La Théorie physique/PREMIERE PARTIE/Chapitre II/I

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Chevalier & Rivière (p. 25-28).

§ I. — Quelle est la véritable nature d’une théorie physique et quelles opérations la constituent.

En regardant une théorie physique comme une explication hypothétique de la réalité matérielle, on la place sous la dépendance de la Métaphysique. Par là, bien loin de lui donner une forme à laquelle le plus grand nombre des esprits puissent consentir, on en limite l’acceptation à ceux qui reconnaissent la philosophie dont elle se réclame. Mais ceux-là mêmes ne sauraient être pleinement satisfaits de cette théorie, car elle ne tire pas tous ses principes de la doctrine métaphysique dont elle prétend dériver.

Ces pensées, objet du précédent Chapitre, nous amènent tout naturellement à nous poser les deux questions suivantes :

Ne pourrait-on assigner à la théorie physique un objet tel qu’elle devînt autonome ? Fondée sur des principes qui ne relèveraient d’aucune doctrine métaphysique, elle pourrait être jugée en elle-même et sans que les opinions des divers physiciens à son endroit dépendissent en rien des Écoles philosophiques diverses auxquelles ils peuvent appartenir.

Ne pourrait-on, pour construire une théorie physique, concevoir une méthode qui fût suffisante ? Conséquente avec sa propre définition, la théorie n’emploierait aucun principe, ne recourrait à aucun procédé dont elle ne puisse légitimement faire usage.

Cet objet, cette méthode, nous nous proposons de les fixer et de les étudier :

Posons, dès maintenant, une définition de la théorie physique ; cette définition, la suite de cet écrit l’élucidera et en développera tout le contenu :

Une théorie physique n’est pas une explication. C’est un système de propositions mathématiques, déduites d’un petit nombre de principes, qui ont pour but de représenter aussi simplement, aussi complètement et aussi exactement que possible, un ensemble de lois expérimentales.

Pour préciser déjà quelque peu cette définition, caractérisons les quatre opérations successives par lesquelles se forme une théorie physique :

1o Parmi les propriétés physiques que nous nous proposons de représenter, nous choisissons celles que nous regarderons comme des propriétés simples et dont les autres seront censées des groupements ou des combinaisons. Nous leur faisons correspondre, par des méthodes de mesure appropriées, autant de symboles mathématiques, de nombres, de grandeurs ; ces symboles mathématiques n’ont, avec les propriétés qu’ils représentent, aucune relation de nature ; ils ont seulement avec elles une relation de signe à chose signifiée ; par les méthodes de mesure, on peut faire correspondre à chaque état d’une propriété physique une valeur du symbole représentatif, et inversement.

2o Nous relions entre elles les diverses sortes de grandeurs ainsi introduites par un petit nombre de propositions qui serviront de principes à nos déductions ; ces principes peuvent être nommés hypothèses au sens étymologique du mot, car ils sont vraiment les fondements sur lesquels s’édifiera la théorie ; mais ils ne prétendent en aucune façon énoncer des relations véritables entre les propriétés réelles des corps. Ces hypothèses peuvent donc être formulées d’une manière arbitraire. La contradiction logique, soit entre les termes d’une même hypothèse, soit entre diverses hypothèses d’une même théorie, est la seule barrière absolument infranchissable devant laquelle s’arrête cet arbitraire.

3o Les divers principes ou hypothèses d’une théorie sont combinés ensemble suivant les règles de l’analyse mathématique. Les exigences de la logique algébrique sont les seules auxquelles le théoricien soit tenu de satisfaire au cours de ce développement. Les grandeurs sur lesquelles portent ses calculs ne prétendent point être des réalités physiques, les principes qu’il invoque dans ses déductions ne se donnent point pour l’énoncé de relations véritables entre ces réalités ; il importe donc peu que les opérations qu’il exécute correspondent ou non à des transformations physiques réelles ou même concevables. Que ses syllogismes soient concluants et ses calculs exacts, c’est tout ce qu’on est alors en droit de réclamer de lui.

4o Les diverses conséquences que l’on a ainsi tirées des hypothèses peuvent se traduire en autant de jugements portant sur les propriétés physiques des corps ; les méthodes propres à définir et à mesurer ces propriétés physiques sont comme le vocabulaire, comme la clé qui permet de faire cette traduction ; ces jugements, on les compare aux lois expérimentales que la théorie se propose de représenter ; s’ils concordent avec ces lois, au degré d’approximation que comportent les procédés de mesure employés, la théorie a atteint son but, elle est déclarée bonne ; sinon, elle est mauvaise, elle doit être modifiée ou rejetée.

Ainsi, une théorie vraie, ce n’est pas une théorie qui donne, des apparences physiques, une explication conforme à la réalité ; c’est une théorie qui représente d’une manière satisfaisante un ensemble de lois expérimentales ; une théorie fausse, ce n’est pas une tentative d’explication fondée sur des suppositions contraires à la réalité ; c’est un ensemble de propositions qui ne concordent pas avec les lois expérimentales. L’accord avec l’expérience est, pour une théorie physique, l’unique critérium de vérité.

La définition que nous venons d’esquisser distingue, en une théorie physique, quatre opérations fondamentales :

1° La définition et la mesure des grandeurs physiques ;
2° Le choix des hypothèses ;
3° Le développement mathématique de la théorie ;
4° La comparaison de la théorie avec l’expérience.

Chacune de ces opérations nous occupera longuement dans la suite de cet écrit, car chacune d’elles présente des difficultés qui réclament une minutieuse analyse ; mais, dès maintenant, il nous est possible de répondre à quelques questions, de réfuter quelques objections que soulève la présente définition de la théorie physique.