La Théorie physique/PREMIERE PARTIE/Chapitre IV/I

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Chevalier & Rivière (p. 85-89).

§ I. — Deux sortes d’esprits : Les esprits amples et les
esprits profonds.

La constitution de toute théorie physique résulte d’un double travail d’abstraction et de généralisation.

En premier lieu, l’esprit analyse un nombre immense de faits particuliers, concrets, divers, compliqués, et ce qu’il voit en eux de commun et d’essentiel, il le résume en une loi, c’est-à-dire en une proposition générale reliant des notions abstraites.

En second lieu, il contemple tout un ensemble de lois ; à cet ensemble, il substitue un tout petit nombre de jugements extrêmement généraux, portant sur quelques idées très abstraites ; il choisit ces propriétés premières, il formule ces hypothèses fondamentales, de telle sorte qu’une déduction fort longue peut-être, mais très sûre, en puisse tirer toutes les lois appartenant à l’ensemble qu’il étudie. Ce système des hypothèses et des conséquences qui en découlent, œuvre d’abstraction, de généralisation et de déduction, constitue la théorie physique telle que nous l’avons définie ; elle mérite assurément l’épithète de théorie abstraite par laquelle Rankine la désigne.

Le double travail d’abstraction et de généralisation par lequel une théorie se constitue réalise, avons-nous dit[1], une double économie intellectuelle ; il est économique lorsqu’il substitue une loi unique à une multitude de faits ; il est encore économique lorsqu’il substitue un petit groupe d’hypothèses à un vaste ensemble de lois.

Ce caractère doublement économique que nous avons attribué à la théorie abstraite, tous ceux qui réfléchissent aux méthodes de la Physique le lui attribueront-ils avec nous ?

Rendre présents aux yeux de l’imagination un très grand nombre d’objets, de telle façon qu’ils soient saisis tous à la fois, dans leur agencement complexe, et non point pris un à un, arbitrairement séparés de l’ensemble auquel la réalité les attache, c’est, pour beaucoup d’hommes, une opération impossible ou, du moins, très pénible. Une foule de lois, toutes mises sur le même plan, sans qu’aucune classification les groupe, sans qu’aucun système les coordonne ou les subordonne les unes aux autres, leur apparaît comme un chaos où leur imagination s’épouvante, comme un labyrinthe où leur intelligence se perd. Par contre, ils conçoivent sans effort une idée que l’abstraction a dépouillée de tout ce qui exciterait la mémoire sensible ; ils saisissent clairement et complètement le sens d’un jugement reliant de telles idées ; ils sont habiles à suivre sans lassitude ni défaillance, jusqu’à ses dernières conséquences, un raisonnement qui prend pour principes de tels jugements. Chez ces hommes, la faculté de concevoir des idées abstraites et d’en raisonner est plus développée que la faculté d’imaginer des objets concrets.

Pour ces esprits abstraits, la réduction des faits en lois, la réduction des lois en théories, constitueront véritablement des économies intellectuelles ; chacune de ces deux opérations diminuera à un très haut degré la peine que leur raison doit prendre pour acquérir la connaissance de la Physique.

Mais tous les esprits vigoureusement développés ne sont pas des esprits abstraits.

Il en est qui ont une merveilleuse aptitude pour rendre présent à leur imagination un ensemble compliqué d’objets disparates ; ils le saisissent d’une seule vue, sans avoir besoin que leur attention myope se porte d’abord sur cet objet, puis sur cet autre ; et cette vue, cependant, n’est pas vague et confuse ; elle est précise et minutieuse ; chaque détail est clairement aperçu à sa place et avec son importance relative.

Mais cette puissance intellectuelle est soumise à une condition : il faut que les objets sur lesquels elle s’exerce soient de ceux qui tombent sous les sens, qui se touchent ou qui se voient. Les esprits qui la possèdent ont besoin, pour concevoir, du secours de la mémoire sensible ; l’idée abstraite, dépouillée de tout ce que cette mémoire peut figurer, leur semble s’évanouir comme un impalpable brouillard ; le jugement général résonne pour eux comme une formule creuse et vide de sens ; la longue et rigoureuse déduction leur semble le ronflement monotone d’un moulin dont les meules tourneraient sans cesse et ne broieraient que du vent. Doués d’une puissante faculté imaginative, ces esprits sont mal préparés à abstraire et à déduire.

À de tels esprits imaginatifs, la constitution d’une théorie physique abstraite semblera-t-elle une économie intellectuelle ? Assurément non. Ils y verront bien plutôt un labeur dont le caractère pénible leur paraîtra beaucoup moins contestable que l’utilité, et, sans doute, ils composeront sur un tout autre type leurs théories physiques.

La théorie physique, telle que nous l’avons conçue, ne sera donc pas acceptée d’emblée comme la forme véritable sous laquelle la nature doit être représentée, sinon par les esprits abstraits. Pascal n’en omet pas la remarque en ce fragment [2] où il caractérise si fortement les deux sortes d’esprits que nous venons de distinguer :

« Diverses sortes de sens droit ; les uns dans un certain ordre de choses, et non dans les autres ordres, où ils extravaguent. Les uns tirent bien les conséquences de peu de principes, et c’est une droiture de sens. Les autres tirent bien les conséquences des choses où il y a beaucoup de principes. Par exemple, les uns comprennent bien les effets de l’eau, en quoi il y a peu de principes ; mais les conséquences en sont si fines, qu’il n’y a qu’une extrême droiture d’esprit qui y puisse aller ; et ceux-là ne seraient peut-être pas pour cela grands géomètres, parce que la géométrie comprend un grand nombre de principes, et qu’une nature d’esprit peut être telle qu’elle puisse bien pénétrer peu de principes jusqu’au fond, et qu’elle ne puisse pénétrer le moins du monde les choses où il y a beaucoup de principes. »

« Il y a donc deux sortes d’esprits : l’une, de pénétrer vivement et profondément les conséquences des principes, et c’est là l’esprit de justesse ; l’autre, de comprendre un grand nombre de principes sans les confondre, et c’est là l’esprit de géométrie. L’un est force et droiture d’esprit, l’autre est amplitude d’esprit. Or, l’un peut être sans l’autre, l’esprit pouvant être fort et étroit, et pouvant être aussi ample et faible. »

La théorie physique abstraite, telle que nous l’avons définie, aura sûrement pour elle les esprits forts, mais étroits ; elle doit s’attendre, au contraire, à être repoussée par les esprits amples, mais faibles. Puis donc que nous aurons à combattre l’amplitude d’esprit, apprenons d’abord à la bien connaître.


  1. (1) Ch. II, § 2.
  2. Pascal : Pensées, édition Havet, art. vii, 2.