La Théorie physique/PREMIERE PARTIE/Chapitre IV/III

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Chevalier & Rivière (p. 94-99).
§ III. — L’amplitude d’esprit, l’esprit de finesse et l’esprit
géométrique.

En étudiant l’intelligence de Napoléon, nous avons pu observer tous les caractères de l’esprit ample et nous les avons vus prodigieusement grossis, comme en un microscope. Il nous sera désormais facile de les reconnaître partout où nous les rencontrerons, divers par les objets variés auxquels s’applique l’esprit qu’ils marquent.

Nous les reconnaîtrons, tout d’abord, partout où nous trouverons l’esprit de finesse ; car l’esprit de finesse, que nous décrit Pascal, consiste essentiellement en l’aptitude à voir clairement un très grand nombre de notions concrètes, à en saisir à la fois l’ensemble et les détails. « Dans l’esprit de finesse[1], les principes sont dans l’usage commun et devant les yeux de tout le monde. On n’a que faire de tourner la tête ni de se faire violence. Il n’est question que d’avoir bonne vue, mais il faut l’avoir bonne ; car les principes sont si déliés et en si grand nombre, qu’il est presque impossible qu’il n’en échappe. Or, l’omission d’un principe mène à l’erreur ; ainsi, il faut avoir la vue bien nette pour voir tous les principes… On les voit à peine, on les sent plutôt qu’on ne les voit ; on a des peines infinies à les faire sentir à ceux qui ne les sentent pas d’eux-mêmes ; ce sont choses tellement délicates et si nombreuses, qu’il faut un sens bien délicat et bien net pour les sentir, et juger droit et juste selon ce sentiment, sans pouvoir le plus souvent les démontrer par ordre comme en géométrie, parce qu’on n’en possède pas ainsi les principes et que ce serait une chose infinie que de l’entreprendre. Il faut tout d’un coup voir la chose d’un seul regard, et non par progrès de raisonnement, au moins jusqu’à un certain degré. »

« … Les esprits fins, ayant ainsi accoutumé à juger d’une seule vue, sont si étonnés quand on leur présente des propositions où ils ne comprennent rien, et où pour entrer il faut passer par des définitions et des principes si stériles, qu’ils n’ont point accoutumé de voir ainsi en détail, qu’ils s’en rebutent et s’en dégoûtent… Les fins qui ne sont que fins ne peuvent avoir la patience de descendre jusque dans les premiers principes des choses spéculatives et d’imagination, qu’ils n’ont jamais vues dans le monde, et tout à fait hors d’usage. »

C’est donc l’amplitude d’esprit qui engendre la finesse du diplomate, habile à noter les moindres faits, les moindres gestes, les moindres attitudes de l’homme avec lequel il négocie et dont il veut percer à jour la dissimulation ; la finesse d’un Talleyrand groupant des milliers d’imperceptibles renseignements qui lui feront deviner les ambitions, les vanités, les rancunes, les jalousies, les haines, de tous les plénipotentiaires du Congrès de Vienne, et lui permettront de jouer de ces hommes comme de marionnettes dont il tiendrait les ficelles.

Cette amplitude d’esprit, nous la retrouvons chez le chroniqueur fixant, en ses écrits, le détail des faits et les attitudes des hommes ; chez un Saint-Simon, nous laissant, dans ses Mémoires, « les portraits de quatre cents coquins dont pas deux ne se ressemblent ». Elle est l’organe essentiel du grand romancier ; c’est par elle qu’un Balzac peut créer la foule des personnages qui peuplent la Comédie humaine ; planter chacun d’eux, devant nous, en chair et en os ; sculpter en cette chair les rides, les verrues, les grimaces qui seront la saillie que fait au dehors chacune des passions, chacun des vices, chacun des ridicules de l’âme ; habiller ces corps, leur donner des attitudes et des gestes, les entourer des choses qui seront leur milieu ; en faire, en un mot, des hommes qui vivent dans un monde qui remue.

C’est l’amplitude d’esprit qui colore et échauffe le style d’un Rabelais, qui le charge d’images visibles, palpables, saisissables, concrètes jusqu’à la caricature, vivantes jusqu’au grouillement. Aussi l’esprit ample est-il l’opposé de cet esprit classique que Taine a dépeint, de cet esprit amoureux des notions abstraites, de l’ordre et de la simplicité, qui parle tout naturellement dans le style de Buffon, choisissant toujours, pour exprimer une idée, le terme le plus général.

