, disons, avec l’auteur des Fifty Reasons :

« Who can abstain admiring, among the Roman catholics, so many persons, who might live easy in the world, by reason of their plentiful estates, and all the conveniences that are used to wait upon illustrious families ; not only Young gentlemen and gentlewomen, but many others, descended of barons, counts, marquisses, and princes : I say, to see these trample on all delights and pleasures of the world, and with such cheerful hearts, to press through a thousand obstacles, and immure themselves in austere and poor cloisters, and this upon no other motive than the love of God, and the securing of their salvation ?— »

Eh bien ! le feu sacré brûle encore, l’esprit de sacrifice n’est pas éteint et ne s’éteindra jamais au sein de l’Église immortelle ; il y aura encore, comme il y a toujours eu, des hommes d’amour et des femmes séraphiques : oui, de tous temps, les grandes âmes se sont rencontrées, comprises et associées par des vœux, pour aimer Dieu et travailler à sa gloire ; un sexe ne l’a pas cédé à l’autre en générosité : Saint-François d’Assise suscite Sainte-Claire ; l’esprit de Saint-Dominique donne naissance à Sainte-Catherine de Sienne ; Sainte-Thérèse s’empare de Saint-Jean de la Croix et lui imprime son caractère d’énergie, d’entreprise et d’action ; toujours et partout, l’enthousiasme a excité l’enthousiasme, l’héroïsme a enfanté l’héroïsme, et l’homme et la femme ont fondu ensemble leurs cœurs, uni leurs volontés, et combiné leurs efforts, pour vaincre les obstacles, opérer le bien, et produire au sein des masses une révolution salutaire. Or, en voyant aujourd’hui le besoin qu’en a la société, il ne faut pas en douter, des hommes et des femmes, marqués du sceau divin, animés d’un immense et invincible amour, et créés pour l’époque, des héros sortiront tout armés des entrailles déchirées de cette société en travail d’enfantement. Il y aura encore, comme autrefois, une secrète intelligence, une mystique attraction, une irrésistible sympathie entre les âmes d’élite ; elles auront un esprit et un langage à part ; elles sortiront de la voie large et suivront des routes inconnues ; comme ces fleuves qui disparaissent sous terre, et communiquent à l’océan par des voies mystérieuses, elles arriveront à leur but par les moyens les plus contraires à la sagesse et à la prudence humaines ; elles déconcerteront l’esprit de calcul et de froide réflexion, l’esprit d’égoïsme et d’expérience ; — et même elles seront d’abord regardées et traitées comme tout-à-fait insensées par les sages du siècle et les habiles du monde.

« Les architectes qui élevèrent les surprenants monuments des siècles que nous appelons barbares, n’ont certainement été ni aussi érudits, ni aussi cultivés que ceux de notre époque ; et cependant, qui aurait le courage de commencer seulement ce qu’ils ont achevé ? c’est là une exacte figure de ce qui arrive dans l’ordre social et politique. Rappelons-nous que les grandes pensées naissant plutôt de l’intuition que du raisonnement ; dans la pratique, la réussite dépend plutôt de l’inestimable qualité appelée tact que d’une réflexion éclairée » (J. Balmès. vol. 2, p. 98.)

Une âme qui a été trempée dans les eaux de l’amour divin ne se laisse pas intimider ou déconcerter par la plaisanterie ou les menaces ; elle ne risque pas d’être séduite par les promesses flatteuses ; elle n’est pas à la merci d’un bon mot ou d’une épigramme ; elle est au-dessus de tout.

Un homme de Dieu, un homme inspiré, ne connaît ni difficultés, ni obstacles ; il marche avec confiance et fermeté, à travers toutes les épreuves, guidé par un instinct divin qui l’entraîne dans la voie ouverte devant lui :


He holds no parley with unmanly fears ;
Where duty bids, he confidently steers,


Faces a thousand dangers at her call,
And trusting in his God, surmounts them all.


(Cowper.)


When most revil’d, although he feels the smart,
It wakes to nobler deeds the wounded heart.


(Crabbe.)

C’est lui qui peut dire :


I have been hurri’d on by a strong impulse,
Like to a bark, that scuds before the storm.


(Scott.)

Et c’est lui encore qui dit sans cesse :


The breath of heav’n must swell the sail,
Or all the toil is lost.


