La Théorie des parallèles/Correspondance
Texte établi par Coubron, Librairie scientifique et technique Albert Blanchard, (p. 53-64).
Je prends la liberté de vous soumettre une tentative que j’ai faite pour démontrer, sans le secours des parallèles ni d’aucune théorie, la proposition que la somme des trois angles d’un triangle est égale à 180°, d’où suivrait alors la démonstration de l’axiome d’Euclide. Les seuls principes que je suppose établis sont que la somme de tous les angles formés autour d’un point est égale à 360° ou à 4 angles droits, et que les angles opposés par le sommet sont égaux.
Prolongeons indéfiniment les côtés d’un triangle rectiligne
(fig. 1), ou, en d’autres termes, considérons un système de
Fig. 1 trois droites dans un plan, formant, par leurs intersections, le triangle
On a, pour les trois sommets, les équations
d’où
Ces relations subsistant, de quelque manière que soient situés les
points ou, ce qui revient au même, de quelque manière que
les trois droites soient menées dans le plan, laissons immobiles les lignes
et faisons passer par le point (fig. 2), de manière
qu’elle fasse avec le même angle que dans sa position primitive,
Fig. 2
ou, plus généralement, puisque cet angle est arbitraire, de manière
qu’elle tombe toujours dans l’intérieur de l’angle Nous aurons
alors
Donc
Pourrait-on objecter à cela que l’on a bien, par hypothèse,
mais que l’égalité
doit être démontrée ?
Il me semble qu’à cause de la valeur arbitraire laissée aux angles, cette démonstration n’est pas indispensable.
Tels sont les principes de la démonstration sur laquelle j’attends votre jugement. J’ajouterai seulement, pour justifier mon raisonnement, qu’il est bien vrai que la seconde opération fait disparaître le triangle mais elle ne fait pas disparaître les angles du triangle. De quelque manière que les lignes soient situées, on a toujours
aussi bien dans le triangle fini que dans le triangle évanouissant ; la somme
est donc toujours égale à la somme des angles d’un triangle rectiligne.
Ainsi, on démontrera la proposition pour un triangle quelconque dont les angles sont en tirant les lignes de façon que l’on ait
et faisant, de plus,
Si alors n’était pas une ligne droite, mais une ligne brisée l’angle se trouverait, il est vrai, plus petit de mais l’angle serait plus grand d’autant, et, par suite, la somme de ces angles n’aurait pas changé, et nous aurions ce qui nous est nécessaire pour la démonstration, l’égalité
À bien examiner ce que vous m’écrivez au sujet des parallèles, vous avez employé, dans vos syllogismes, sans l’énoncer explicitement, une proposition qui peut se formuler ainsi :
Si deux droites qui se coupent, (1) et (2), font respectivement, avec une troisième droite (3) qui les rencontre, les angles et qu’une quatrième droite (4), située dans le même plan, soit coupée pareillement par (1) sous l’angle alors (4) sera coupée par (2) sous l’angle
Or, non seulement cette proposition a besoin de démonstration, mais on peut dire qu’au fond elle constitue le théorème lui-même qu’il s’agit de démontrer.
Depuis quelques semaines, j’ai commencé à mettre par écrit quelques résultats de mes propres méditations sur ce sujet, qui remontent en partie à quarante années, et dont je n’avais jamais rien rédigé, ce qui m’a forcé trois ou quatre fois à recommencer tout le travail dans ma tête. Je ne voudrais pourtant pas que tout cela pérît avec moi[1].
Je vais vous importuner encore une fois avec la théorie des parallèles.
Prolongeons indéfiniment les côtés du triangle rectiligne, et prenons un rayon assez grand pour que les rapports deviennent moindres qu’une quantité donnée quelconque. Avec ce rayon, décrivons du centre le demi-cercle Les côtés pouvant être considérés comme s’évanouissant par rapport à ce demi-cercle, et, par suite, les points comme coïncidant avec ce demi-cercle sera la mesure des trois angles du triangle, dont la somme différera alors de aussi peu que l’on voudra.