Ce sont des esprits amples, tous ceux qui peuvent dérouler aux yeux de leur imagination un tableau clair, précis, détaillé, où s’agencent une multitude d’objets. Esprit ample, l’agioteur qui, d’un amas de télégrammes, évoque l’état du marché des grains ou des laines sur toutes les places du monde et, d’un coup d’œil, a jugé s’il doit jouer à la hausse ou à la baisse. Esprit ample, le chef d’état-major[2] capable de penser le plan de mobilisation par lequel des millions d’hommes viendront sans heurt, sans confusion, occuper au jour qu’il faut la place de combat qu’il faut. Esprit ample aussi, le joueur d’échecs qui, sans même regarder les échiquiers, tient un match contre cinq adversaires à la fois.

C’est encore l’amplitude d’esprit qui constitue le génie propre de maint géomètre et de maint algébriste. Plus d’un lecteur de Pascal, peut-être, ne l’aura point vu sans étonnement placer les géomètres au nombre des esprits amples, mais faibles ; ce rapprochement n’est pas une des moindres preuves de sa pénétration.

Sans doute, toute branche des mathématiques traite de concepts qui sont des concepts abstraits au plus haut point ; c’est l’abstraction qui fournit les notions de nombre, de ligne, de surface, d’angle, de masse, de force, de pression ; c’est l’abstraction, c’est l’analyse philosophique, qui démêlent et précisent les propriétés fondamentales de ces diverses notions, qui énoncent les axiomes et les postulats ; c’est la déduction la plus rigoureuse qui s’assure que ces postulats sont compatibles et indépendants, qui patiemment, dans un ordre impeccable, déroule la longue chaîne de théorèmes dont ils sont gros. À cette méthode mathématique nous devons les chefs-d’œuvre les plus parfaits dont la justesse et la profondeur d’esprit aient doté l’humanité, depuis les Éléments d’Euclide et les traités d’Archimède sur le levier ou sur les corps flottants.

Mais précisément parce que cette méthode fait intervenir presque exclusivement les facultés logiques de l’intelligence, parce qu’elle exige au plus haut degré que l’esprit soit fort et juste, elle paraît extrêmement laborieuse et pénible à ceux qui l’ont ample mais faible. Aussi les mathématiciens ont-ils imaginé des procédés qui substituent à cette méthode purement abstraite et déductive une autre méthode où la faculté d’imaginer ait plus de part que le pouvoir de raisonner. Au lieu de traiter directement des notions abstraites qui les occupent, de les considérer en elles-mêmes, ils profitent de leurs propriétés les plus simples pour les représenter par des nombres, pour les mesurer ; alors, au lieu d’enchaîner dans une suite de syllogismes les propriétés de ces notions elles-mêmes, ils soumettent les nombres fournis par les mesures à des manipulations opérées suivant des règles fixes, les règles de l’algèbre ; au lieu de déduire, ils calculent. Or, cette manœuvre des symboles algébriques que l’on peut, dans la plus large acception du mot, nommer le calcul, suppose, chez celui qui la crée comme chez celui qui l’emploie, bien moins la puissance d’abstraire et l’habileté à conduire par ordre ses pensées, que l’aptitude à se représenter les combinaisons diverses et compliquées que l’on peut former avec certains signes visibles et dessinables, à voir d’emblée les transformations qui permettent de passer d’une combinaison à l’autre ; l’auteur de certaines découvertes algébriques, un Jacobi par exemple, n’a rien d’un métaphysicien ; il ressemble bien plutôt au joueur qui conduit à une victoire assurée la tour ou le cavalier. En maintes circonstances, l’esprit géométrique vient se ranger, auprès de l’esprit de finesse, parmi les esprits amples, mais faibles.


  1. Pascal : Pensées, édition Havet, art. 7.
  2. L’amplitude d’esprit, en César, était presque aussi caractérisée qu’en Napoléon. On se souvient qu’il dictait en même temps, à quatre secrétaires, des lettres composées en quatre langues différentes.