(Cowper.)

Ayant l’amour divin pour boussole infaillible, c’est lui surtout qui ose dire avec une tranquille assurance :


Though the strained mast should quiver as a reed,
And the rent canvass flutt’ring strew the gale,
Still must I on !


(Byron.)

Il reconnaît qu’il n’est rien sans Dieu, qu’il n’est qu’un instrument de Dieu ; il est donc fort, il est ferme et inébranlable, parce qu’il est humble :


Upon humility his virtues grow,
And tow’r so high, because so fix’d below.


(Crabbe.)

Si on le blesse, avec malice ou par inadvertance, comme par l’incision faite à l’arbre oriental, il s’exhale de cette blessure un baume suave, un céleste parfum :


………Virtue bruis’d exhales a purer breath,
Sighs fragance forth, and triumphs over death.


(Phillips.)


The good are better made by ill,
And odours crush’d are sweeter still.


(Rogers.)


Brave spirits are a balsam to themselves :
There is a nobleness of mind, that heals
Wounds beyond salves. —


(Cartwright.)

N’attendant rien des hommes, agissant pour la gloire de Dieu seul, il ne s’étonne pas de l’ingratitude et de l’oubli de ceux à qui il a fait du bien, comme en passant :


Great minds, like heaven, are pleas’d with doing good,
Though the ungrateful subjects of their favours
Are barren in return. —


(Rowe.)

Voilà le caractère du Saint, voilà le sort de la vertu dans ce monde :


So virtue blooms, brought forth amid the storms
Of chill adversity ; in some lone walk
Of life she rears her head,
Obscure and unobserv’d,
While every bleaching breeze that on her blows
Chastens her spotless purity of breast,
And hardens her to bear
Serene the ills of life.


(K. White.)

Ah ! vous pouvez vous confier sans crainte à l’homme qui a longtemps souffert avec résignation : vous trouverez en lui sympathie et profondeur ; vous trouverez l’amour et la science !

« Ces hommes, nous dit Blanc Saint-Bonnet, dans son livre De la Douleur, dont le caractère est à la fois si ferme et l’esprit si doux, ces hommes sur lesquels repose le cœur et que chacun désire de consulter, ne se rencontrent que parmi ceux qui ont traversé les grandes difficultés de la vie, qui ont été plus ou moins à l’école de la douleur. Vous qui avez souffert, vous ne savez pas combien vous êtes devenus précieux ; vous ne savez pas quelle lumière sort de vos yeux et quel miel coule de vos lèvres ! »

« Ah ! les Saints, et au-dessous d’eux, les hommes de génie, les poètes, les artistes, peuvent être considérés comme les enfants gâtés de la douleur… La couronne de laurier est un signe de douleur !

« Celui qui a lu attentivement l’histoire des grands hommes, peut dire qu’ils n’ont connu qu’une chose, la douleur !

« Qui n’a senti son être accru après la douleur… La prière n’a un si grand empire sur Dieu que parce qu’elle est faite dans la douleur. »

« Il est grand l’amour de ceux qui aiment dans la douleur !… Pourquoi les plus glorieux Saints, au lieu de devoir leur origine à l’innocence, furent-ils d’abord de grands pécheurs ? Pourquoi, pourquoi enfin cette parole qui décèle l’infini : ubi abundavit delictum, ibi gratia. superabundavit. »

« Comme le remarque Madame de Staël, la douleur est donc un bien, ainsi « que l’ont dit les Mystiques. Elle n’est pas un bien en soi, mais en ce qu’elle est l’instrument efficace d’un bien. La douleur est notre plus grand moyen de perfection. La douleur produit au fond un effet que je ne sais trop comment exprimer ; elle condense l’être. Sous les coups répétés du marteau, le fer rougi devient de l’acier. »

« La douleur sanctifie ! Et elle sanctifie à un point, qu’il n’est pas donné à celui qui la souffre de le savoir, si ce n’est peut-être par la bonne conscience qu’il en a de lui-même. Remarquez combien les personnes qui ont souffert ensemble s’estiment après ! »

« Dans l’échelle de l’humanité, à mesure que le regard descend, on voit le rire augmenter ; à mesure qu’il se relève, on voit régner le sérieux, inséparable sentiment des grandes choses. »

« Qui saurait compter les richesses de la douleur ! Les hommes qui ont vécu à l’abri de la douleur ont ordinairement peu de valeur parmi leurs semblables. La vie n’est parvenue à défricher en eux que la surface de l’âme ; leurs sentiments et leurs affections n’ont pu prendre de profondeur. Ils montrent encore cette sorte d’affabilité banale qui s’efface aussi vite qu’elle naît ; mais ils ne connaissent pas cette large sympathie qui absorbe la douleur dans ceux qui en sont surchargés. C’est ce qui fait dire que le bonheur rend égoïste, et que le malheur apprend à compatir.