Il me semble que, si l’on ne rejette pas la notion de la grandeur indéfiniment croissante, cette démonstration prouve très simplement que, dans tout triangle rectiligne fini, la somme des angles est égale à ou plutôt que la constante qui, si la géométrie d’Euclide n’était pas vraie, devrait être ajoutée à la somme des angles pour compléter est moindre que toute grandeur donnée ; et comme on peut répéter la même démonstration pour un triangle quelconque, cette constante ne peut pas non plus dépendre de la grandeur du triangle.
…… J’aurais désiré trouver dans votre lettre votre jugement sur la manière dont je démontre que la somme des angles d’un triangle rectiligne ne diffère de 180° que d’une quantité moindre que toute quantité donnée. Vous croirez sans peine que votre appréciation est de la plus haute importance pour moi, qui sais avec quelle facilité vous découvrez le point faible d’une démonstration. Je n’en ai encore rien communiqué à personne, si ce n’est à vous, à mes aides et au professeur Hansen, de Seeberg. Aucun de nous n’y a découvert de paralogisme.
Si quelqu’un trouvait indispensable (ce que je ne pense pas) de démontrer cette proposition, que l’on peut, dans un cercle de rayon infini (j’emploie ce mot d’infini pour abréger le discours), considérer les sommets d’un triangle comme des centres de ce cercle coïncidant entre eux, il serait facile de faire rigoureusement cette démonstration.
Il me semble que, quand deux points sont à une distance finie l’un de l’autre, cette distance doit être considérée comme nulle vis-à-vis d’une ligne infinie. Ces points coïncident donc l’un avec l’autre, relativement à cette ligne infinie.
Au sujet des parallèles, je vous aurais déjà communiqué avec grand plaisir mon opinion en réponse à votre première lettre, si je n’avais pas supposé que, sans des développements suffisants, elle ne pouvait guère vous être d’une grande utilité. Pour que de tels développements fussent véritablement convaincants, il faudrait peut-être de longues pages d’explications sur ce que vous n’avez eu besoin que d’indiquer en quelques lignes, et ces explications exigeraient un calme d’esprit qui me fait défaut en ce moment. Je vous en dirai cependant quelques mots, pour vous prouver ma bonne volonté.
Vous attaquez directement le cas d’un triangle quelconque. Mais vous auriez pu appliquer le même raisonnement, en réduisant d’abord la question au cas le plus simple, et énonçant ainsi le théorème :
(1) Dans tout triangle dont un côté est fini, le second côté, et, par suite aussi, le troisième, étant infinis, la somme des deux angles adjacents au côté fini est égale à
Démonstration d’après votre manière. — L’arc de cercle
est aussi bien la mesure de l’angle que celle de l’angle
Fig. 4
parce que, dans un cercle de rayon infini, un déplacement fini du
centre doit être considéré comme nul. Donc
Le reste s’achève sans difficulté. On a, en effet, d’après ce théorème,
d’où, en faisant la somme de ces égalités,
Pour ce qui est maintenant de votre démonstration du théorème (1), je commencerai par protester contre l’usage que vous faites d’une grandeur infinie, en la traitant comme une quantité déterminée (vollendeten), ce qui n’est jamais permis en mathématiques. L’infini n’est qu’une façon de parler, parce qu’il s’agit en réalité de limites, dont certains rapports peuvent approcher autant que l’on voudra, tandis que d’autres sont susceptibles de croître indéfiniment. Dans ce sens, la géométrie non-euclidienne ne renferme en elle rien de contradictoire, quoique, à première vue, beaucoup de ses résultats aient l’air de paradoxes. Ces contradictions apparentes doivent être regardées comme l’effet d’une illusion, due à l’habitude que nous avons prise de bonne heure de considérer la géométrie euclidienne comme rigoureuse.
