La Théorie des parallèles/Préface
Texte établi par Coubron, Librairie scientifique et technique Albert Blanchard, (p. 5-8).
Le travail remarquable dont nous donnons ici la traduction n’a de commun que le titre avec les nombreuses élucubrations des auteurs qui, avant et après Legendre, se sont efforcés, sans beaucoup de succès, de démontrer a priori l’axiome XI d’Euclide, plus connu sous le nom impropre de postulatum.
Le but de l’auteur[1] est, au contraire, de prouver qu’il n’existe a priori aucune raison d’affirmer que la somme des trois angles d’un triangle rectiligne ne soit pas inférieure à deux angles droits, ou, ce qui revient au même, qu’on ne puisse mener, par un point donné, qu’une seule droite ne rencontrant pas une droite donnée dans le même plan.
Cette question a été, pendant plus de cinquante ans, l’objet des méditations de Gauss, qui, dès 1792, était déjà en possession des vrais principes sur lesquels il a fondé une doctrine complète, appelée par lui Géométrie non-euclidienne. Malheureusement, il n’a jamais publié ses recherches, dont nous ne connaissons les résultats que par quelques notices dispersées dans les Gelehrte Anzeigen de Gœttingue, et par quelques passages de sa Correspondance avec Schumacher, éditée récemment par M. Peters. Lorsqu’il eut connaissance des travaux de Lobatschevski (commencés en 1829 et continués jusqu’en 1855) et de J. Bolyai (1832), il fit alors ce qu’il avait fait lorsque Abel et Jacobi eurent retrouvé, par leurs propres efforts, ses résultats inédits, relatifs aux transcendantes elliptiques. Il renonça à la propriété de ses découvertes, et se contenta de donner son adhésion complète à la Géométrie imaginaire de Lobatschevski, dont il trouvait seulement la dénomination mal choisie.
Malgré la haute valeur de ces recherches, elles n’ont attiré jusqu’ici l’attention d’aucun géomètre, ce qui ne fût pas arrivé si Gauss les eût communiquées lui-même aux savants, ou si, du moins, il les eût prises publiquement sous son patronage. Nous ne croyons pas cependant en exagérer la portée philosophique, en disant qu’elles jettent un jour tout nouveau sur les principes fondamentaux de la géométrie, et qu’elles ouvrent une voie encore inexplorée, pouvant conduire à des découvertes inattendues. Pour ne pas sortir de la question élémentaire, on ne peut nier qu’elles ne fassent faire un progrès immense aux méthodes d’enseignement, en reléguant parmi les chimères l’espoir que nourrissent encore tant de géomètres de parvenir à démontrer l’axiome d’Euclide autrement que par l’expérience. Désormais ces tentatives devront être mises au même rang que la quadrature du cercle et le mouvement perpétuel.
Nous croyons rendre service aux auteurs de Traités classiques[2], en mettant sous leurs yeux une traduction française d’un opuscule peu connu de Lobatschevski[3], dans lequel la Géométrie imaginaire est établie en partant des premières propositions d’Euclide. Nous allons donner une idée du contenu de cet ouvrage.
Après avoir rappelé les principes connus sur lesquels il s’appuiera, l’auteur pose une définition des parallèles, plus générale que la définition ordinaire, et se réduisant à celle-ci, lorsqu’on admet l’axiome XI d’Euclide. Il démontre ensuite diverses propositions, dont une partie étaient connues de Legendre :
La somme des angles d’un triangle rectiligne ne peut surpasser deux angles droits.
S’il existe un seul triangle rectiligne dans lequel la somme des angles soit égale à deux angles droits, cette somme sera aussi égale à deux angles droits dans tous les autres triangles rectilignes.
Etc.
Puis il établit indépendamment de l’axiome d’Euclide, les principales propositions de la géométrie de la sphère. Enfin, il pose les bases de la trigonométrie, tant sphérique que rectiligne.
Dans la Géométrie imaginaire, où il n’existe pas de figures semblables, les fonctions angulaires, c’est-à-dire le sinus, le cosinus, etc., ne peuvent naturellement se définir comme les rapports des côtés d’un triangle rectangle, ou des coordonnées d’un cercle. Il faut supposer leurs propriétés déduites de leur définition purement analytique exprimée par les équations différentielles
ou par les formules qui en sont la conséquence[4],
On en conclut analytiquement l’existence d’une période commune à ces fonctions, et que l’on désigne par Si la valeur de la variable est représentée par l’angle que fait une droite mobile avec une droite fixe, lorsque l’angle croîtra de la droite mobile reprendra sa position primitive ; lorsqu’il croîtra de la droite se placera sur le prolongement de cette position ; lorsqu’il croîtra de la droite prendra la direction perpendiculaire. On peut, d’après cela, calculer les angles au moyen de leurs sinus et de leurs cosinus, sans introduire aucune idée de rapports de droites, ces fonctions ne pouvant représenter de tels rapports qu’autant que l’on établit la théorie de la similitude des figures, laquelle se fonde sur l’axiome d’Euclide, et peut même être formulée comme un axiome équivalent à ce dernier.
Lobatschevski parvient à ce résultat digne d’attention, que la trigonométrie sphérique est complètement indépendante de la théorie des parallèles, ou de l’égalité de la somme des angles d’un triangle rectiligne à deux angles droits.
Il termine par la recherche des formules de la trigonométrie rectiligne dans le système de la Géométrie imaginaire, et il fait voir que ces formules, comme celles de la trigonométrie sphérique, se réduisent aux formules de la trigonométrie rectiligne ordinaire, lorsqu’on suppose les côtés des triangles infiniment petits.
Nous recommanderons spécialement aux lecteurs qui voudront entrer pleinement dans la pensée de l’auteur, de s’y préparer par la méditation approfondie des vingt-huit premières propositions du premier livre d’Euclide, en faisant table rase de tout ce que l’on a écrit depuis sur ce sujet.
- ↑ N. I. Lobatschevski, né à Nijnéi-Novogorod en 1793, mort à Kasan en 1856.
- ↑ M. Richard Baltzer, dans la seconde édition de ses excellents Éléments de Géométrie, a, le premier, introduit ces notions exactes à la place qu’elles doivent occuper.
- ↑ Geometrische Untersuchungen zur Theorie der Parallellinien, von Nicolaus Lobatschevski, kaiserl. russ. wirkl. Staatsrath und ordentl. Prof. der Mathematik bei der Universität Kasan. Berlin, 1840 (in-18, 61 pages).
- ↑ Voy. Gudermann, Theorie der Potenzial oder Cyklisch-hyperbolischen Functionen.