« Hélas ! oui, dans ce monde affligé, c’est la douleur qui a réussi à préparer le plus grand nombre de Saints, de héros, d’hommes de génie, et d’excellentes familles.

« Enfin, vous savez qu’ici-bas, le plus tendre de vos amis est toujours celui qui a le plus souffert ou le plus réellement aimé, car l’un est comme l’autre… La mesure de la douleur donne toujours celle de l’amour. »

Et voilà pourquoi Sainte-Thérèse s’écriait si souvent, dans l’excès de son amour pour Dieu : ou souffrir, Seigneur, ou mourir !

Les plus grands Saints dans le ciel sont ceux qui ont le plus souffert sur la terre ; qui ont été le plus tentés, le plus éprouvés de toutes les manières : c’est donc une déplorable illusion de vouloir devenir un Saint, sans prendre sa croix et gravir le calvaire : « le saint est un être fondu avec la douleur ! »

Le christianisme est une religion d’amour ; or, aimer, ici-bas, vous le savez c’est souffrir : le christianisme est donc une religion de douleur et de souffrance ; la vie du chrétien est un combat incessant, une longue passion, un drame sublime ! Le chrétien est toujours aux prises avec de terribles ennemis, qui, sans cesse terrassés, renaissent sans cesse, comme les têtes de l’hydre, et l’attaquent avec fureur, lorsqu’ils ne peuvent le surprendre par la ruse, ou le séduire, en se transformant en anges de lumière.

On entend souvent dire dans le monde, qu’on doit faire son salut gaiement, joyeusement, en cueillant des fleurs ; que le bon Dieu n’est pas si exigeant : oui, il faut au monde un christianisme mondanisé, accommodé à ses goûts et à ses faiblesses ; il lui faut un christianisme facile et complaisant : mais qu’il est différent, ce christianisme adultère, de celui qui est enseigné dans l’Évangile, et pratiqué par les disciples de la croix ! — Hélas ! que le monde est tristement heureux, et que le Saint est heureusement triste ! Vœ mundo a scandalis, — malheur, malheur au monde, à cause de ses scandales et de sa joie impie ! Heureux ceux à qui Dieu a fait la grâce de le connaître et de l’aimer seul ! Heureuses les vierges du cloître ! Heureux les solitaires, les anges des Thébaïdes !

Oh ! quel est le Saint, quel est l’homme de génie, le poète, l’artiste catholique, qui ne s’est écrié, dans ses moments de pieux enthousiasme et de tristesse inspiratrice :


Grief, Sorrow, Sadness mild,
Gloom, Melancholy wild,
Whate’er thy hallow’d name,
Thy magnet-spell’s the same !


I love thee, saintly Maid ;
I love, seek, and revere : —
There’s such a beauty shed
Around thy brow austere :
With chaste asphodels crown’d,
Sought most, and most renown’d,
Among the few who know,
There’s greatness but in wo ! —
Thy tears are heav’nly drops ;
Music thy deepest sighs ;
He reaps immortal crops,
Who sows with thee, and flies,
To rest in solitude,
Where laughers ne’er intrude !
With thee, O Virgin stern,
To suffer is to learn !
With thee, O sacred Nurse,
May I for e’er converse ;
For e’er read in thy book,
Dwell in thy secret nook,
And taught but in thy school,
Obey ascetic rule !
He’s holy, wise, and learn’d,
Whose heart for thee has yearn’d ;
He who, untir’d, has trac’d
Thy steps, — thy cross embrac’d ! —
He’s blest, and may confide,
Who chose thee for his guide ;
Who, — all the world forgone, —
Communes with thee alone !
Yes, happy most the one,
Endow’d with mystic mood,
Who lives in solitude,
And dies a singing swan !


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