Dans la géométrie non-euclidienne, il n’y a jamais, dans les figures,
de similitude sans égalité. Par exemple, les angles d’un triangle
équilatéral ne sont pas seulement différents de 23 d’angles droit,
Fig. 6
mais encore ils peuvent varier suivant la grandeur des côtés ; et, si les
côtés croissent au delà de toute limite, ils peuvent devenir aussi petits
que l’on voudra. Il y a donc déjà contradiction à vouloir dessiner la
ressemblance d’un tel triangle au moyen d’un triangle plus petit. On
peut seulement indiquer sa disposition générale. De cette manière,
l’indication d’un triangle infini serait à la limite, celle-ci (fig. 7) :
Dans la géométrie euclidienne, rien n’est grand d’une manière
absolue ; mais il n’en est pas de même dans la géométrie non-euclidienne, et c’est précisément là son caractère essentiel. Ceux qui n’accordent
pas ce fait, établissent déjà par cela même toute la géométrie
euclidienne ; mais, comme je l’ai dit, d’après ma conviction, ce n’est
de leur part qu’une pure illusion. Dans le cas en question, il n’y a rien
absolument de contradictoire à dire que, si l’on donne les points
et la direction pouvant s’éloigner indéfiniment, alors,
bien que l’angle s’approche de plus en plus de l’angle
Fig. 8
il n’en est pas moins impossible d’abaisser la différence de ces angles
au dessous d’une certaine grandeur finie.
Votre introduction de l’arc rend, sans nul doute, votre conclusion
plus spécieuse. Mais si l’on veut développer clairement ce que
Fig. 9 vous n’avez fait qu’indiquer, il faudra s’exprimer ainsi :
On a
et tandis que croît indéfiniment, et d’une part, et, d’autre part, et s’approchent continuellement de l’égalité.
Ces deux choses n’ont pas lieu dans la géométrie non-euclidienne, si l’on entend par là que les rapports géométriques de ces quantités s’approchent autant que l’on voudra de l’égalité. En effet, dans la géométrie non-euclidienne, la demi-circonférence d’un cercle de rayon a pour valeur
étant une constante que l’expérience nous indique comme extrêmement grande par rapport à tout ce qui est mesurable pour nous. Dans la géométrie euclidienne, elle devient infinie.
Dans le langage figuré de la théorie de l’infini, on devrait donc dire que les circonférences de deux cercles infinis, dont la différence des rayons a une grandeur finie, diffèrent elles-mêmes d’une grandeur qui est à chacune d’elles dans un rapport fini.
Il n’y a rien ici de contradictoire, si l’homme, être fini, ne s’aventure pas à vouloir traiter quelque chose d’infini comme un objet donné et susceptible d’être embrassé par ses forces de compréhension habituelles.
Vous voyez qu’ici le débat vient toucher immédiatement au terrain de la métaphysique.
J’ai eu dernièrement occasion de relire l’opuscule de Lobatschewsky, intitulé : Geometrische Untersuchungen zur Theorie der Parallelenlinien. Cet opuscule contient les éléments de la géométrie qui devrait exister, et dont le développement formerait un enchaînement rigoureux, si la géométrie euclidienne n’était pas vraie. Un certain Schweikardt[2] a donné à cette géométrie le nom de géométrie astrale, Lobatschewsky celui de géométrie imaginaire. Vous savez que depuis cinquante-quatre ans (depuis 1792) je partage les mêmes convictions, sans parler ici de certains développements qu’ont reçues, depuis, mes idées sur ce sujet. Je n’ai donc trouvé dans l’ouvrage de Lobatschewsky aucun fait nouveau pour moi ; mais l’exposition est toute différente de celle que j’avais projetée, et l’auteur a traité la matière de main de maître et avec le véritable esprit géométrique. Je crois devoir appeler votre attention sur ce livre, dont la lecture ne peut manquer de vous causer le plus vif plaisir.
- ↑ En parcourant la table des matières que doit contenir le quatrième volume de l’édition des Œuvres de Gauss, publiée en ce moment par l’Académie de Gœttingue, nous n’avons vu annoncer aucun article qui parût se rapporter au projet annoncé ici par le grand géomètre. Il serait bien regrettable que ces recherches si profondes et si originales eussent péri avec lui ! (N. du Tr.)
- ↑ Autrefois à Marbourg, maintenant professeur de jurisprudence à Kœnigsberg.